Extrait d’une conférence prononcée par l’auteur devant l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) le 12 janvier 1970. Les deux guerres mondiales et la révolution d'octobre ont amené le monde dans une situation proche de celle que prévoyait Tocqueville dès 1835. La France pour sa part a glissé au rang qu'elle occupe aujourd'hui parmi les nations industrielles de seconde importance après que les liens qui la rattachaient à son empire colonial aient pour l'essentiel été tranchés. En dépit des péripéties de ces dernières années les esprits se tournent plus volontiers vers l'horizon tout proche de l'Europe continentale que vers des desseins élargis à l'échelle mondiale.
La place de l’action militaire extérieure dans la stratégie française
Les deux guerres mondiales et la révolution d’octobre ont amené le monde dans une situation proche de celle que prévoyait Tocqueville dès 1835 (1). La France pour sa part a glissé au rang qu’elle occupe aujourd’hui parmi les nations industrielles de seconde importance après que les liens qui la rattachaient à son empire colonial aient pour l’essentiel été tranchés. En dépit des péripéties de ces dernières années les esprits se tournent plus volontiers vers l’horizon tout proche de l’Europe continentale que vers des desseins élargis à l’échelle mondiale.
Les destructions épouvantables qu’entraînerait une guerre nucléaire nous ont conduits à concevoir notre sécurité de telle sorte que la France conserve des chances de ne pas être entraînée dans un conflit dont les motifs ne seraient pas les siens. Le choix politique conforme d’ailleurs à notre vocation traditionnelle exclut de notre part toute attitude qui nous mettrait en position d’agresseur et il nous interdit l’initiative de l’usage de la force pour modifier l’ordre établi même si cet ordre ne correspond pas à ce que nous voudrions qu’il soit.
Ainsi tout semble concourir pour que nos efforts de défense se concentrent, se contractent sur l’hexagone et ses abords immédiats.
Dans ces conditions, peut-on imaginer qu’une action militaire extérieure ait sa place dans la stratégie nationale, et dans l’affirmative quelle peut être cette place ? Telles sont les questions auxquelles il s’agit de répondre.
Chacun est désormais familier des grands traits de la politique de défense nationale :
— maintenir la paix et l’intégrité du territoire national en dissuadant toute tentative d’y porter atteinte sans compromettre l’indépendance de la patrie ;
— faire respecter nos intérêts partout dans le monde et faire face aux engagements que nous y avons contractés.
On sait également que le maître mot de notre mode d’action, c’est-à-dire de notre stratégie, est la dissuasion. Il convient donc d’abord d’examiner comment se situent les actions militaires extérieures par rapport à la stratégie de dissuasion, puis de procéder à un bref inventaire des problèmes spécifiques de défense qui se posent à la France au-delà du sanctuaire national, afin de dégager dans quel sens et dans quelles limites les solutions de ces problèmes peuvent être recherchées.
* * *
Traitant de l’action militaire extérieure par rapport à la stratégie de dissuasion, la première remarque qui s’impose concerne la valorisation des procédés de stratégie indirecte.
La menace nucléaire érige en sanctuaire les territoires nationaux de ceux qui possèdent les moyens de la brandir. Le jeu de la dissuasion conduit, dans les zones qu’elle couvre directement, au blocage des conflits. En Europe, bien que la situation politique que nous y avons héritée de la dernière guerre soit riche en causes d’accidents potentiels, le jeu délibéré des actions stratégiques nucléaires y est en quelque sorte gelé. En revanche, le blocage nucléaire, notamment, en Europe, valorise d’une façon considérable la stratégie indirecte partout ailleurs, ce qui sur le plan militaire signifie la valorisation d’une stratégie d’intervention.
Je dis bien d’une certaine stratégie d’intervention, car si je n’avais pris soin de nuancer ainsi ma proposition, on pourrait immédiatement m’objecter deux cas concrets bien connus.
Le premier est celui de la malheureuse expédition de Suez de 1956. Dans la situation que nous avons connue alors deux facteurs essentiels ont brisé la liberté d’action du « perturbateur » franco-britannique. Ce fut d’abord l’accord objectif des deux seuls détenteurs du moment de la puissance nucléaire pour dissuader, ou plutôt persuader les intervenants de mettre fin à leur entreprise dans les conditions que l’on sait. Ce fut ensuite la facilité avec laquelle cette action de persuasion a été menée, compte tenu de l’absence réelle de détermination de l’une des deux parties engagées.
Le deuxième exemple est celui de l’intervention américaine au Vietnam. Si les Américains ont pu s’engager comme ils l’ont fait, cela tient d’abord à la liberté d’action que leur donnait leur puissance nucléaire face à l’Union Soviétique et pour un temps cette intervention est apparue beaucoup moins, quoique nous en ayions dit à l’époque, comme déterminée par la volonté de régler un problème « spécifique » que comme une manière indirecte de pousser des pions dans le jeu triangulaire Amérique - U.R.S.S. - Chine. Si en dépit d’une escalade soigneusement progressive, les Américains n’ont pas cru devoir franchir un certain seuil de violence, ce n’est pas tant parce qu’ils ont senti qu’ils risquaient de perturber la stabilité fragile de l’équilibre dissuasif par rapport aux sanctuaires nationaux, que parce que d’autres facteurs essentiels de dissuasion sont intervenus : impératifs de politique extérieure, réactions de l’opinion mondiale, impact sur les relations entre les U.S.A. et les pays du Tiers-Monde.
La deuxième remarque concerne l’extraordinaire bouillonnement du Tiers-Monde comme si les motifs de conflits semblaient se développer sur un terrain fertilisé par les sous-produits du gel nucléaire entre les grands, alors que du fait de la contraction du monde par le développement des communications, des informations, des hommes et des matières, toutes les nations sont désormais objectivement solidaires et que rien ne peut se passer quelque part dans le monde qui ne risque, à terme, d’affecter la sécurité des autres parties, même si, comme on l’observe en dépit des prévisions, le phénomène de confrontation violente demeure localisé. Le Moyen-Orient en est aujourd’hui le témoignage. Qui peut dire que des situations identiques ne peuvent dans des jours prochains apparaître en Amérique du Sud ou en Afrique Noire ?
La troisième remarque est relative à la mutation des caractères stratégiques du milieu aéro-maritime. L’Amiral de Joybert en a fait une excellente présentation dans un article publié ici même récemment (2). Trois faits essentiels ont déterminé cette mutation :
C’est d’abord le fait nucléaire. La capacité stratégique du milieu marin en est directement affectée car la mer est devenue l’un des espaces de manœuvres préférentiels des forces nucléaires stratégiques. À vrai dire si les actions militaires qui touchent cette manœuvre proprement dite ne peuvent pas se ranger dans la classe des actions dites extérieures, certaines qui pourraient viser ce qu’on appelle l’environnement peuvent être considérées comme telles.
Mais le fait nucléaire affecte également la capacité stratégique du milieu aéro-maritime de façon indirecte. Les actions violentes peuvent en effet s’y développer considérablement au-dessus du seuil critique des opérations conduites sur les terres habitées. Le jeu de la dissuasion nucléaire n’en est pas banni, mais les intérêts vitaux des sanctuaires ne pourraient qu’exceptionnellement y être engagés.
Le deuxième fait nouveau Est l’intérêt grandissant et peut-être demain déterminant porté à l’exploitation économique des océans face à l’explosion démographique.
Enfin le troisième fait capital est le développement considérable de la puissance maritime soviétique. L’U.R.S.S. a réalisé le vieux rêve tsariste. Elle a franchi les Détroits. Son pavillon ne domine pas encore en Méditerranée mais il y a supplanté, et de loin, le pavillon britannique. Elle est présente en Atlantique et dans l’Océan Indien. Ses bâtiments de reconnaissance électronique sont à la limite des eaux territoriales d’Amérique. Sa force sous-marine est numériquement la première du monde.
Ainsi dans un milieu à peu près vierge sur le plan économique et pourtant riche de promesses, et où la confrontation nucléaire se pose en termes originaux, l’U.R.S.S., puissance essentiellement continentale, capable de vivre en autarcie du fait des immenses ressources de son sol et de son système politique, a développé une force navale susceptible d’exercer une dangereuse pression sur les lignes de communication dont dépendent pour une part les économies de la majeure partie des nations industrielles.
Enfin pour terminer ce tour d’horizon comment ne pas souligner l’importance des situations de crise ? Il n’y a pas crédibilité des systèmes de dissuasion si n’existent pas les moyens d’assurer, au moins pour un temps et à un niveau suffisant, la maîtrise des situations de crise. Certes, dans de telles situations, l’action militaire seule peut être plus néfaste qu’utile. Mais l’action politique et diplomatique apparaîtra vite stérile si elle ne s’appuie sur des éléments suffisants de force. Où donc les situations de crise peuvent-elles le mieux naître, se développer, se contrôler, sinon au-delà des régions directement couvertes par la dissuasion ?
Ainsi pour conclure ces quelques remarques préliminaires, peut-on dire avec le Général Beaufre :
« La stratégie indirecte a été de toutes les époques… » mais « … ses aspects modernes et sa grande vogue tiennent à ce que la grande guerre est devenue raisonnablement impraticable… plus la stratégie nucléaire se développera et aboutira par ses équilibres précaires à renforcer la dissuasion globale, plus la stratégie indirecte sera employée… »
« Apprenons à survivre dans la paix » dit le Général Beaufre. « Apprenons à contrôler les situations de crise ».
« Apprenons la stratégie indirecte » (3).
* * *
Depuis la fin de notre empire colonial, certains — dont on doit reconnaître qu’ils ont souvent trouvé un large écho auprès de l’opinion publique — ont développé la thèse que la France devrait tirer les conclusions de la situation nouvelle en reportant sur la Métropole les efforts consentis par elle à l’extérieur.
Ce n’est pas la politique du Gouvernement. « Si la France adoptait une politique d’abstention, elle deviendrait vite un objet de la politique mondiale. Ses intérêts politiques, économiques, culturels, Outre-Mer et en mer deviendraient rapidement la proie de nations rivales, petites puissances désireuses d’agrandir leur patrimoine, très grandes puissances participant au jeu d’échec planétaire » (4).
C’est en effet dans les régions non couvertes par la dissuasion que se trouvent :
— nos départements et territoires d’Outre-Mer,
— les États liés à la France par des accords de coopération,
— la majeure partie des espaces aéromaritimes par où passent nos communications essentielles et une bonne part de notre commerce extérieur et de nos approvisionnements.
Il s’agit, ainsi, d’un ensemble d’intérêts territoriaux économiques, culturels, techniques et scientifiques dont la sécurité dépend étroitement de la sauvegarde de nos intérêts aéromaritimes dans les principales parties du monde.
Intérêts territoriaux représentés par les départements et territoires d’Outre-Mer :
— Antilles et Guyane en Amérique Centrale.
— Saint-Pierre et Miquelon sur les bancs de Terre-Neuve.
— Territoire des Afars et des Issas au débouché de la Mer Rouge.
— Territoire des Comores dans le détroit de Mozambique.
— Département de la Réunion, témoin de notre présence dans les Mascareignes.
— Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-Hébrides, Polynésie, dans le Pacifique méridional.
Ces derniers vestiges de notre empire ont chacun leur caractère propre. Leur allégeance vis-à-vis du pouvoir central demeure étroite en dépit des forces centrifuges qui les traversent. Pris individuellement, ils ne représentent que peu de chose. Leur valeur économique est variable, généralement faible.
En réalité, à l’exception du nickel de Nouvelle-Calédonie, nos intérêts économiques nous relient principalement à des pays extérieurs à notre mouvance : carburant d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, uranium du Niger et du Gabon, produits agricoles tropicaux de Côte-d’Ivoire, oléagineux du Sénégal, fer de Mauritanie, etc…
Toutes ces régions constituent en fait un marché potentiel de produits finis et surtout un marché d’équipement et de construction.
Mais des liens autres que ceux du mercantilisme nous unissent à ces régions. Nous y avons implanté notre culture et notre civilisation, et, que nous le voulions ou non, nous sommes en partie responsables de l’avenir de cet héritage. D’ailleurs certains de ces territoires nous sont indispensables pour le développement de nos entreprises scientifiques et techniques :
— champ de tir spatial du Kourou en Guyane avec les facilités associées que nous a consenties le Portugal aux Açores.
— centre d’expérimentations nucléaires du Pacifique.
— établissements scientifiques des Kerguelen.
L’exploitation et le développement de ces intérêts ne pouvaient être unilatéraux. Pour la plupart des pays qui se sont séparés de nous et pour d’autres qui se tournent de préférence vers la France plutôt que vers leur ancienne métropole, les liens de la coopération se sont substitués à ceux du pacte colonial.
Des accords touchant soit la défense, soit l’aide technique, soit les facilités de transit, nous engagent aujourd’hui formellement avec presque toutes nos anciennes colonies. Nous avons ainsi pris une part de responsabilité dans le maintien de la sécurité dans ces régions du monde. Il est clair que pour tenir nos engagements comme pour défendre nos intérêts la libre disposition des espaces aéromaritimes où se croisent nos lignes de communication est essentielle.
La Méditerranée a pour nous une importance particulière :
— glacis pénétrable en droit et en fait sur notre flanc Sud, elle pourrait servir de voie préférentielle aux pressions militaires qui pourraient s’exercer sur nous, singulièrement dans la période cruciale d’une crise grave alors que le gouvernement tiendrait avant tout à préserver sa liberté d’action politique,
— espace essentiel à la manœuvre de nos forces,
— zone de transit quasiment exclusif de nos courants aériens vers l’Afrique et l’Océan Indien,
— voie essentielle de notre ravitaillement en carburant : sur les 80 000 000 de tonnes de produits pétroliers importés, 40 000 000 viennent du Moyen-Orient à partir des terminaux des pipelines de Syrie et du Liban, 25 000 000 nous viennent d’Algérie et 10 000 000 de Libye.
L’Atlantique, au moins dans sa partie orientale, présente du point de vue stratégique un intérêt de même nature :
— espace essentiel à la manœuvre de nos forces,
— voie de transit des échanges avec l’Afrique occidentale et le Moyen-Orient par le Cap dès lors que l’équipement du Havre et de Dunkerque permettra de recevoir les pétroliers de gros tonnage.
C’est précisément le développement de ce transit pétrolier par le Cap qui constitue le premier fait qui caractérise la situation nouvelle en Océan Indien, le deuxième étant le retrait des forces britanniques de leurs bases à l’Ouest de Suez, alors que l’U.R.S.S. y montre déjà son pavillon. L’Amérique a songé à prendre la relève de l’Angleterre. On peut penser que son attitude se précisera lorsqu’aura été clarifiée la situation dans le Sud-Est asiatique. Ainsi la France avec ses points d’appui de Djibouti et Diego-Suarez y dispose-t-elle d’atouts de valeur.
Au Pacifique, depuis le dégagement de la France au Vietnam en 1954, le pôle d’intérêt de la politique militaire française s’est déplacé vers le Sud. Ce déplacement est directement lié au développement du Centre d’Expérimentations Nucléaires de Polynésie.
Telle est brièvement rappelée la somme de nos intérêts et de nos obligations en mer et Outre-Mer.
Comment faire face aux missions qui en découlent ? Trois voies s’ouvrent à nous :
— l’aide militaire dans le cadre de la coopération,
— la présence permanente,
— l’intervention.
L’aide militaire ne relève pas de la stratégie opérationnelle mais sa place est à considérer essentiellement du point de vue de la stratégie générale et les efforts que poursuivent les armées à ce titre sont trop importants par rapport à leurs possibilités globales pour qu’on ne les évoque pas en priorité.
L’assistance militaire technique a été conçue dans un premier temps pour assurer sur le plan de l’organisation, de l’encadrement, de l’instruction et de l’équipement la mise sur pied des armées nationales que les États provenant de notre Empire ne pouvaient prendre entièrement à leur charge au lendemain de leur indépendance. Elle vise au maintien en condition de l’appareil mis sur pied dans les premières années et à son évolution raisonnable, tout en s’efforçant de canaliser les tendances à l’accroissement des charges militaires manifestées par certains États.
Elle s’exerce vis-à-vis des États d’Afrique du Nord, du Cambodge et du Laos et enfin des pays d’Afrique francophone et de Madagascar. Son champ d’action déborde d’ailleurs ce cadre et certaines perspectives s’ouvrent sur des relations nouvelles.
Il est clair que la finalité de cette assistance militaire prend une signification différente suivant le cadre politico-stratégique dans lequel elle se situe.
Indépendamment de toute autre considération l’assistance militaire que nous donnons aux pays du Maghreb a un impact direct sur notre position stratégique en Méditerranée.
De la même manière notre action en Afrique Noire est un puissant facteur de stabilisation dans un sens conforme à notre politique dans cette région, car dans la majorité des États intéressés les forces armées demeurent la principale structure véritablement organisée, garante de la cohésion nationale.
La difficulté principale, notamment vis-à-vis des pays les moins développés, réside dans le juste équilibre entre ce que nous serions tentés d’accorder, en particulier du point de vue des équipements, parce que politiquement nous voudrions donner satisfaction aux demandeurs, et ce qu’il faudrait effectivement faire pour les doter de ce dont, au nom de l’efficacité militaire, leurs armées auraient effectivement besoin.
S’agissant de nos territoires et départements d’Outre-Mer, nous avons d’abord à faire face aux problèmes de sécurité interne dont la responsabilité appartient au pouvoir civil. D’une façon générale, soit que les conditions internes imposent des limitations, soit que les collectivités locales n’aient pas consenti l’effort nécessaire, les forces de police sont généralement insuffisantes et un effort particulier est demandé à la participation des forces de 2e et de 3e catégorie. Nous sommes donc contraints d’y maintenir des forces de gendarmerie et des formations militaires dans une proportion généralement supérieure à ce qu’un juste équilibre entre forces de police et forces armées devrait imposer.
Du point de vue de la sécurité extérieure, nos territoires et départements d’Outre-Mer ne sont généralement pas l’objet d’une menace spécifique. Djibouti constitue cependant un cas d’espèce. Si aucune menace ne paraît devoir se concrétiser dans la situation présente, nous sommes cependant contraints de maintenir sur place un ensemble interarmées cohérent capable de dissuader toute intervention irréfléchie et de tenir le temps nécessaire à un renforcement significatif.
D’une façon plus générale notre présence Outre-Mer répond d’abord aux impératifs d’une politique des bases dont le maillage Est constitué par les installations permanentes suivantes :
— en Afrique du Nord : Base Aérienne de Bou Sfer.
— en Afrique Noire : Point d’appui de Dakar et escale interarmées de Fort-Lamy.
Au point d’appui de Dakar sont associés les détachements de Port-Bouet en Côte-d’Ivoire et de Niamey au Niger.
À l’escale interarmées de Fort-Lamy, le détachement de transit de Douala, point de rupture de charge des transports maritimes et aériens ou routiers vers le Tchad, l’escale aérienne de Bangui en R.C.A. et le détachement permanent de Libreville au Gabon.
— en Océan Indien : Djibouti et Diego-Suarez avec les installations permanentes de Tananarive, la Réunion et les Comores.
— en Amérique Centrale : Commandement Supérieur des Antilles-Guyane.
— au Pacifique : complexe du C.E.P. qui, à partir de Tahiti et de la base principale d’Hao dans les Touamotou, s’étend sur l’ensemble de la Polynésie.
— installations fixes de Nouméa en Nouvelle-Calédonie.
L’ensemble de ce système de base présente l’avantage d’exister mais il est, en partie, beaucoup plus l’héritage d’une situation antérieure qu’une construction rationnelle adaptée aux situations prévisibles.
Il assure cependant une infrastructure généralement satisfaisante en matière d’aérodromes, de ports et de dépôts.
Les garnisons qui y sont déployées et dont les Gouvernements locaux demandent généralement, non seulement le maintien, mais le renforcement, permettent une action immédiate mais à un faible niveau de puissance.
D’ailleurs, comme l’écrivait l’Amiral Castex : « Si importantes et de si grande valeur que soient de bonnes positions, il ne faut pas s’imaginer, comme on en est venu à le faire, qu’elles suffisent à tout et qu’elles ont une vertu propre, assurant par elles seules la supériorité au parti qui les détient ».
« Ce qui importe, ce ne sont pas les positions elles-mêmes, mais la force qui peut en sortir et s’appuyer sur elles. Ainsi les positions ne sont-elles réellement intéressantes que dans la mesure où elles concourent aux opérations de la force mobile et où elles interviennent pour les faciliter » (5).
C’est là même l’exacte définition de la stratégie d’intervention que nous entendons mettre en œuvre.
Cette stratégie, nous avons prévu de la mener à deux niveaux :
— d’abord à partir des bases d’Outre-Mer, sur l’étendue de leur zone d’intérêt. C’est la raison du déploiement permanent d’un minimum de forces aéro-terrestres sur chacun des points d’appui.
— ensuite à partir de la Métropole où se trouve rassemblé l’essentiel des systèmes interarmées d’intervention.
Quelles sont les données permanentes de notre stratégie d’intervention ? Elles se caractérisent par :
— la faible valeur spécifique de chacun des intérêts à protéger et par leur dispersion sur la surface du globe,
— l’importance du facteur temps, puisque, comme l’indique le Général Beaufre « le vrai jeu de la stratégie indirecte doit se dérouler au niveau des prodromes, après il est trop tard ».
— et enfin par la nécessité de la coordination de bout en bout de l’action politique et de l’action militaire.
Nous nous trouvons donc devant trois types de problèmes :
— détermination qualitative et quantitative du système de force adapté à l’intervention,
— mobilité stratégique,
— commandement et contrôle.
En ce qui concerne la définition du système de force d’intervention, la solution a été recherchée dans deux voies différentes suivant qu’il s’agit des forces terrestres ou des forces aériennes.
Du côté des forces terrestres, le plan d’équipement du Corps de bataille a conduit à la constitution de grandes unités blindées et mécanisées destinées à être engagées dans le cadre de la défense directe du territoire métropolitain. Elles n’offrent aucun des caractères propres à leur engagement dans des opérations Outre-Mer. Il a donc fallu recourir à la spécialisation, ce qui, compte tenu de l’étroitesse de nos ressources, impose de strictes limitations quantitatives.
Au contraire, du côté des forces aériennes, qu’il s’agisse de l’aviation de combat ou du transport tactique, la souplesse d’emploi qui les caractérise a permis de faire appel à la polyvalence, sous réserve qu’aient été préparées à l’avance des structures de commandement opérationnel adapté.
L’ensemble interarmées est ainsi prêt à être mis en œuvre au prix de servitudes d’alerte souvent contraignantes, conformément à un catalogue de plans d’intervention très diversifiés pour répondre à chaque situation prévisible.
Le second problème, et non le moindre, concerne la mobilité stratégique.
S’agissant de l’intervention Outre-Mer dans les conditions de temps voulues, il ne peut y avoir de mobilité stratégique autrement que par la voie des airs. Non pas que la voie maritime soit en toute hypothèse interdite, mais celle-ci ne permettra la mise en œuvre de la force d’intervention qu’en situation exceptionnelle. La planification par mouvements aériens est impérative.
Il faut donc disposer d’une capacité d’emport aérien immédiatement disponible et suffisante et de la liberté d’usage des espaces aériens correspondante.
En ce qui concerne la flotte aérienne de gros tonnage, les Armées n’en possèdent pas, à l’exception des ravitailleurs en vol des forces nucléaires stratégiques dont la mission est par nature exclusive, et des longs courriers de la Direction des Centres d’Expérimentations Nucléaires dont le programme d’emploi absorbe la quasi-totalité des disponibilités.
La solution a donc été recherchée dans le recours aux moyens de l’aviation civile, dans le cadre de conventions d’affrètement particulières. Cette solution n’est que partiellement satisfaisante.
En ce qui concerne la libre disposition des espaces aériens, les contraintes qui pourraient nous être opposées mettent en évidence l’intérêt capital des facilités de survol que nous nous efforçons d’introduire dans les accords de défense et de coopération, l’importance de la libre utilisation de certains aérodromes, la valeur stratégique des espaces aériens.
Le troisième problème concerne le commandement et le contrôle.
Il existe une organisation du commandement qui est pour une part un héritage du passé. Dans chacun de nos établissements permanents nos forces sont rassemblées sous l’autorité d’un commandement supérieur interarmées responsable de la mise en œuvre opérationnelle interne et de la conduite des opérations d’intervention au niveau local.
En Métropole la force interarmées d’intervention est engagée une fois rassemblée, soit sous l’autorité d’un Commandant Supérieur, soit sous celle d’un chef spécialement désigné.
Enfin trois Commandants en Chef désignés de théâtre d’opérations, héritiers de conceptions traditionnelles, pourraient, s’il était décidé en certaines circonstances de les activer, avoir autorité sur l’Afrique Centrale, l’Océan Indien et le Pacifique.
En fait, par-delà les Chefs opérationnels qui ont leur place dans la hiérarchie des formations, le commandement est affaire de circonstances.
Il reste que l’organisation mise en place ne peut dans ce type d’opération avoir quelque efficacité qu’à la condition de pouvoir être en permanence animée et contrôlée par l’autorité politique et militaire au plus haut niveau. C’est en effet une caractéristique fondamentale de la manipulation des situations de crise que cette nécessité de la centralisation de l’information et de la décision jusque dans les opérations de détail. Ceci suppose une infrastructure de télécommunications développée et parfaitement sûre.
* * *
Quelle part convient-il de donner à la composante navale de notre stratégie indirecte ?
Une analyse des différents niveaux envisageables pour notre capacité d’action extérieure nous conduit à dégager deux types de préoccupations :
— maintien de notre liberté d’action sur mer
— soutien de nos intérêts Outre-Mer.
S’agissant de notre liberté d’action sur mer, la question se pose différemment suivant que nous nous plaçons dans une hypothèse de situation de crise ou dans celle d’un conflit direct avec une puissance d’importance majeure.
Dans les deux cas, il s’agira de faire en sorte que :
— nous maintenions la liberté des mouvements de nos navires participant aux activités commerciales et économiques de tous ordres,
— nous conservions notre part à l’exploitation des mers,
— nous maintenions la liberté d’accès de nos navires en tout point du globe,
— nos installations et nos bâtiments disposent des garanties qu’ils sont en droit d’attendre.
Face aux puissances maritimes de premier et deuxième ordre, compte tenu de la répartition des zones d’action et de nos possibilités nous ne pouvons prétendre assurer une protection réelle et strictement défensive de nos intérêts maritimes.
La seule solution efficace semble résider dans une certaine capacité de riposte offensive qui apparaîtra plutôt comme un instrument de menace que d’emploi, les experts débattant de la question de savoir si cet instrument doit être à base de sous-marins de chasse ou de bâtiments de surface. Si, par sa valeur offensive et sa présence effective, cet instrument offre une valeur démonstrative suffisante, les besoins en situation de crise seront alors couverts. En revanche si nous devions être effectivement engagés dans un conflit ouvert avec une grande puissance maritime, nous ne pourrions pas demeurer seuls. Mais notre rôle, donc notre participation, devrait demeurer significatif pour que nous puissions faire valoir nos vues dans la conduite des opérations, singulièrement en matière de contrôle naval du trafic marchand et au moment du règlement final.
En ce qui concerne le soutien de nos intérêts Outre-Mer, il y a d’abord place pour des moyens de présence dans les principales zones qui nous importent, en priorité dans celles les plus difficiles à atteindre en temps utile par nos moyens d’intervention. C’est le cas notamment de l’Océan Indien méridional et du Pacifique. Il y a également un problème spécifique des Antilles-Guyane, compte tenu de leur caractère insulaire et de leur situation dans une zone d’intérêt essentiel pour les U.S.A.
Quant à l’intervention proprement dite, si dans la généralité des cas rien ne peut remplacer la mobilité stratégique par la voie des airs, l’intervention par voie maritime est envisageable dans deux hypothèses :
— l’évolution d’une situation locale, dans une zone proche d’un littoral permet dans le temps l’acheminement d’une force aéronavale. Dans ce cas le porte-avions, aussi longtemps que nous pourrons en disposer, même armé d’appareils peu performants ou d’hélicoptères, constitue avec ses moyens de commandement et de combat un instrument de choix. Mais l’hypothèse d’une opération amphibie d’envergure est exclue.
— la crise locale peut être maintenue à un niveau suffisamment faible et de ce fait il est estimé tolérable que les opérations se poursuivent dans le temps, alors que les communications maritimes sont irremplaçables.
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Au terme de cette analyse, que conclure ?
Les missions d’action extérieure constituent un complément indispensable des missions de dissuasion. La stratégie de dissuasion représente, dans les limites de nos ressources, le moyen le plus efficace pour assurer la sécurité du territoire national et la liberté de décision et d’action du Gouvernement. Mais elle ne couvre pas directement nos intérêts extérieurs Outre-Mer et en mer. Dispersés à travers le monde, de valeur unitaire minime, situés pour la plupart dans des zones troublées, non soumis au blocage nucléaire, ces intérêts ne peuvent en effet être couverts, de façon crédible, sauf situation exceptionnelle, par une menace de recours à notre arsenal nucléaire. Il est donc nécessaire que notre appareil politico-militaire permette d’assurer cette protection.
Compte tenu de nos ressources, notre capacité d’action extérieure sera limitée et ne nous permettra pas de parer à toutes les menaces. Mais dans de nombreux cas elle nous permettra d’agir soit en prenant les incendies à leur début, soit en jouant sur l’antagonisme et donc la neutralisation mutuelle des plus grandes puissances, soit enfin en participant réellement à une action conjointe avec un allié puissant, pour pouvoir participer également au règlement de l’affaire.
Pour répondre aux différentes situations possibles, il semble nécessaire de répartir nos efforts entre trois types de moyens :
— des moyens de présence interarmées, stationnés dans les principales zones d’intérêt et destinés à maintenir les bases et parer au plus pressé ;
— des moyens d’intervention principalement aéro-terrestres capables de rejoindre au plus vite les zones chaudes et de traiter les situations dès les prodromes ;
— des moyens de rétorsion, principalement maritimes, capables d’agir sur les vulnérabilités adverses.
Sur le plan géographique et compte tenu de la dispersion des points d’application éventuels de nos efforts, il faudrait être capable d’agir partout. Notre zone d’action privilégiée reste cependant la Méditerranée, la façade Atlantique de Brest à Dakar et l’Afrique Nord-Équatoriale. C’est dans cette zone que doivent pouvoir s’exercer réellement nos capacités d’intervention et de rétorsion. Ailleurs et notamment au Pacifique ou dans l’Océan Indien méridional, à moins de moyens de présence suffisants, l’espace et le temps joueront contre nous.
(1) La démocratie en Amérique - Tocqueville.
(2) Contre-Amiral de Joybert : « La dissuasion peut-elle être tournée ? » Revue de Défense Nationale, décembre 1969.
(3) Général Beaufre : « Introduction à la Stratégie ».
(4) Déclaration de M. Bousquet rapporteur de la Commission de la Défense Nationale lors de la discussion de la loi de finances de 1968.
(5) Théories Stratégiques - T. III - Amiral Castex.