Institutions internationales - M. Heath et l'Europe - L'espoir britannique - Nouveaux renforcements de la CEE - Une approche difficile rappel historique concernant la candidature britannique
Toute l’activité des institutions internationales était, depuis la Conférence de La Haye des 1er-2 décembre 1969, dominée par l’« ouverture » européenne, c’est-à-dire par la conjonction renforcement–élargissement de la Communauté économique européenne (CEE). Sans doute l’évolution de la situation dans les régions « chaudes » – Asie du Sud-Est et Moyen-Orient – vouait-elle l’ONU au rôle de témoin, sans doute les négociations de Vienne sur l’éventuelle limitation des armements stratégiques incitaient-elles les États-Unis à témoigner d’une extrême discrétion au sein de l’Otan. Mais, plus encore, cette perspective européenne mettait en lumière quelques problèmes considérables :
– L’Angleterre pourrait-elle se résigner à ce choix entre le « Grand large » dont Churchill disait en 1945 qu’il était une exigence fondamentale, et le Continent ?
– Le Chancelier ouest-allemand Brandt pourrait-il concilier un effort européen avec l’« ouverture » à l’Est ?
– Les « Atlantiques » s’engageraient-ils sur une voie à l’égard de laquelle, pour des raisons économiques, les États-Unis ne cachent plus leur irritation ?
– L’effort politique mené par les « Six » ne risquait-il pas d’être compromis par l’arrivée, dans la Communauté, de pays dont il est difficile d’imaginer qu’ils puissent accepter sans arrière-pensées les finalités politiques du Traité de Rome (1957) ?
– etc.
Bien entendu, aucun de ces problèmes n’a été résolu depuis la Conférence de La Haye. L’essentiel est que, le 30 juin à Luxembourg, les ministres des Affaires étrangères des « Six », leurs collègues des quatre pays candidats (Grande-Bretagne, Danemark, Irlande et Norvège), le « Mister Europe » du nouveau Cabinet britannique, M. Anthony Barber, et le président encore en exercice de la Commission des communautés, le Belge Jean Rey, ont tenu la première des réunions de cette négociation au terme de laquelle la CEE pourrait comporter non plus 6 membres, mais 10.
M. Heath et l’Europe
Le manifeste électoral des conservateurs était, en matière européenne, extrêmement précis : « Si nous pouvons négocier des conditions justes, nous pensons qu’il serait de l’intérêt à long terme de la Grande-Bretagne d’adhérer à la CEE, et que cela contribuerait considérablement à la fois à la prospérité et à la sécurité de notre pays. Les avantages en sont immenses. L’accroissement économique et un niveau de vie élevé résulteraient d’un marché plus grand. Mais nous devons aussi considérer les obstacles. Les inconvénients à court terme de l’adhésion à la Communauté doivent être comparés aux bénéfices à long terme. De toute évidence, il y a un prix que nous ne serions pas disposés à payer. Ce n’est que dans le cours de la négociation qu’il sera possible de dire si les conditions sont justes et conformes aux intérêts britanniques. Notre seul engagement est : négocier. Ni plus, ni moins ». Sans doute l’enthousiasme européen de M. Wilson, brutalement affirmé après des années d’opposition, était-il suspect d’opportunisme. M. Heath, lui, est depuis longtemps un « Européen » – « le plus européen des Britanniques », disent à la fois ses amis et ses adversaires, mais ce n’est pas à propos de l’Europe qu’il a gagné les élections du 18 juin : le problème n’a occupé qu’une place insignifiante dans le déroulement de la campagne électorale.
L’augmentation des salaires, la stagnation de la productivité, la hausse des prix, les nouveaux déséquilibres de la balance commerciale, le nombre considérable des chômeurs (plus de 600 000, soit 2,7 % de la population active) ont été les facteurs déterminants. Aussi bien la réaction très favorable de la Bourse de Londres le 19 juin (l’indice des valeurs industrielles a progressé de 7 % à l’ouverture, de 5 % en clôture, le mouvement s’étant étendu aux fonds d’État et la livre étant montée au-dessus de sa parité) traduisait-elle l’espoir que les Conservateurs renverseraient la tendance à laquelle les Travaillistes s’étaient identifiés. De ce calcul, ou de cet espoir, l’Europe était absente. On imagine donc avec peine que, dans une telle situation, les Anglais puissent accepter une élévation des prix dans l’immédiat (et cette aggravation du coût de la vie serait le premier signe concret de l’adhésion à la CEE) en contrepartie d’avantages à long terme. Alors que M. Wilson s’était résigné à l’idée européenne, mais sans cacher ses réticences, alors que pour lui la CEE était un aboutissement et qu’il n’était pas question qu’elle se transformât en une union politique, et encore moins militaire, M. Heath (qui fut le négociateur britannique de 1961 à 1963) ne voit pas dans l’Europe une simple bouée de sauvetage pour l’économie britannique. La Communauté n’est pas pour lui un aboutissement, mais un commencement, conformément au Traité de Rome. Sans doute des équivoques entourent-elles la définition des finalités politiques dudit Traité, mais M. Heath s’est prononcé pour une union européenne, monétaire, politique et même militaire, afin de « réaliser l’équilibre entre les deux bords de l’Atlantique ». Le problème ne concerne donc pas l’objectif de la négociation, mais les conditions auxquelles peuvent souscrire les Anglais, et les accommodements que peuvent consentir les « Six ». Par exemple, l’application stricte des règles de financement de la Politique agricole commune (PAC) ferait supporter à la Grande-Bretagne plus de 50 % des dépenses agricoles communes. M. Heath n’est certainement pas disposé à présenter cette facture à ses concitoyens – mais les « Six » peuvent-ils renoncer à une politique qu’ils ont eu beaucoup de mal à bâtir, et qui a pris pour eux une valeur symbolique ?..
On peut attendre beaucoup des Anglais à partir du moment où l’on ne se réfère pas aux principes généraux qu’évoquent les mots de « fédéralisme » ou de « supranationalité », si l’on s’en tient aux réalités concrètes. Ce sont des pragmatiques. Mais, eu égard à leurs problèmes économiques et financiers, comme à ce pragmatisme, comment se présentera la discussion sur la nature politique à laquelle doit, en fonction du Traité de Rome, parvenir la Communauté européenne ? M. Wilson a échoué. Il n’entonnait Le drapeau rouge qu’avec gêne. Il disait n’avoir jamais lu Le Capital au-delà de la deuxième page, et il affirmait qu’il est « inutile de chercher les solutions de 1970 au cimetière de Highgate » [quartier du Nord de Londres], où repose Karl Marx. Il n’a pas été en découvrir ailleurs. Les Conservateurs, qui firent flotter l’Union Jack sur tous les continents, et qui déployèrent la Royal Navy sur tous les océans, ont aujourd’hui pour leader M. Heath, qui se veut le Guizot des ménagères – ces ménagères dont le cabas a joué un rôle déterminant dans les élections, et qui va en jouer un dans les négociations de Luxembourg… Ce n’est pas l’Angleterre de Victoria qui a frappé à la porte de l’Europe, c’est celle qui a dû se « dégager » à l’est de Suez et renoncer à un rôle mondial. C’est celle dont deux générations ont compris qu’elles devaient renoncer au Rule Britania. Celle des pères a été décimée dans la boue des Flandres, celle des fils ne s’enthousiasme plus pour Kipling. En ce sens, si l’ouverture des négociations est une date extrêmement importante pour les « Six », elle ne l’est pas moins pour les Anglais. Veulent-ils entrer dans l’Europe pour en empêcher la cristallisation politique ? Acceptent-ils ce mot d’un homme d’État : « La Manche est un sursis que la géographie a accordé à l’histoire » – le sursis étant arrivé à expiration ? Le 22 juin, l’ambassadeur Soames déclarait : « M. Heath se rend compte que ce qui importe, ce n’est plus l’équilibre du pouvoir en Europe – qui a commandé jusqu’à présent l’histoire de nos deux pays – mais l’équilibre du pouvoir entre l’Europe et le reste du monde ». Reste à savoir si M. Heath parviendra à faire admettre à ses concitoyens les conséquences de cette évolution. La réponse à cette question ne dépend pas seulement de lui. On sait qu’il renoncera au style « c’est à prendre ou à laisser » de M. Wilson, mais il serait bien hasardeux de formuler un pronostic sur l’écho que recueilleront, dans le peuple britannique, les appels en faveur de l’Europe.
L’espoir britannique
À l’issue de ses entretiens de fin juin avec les nouveaux dirigeants britanniques, le Néerlandais Sicco Mansholt, vice-président de la Commission des communautés, s’est toutefois déclaré « convaincu que la Grande-Bretagne entrerait dans le Marché commun », et il a estimé à deux ans la durée probable des négociations. À son avis, ces négociations entraîneront, plutôt qu’un simple élargissement de l’Europe des « Six », la création d’une Communauté nouvelle – ce qui pose des problèmes sur lesquels les Gouvernements ne se sont pas prononcés. Celle-ci resterait fondée sur le Traité de Rome, mais devrait modifier beaucoup de ce qui a été construit sur ses bases (ce qui, semble-t-il, va à l’encontre de ce qui a été affirmé depuis la Conférence de La Haye quant aux conditions d’ouverture des négociations). Fin juin également, M. Rey, avant de quitter la présidence de la Commission, a déclaré : « Ce qui est en train de se passer en Europe est fondamental. On est en train de bâtir un continent avec ses institutions et ses lois, et qui est destiné à exercer des responsabilités de plus en plus en plus grandes dans l’équilibre du monde ».
Les espoirs britanniques sont tels que M. Heath et son Cabinet pensent que l’Angleterre fera son entrée dans la Communauté le 1er janvier 1973. La liste des principaux dossiers n’a guère changé depuis la précédente négociation. La politique agricole commune et la contribution britannique aux ressources financières de la Communauté viennent en priorité, suivies de deux problèmes touchant à la fois à l’agriculture et au Commonwealth : le sucre et la Nouvelle-Zélande. Viennent ensuite : la libre circulation des capitaux, la ou les périodes de transition, les adaptations nécessaires aux traités instituant la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) et l’EURATOM (Communauté européenne de l’énergie atomique). Les problèmes monétaires ne figurent pas dans cette liste, mais le gouvernement britannique a pris acte du souci exprimé par les « Six » de discuter en profondeur de la situation particulière de la livre comme monnaie de réserve et des balances sterling. On espère à Londres que la CEE n’inclura pas ces problèmes dans la négociation proprement dite, mais on est d’accord pour estimer « utile » leur examen en commun. Le principal point de la négociation, vue de Londres, sera la PAC et la contribution financière du Royaume-Uni. Quelle que soit l’évolution de son commerce et de son agriculture, l’Angleterre demeurera, pour très longtemps, le plus grand importateur de produits agricoles hors de la Communauté et le plus faible importateur de produits industriels européens. Elle bénéficierait donc beaucoup moins des ressources communautaires qu’elle n’y contribuerait.
On convient à Londres qu’il est trop tard pour escompter de la part des « Six » une remise en question du règlement adopté conformément aux décisions de La Haye. C’est pourquoi la PAC paraît admise comme un acquis sur lequel on ne reviendra pas, quels que puissent être les critiques qu’elle suscite. Les Conservateurs s’apprêtent à abolir le système de subventions aux agriculteurs, donc à se rapprocher des méthodes pratiquées sur le continent. Ce n’est plus la différence des systèmes appliqués des deux côtés de la Manche qui semble donc devoir créer des difficultés, mais le niveau des prix agricoles pratiqués par les « Six ». Autre point épineux de la négociation : la durée de la période transitoire. Les Anglais souhaiteraient qu’elle soit fixée à 7 ou 8 ans – alors que les « Six » souhaiteraient une durée plus courte, de l’ordre de 3 ou 4 ans. Mais, qu’il s’agisse du niveau des prix agricoles ou de la durée de la période transitoire, la discussion doit, logiquement, arriver très vite à la nature politique des problèmes. En effet, remettre en cause le niveau des prix équivaut à demander une modification de la politique agricole en fonction de laquelle ceux-ci sont fixés – et de cette politique agricole, on débouche immanquablement sur la question des ressources propres de la Communauté. On comprend mieux, dès lors, la légitimité de l’attitude française : si l’achèvement de la Communauté n’avait pas été considéré comme un préalable à l’élargissement, tout devrait être repris à zéro, alors que, cet achèvement ayant été réalisé, les Anglais se trouvent devant une Communauté qui ne peut pas renoncer à ce qui a été bâti depuis le Traité de Rome. Ils doivent accepter cet acquis, ou renoncer à l’adhésion : tel est la signification du discours prononcé le 30 juin à Luxembourg par le Belge Pierre Harmel, président en exercice du Conseil des ministres des Affaires étrangères des « Six » – et le discours de M. Anthony Barber a mis en évidence l’ampleur des divergences d’attitude.
Nouveaux renforcements de la CEE
Depuis la Conférence de La Haye, les problèmes du renforcement de la Communauté n’ont pas été négligés au profit de ceux de son élargissement. On en a eu la preuve à propos de la PAC et des ressources propres de la Communauté. Une nouvelle illustration vient d’en être donnée. Le 25 juin, la Commission des communautés a, après plusieurs années d’études, présenté un projet de statut de « société européenne ». Cette « société européenne » serait ouverte à toutes les entreprises (même si leur capital est « étranger » à la CEE) dès lors qu’elles sont constituées sur la base du droit national de l’un des « Six ». Toutefois, la constitution d’une « société européenne » ne serait possible que dans trois cas :
– fusion de sociétés ayant leur siège dans des États-membres différents ;
– création de holdings ;
– création de filiales communes.
La forme de société proposée par la Commission étant la Société anonyme (SA), il ne pourrait s’agir que d’entreprises étant déjà, nationalement, sous ce statut. Ce nouveau droit des SA proposé par la Commission ne remplacerait pas les droits nationaux, mais s’y ajouterait afin de combler une lacune et de favoriser la constitution d’unités de production à la mesure de la concurrence avec les États-Unis. Pour être créée, la société devrait avoir un capital de 500 000 dollars (ou de 250 000 dans le cas de filiales). Un registre du commerce serait créé auprès de la Cour de Justice des communautés, à Luxembourg. Les actions pourraient être nominatives ou au porteur. Les entreprises seraient libres de fixer à leur gré le lieu de leur siège dans la CEE.
Conformément aux tendances qui se dessinent dans la plupart des États-membres, la société européenne serait dirigée par un directoire, chargé de la gestion, ce directoire étant contrôlé par un conseil de surveillance, et par une assemblée générale des actionnaires (cette formule a été introduite en France en 1966, et coexiste avec l’ancien statut de la SA et son classique conseil d’administration). Mais la principale originalité du projet tient sans doute à la participation des travailleurs : la Commission propose un comité d’entreprise européen et des conventions collectives européennes. Dans le domaine fiscal, la société européenne serait soumise au droit de l’État où se trouverait sa direction effective. Aucun privilège fiscal ne devrait être accordé à ces sociétés, afin d’éviter des distorsions de concurrence.
Cette proposition est un des éléments essentiels du renforcement de la Communauté, car elle peut favoriser la marche vers une véritable union économique et monétaire. Mais bien des difficultés devront être surmontées :
– Doit-il s’agir d’un règlement communautaire ou d’une convention entre États (c’est la vieille discussion sur le champ d’action du Traité de Rome) ?
– Faut-il créer une société de droit européen, ou, comme le demandait la France en 1965, un statut introduit dans chaque législation nationale ?
– Les actions doivent-elles être nominatives ou au porteur (problème italien) ?
– Quelle place faire à la cogestion (problème allemand) ?
Les ministres vont discuter de ce projet. S’ils l’adoptent, ce sera l’une des fondations sur lesquelles se bâtira l’économie européenne de demain. Mais sera-t-il utilisable avant qu’une fiscalité et qu’un marché financier communs ne voient le jour ?
Dans le même temps, alors qu’elle se souciait de la création de cette « société européenne », la Commission des communautés s’inquiétait des privilèges fiscaux dont jouissent les entreprises américaines installées en Europe. Le problème se pose en termes nets. Les investissements américains représentent un important facteur de progrès et de dynamisme : il n’est donc pas question de les combattre, mais il faut éliminer certaines anomalies et certains abus. Comment empêcher une exploitation politique tendancieuse de cette observation ? Comment éviter que certains milieux prennent prétexte de cette situation pour appliquer aux investissements américains en bloc la tactique d’Ubu-roi qui, « en tuant tout le monde avait certainement expurgé quelques coupables ». Le rapport de la Commission estime à 36 milliards de dollars le total de l’actif américain dans la CEE. La part des filiales américaines dans l’ensemble de la production européenne est évaluée à 95 % dans le domaine des circuits intégrés, à 80 % dans celui des calculateurs électroniques, à 40 % dans celui du bioxyde de titane, à 30 % dans le secteur automobile. La part des investissements pétroliers diminue, tandis qu’augmente celle des industries manufacturières y compris certains secteurs « traditionnels » comme les produits alimentaires, les papiers et cartons, les métaux, le caoutchouc.
Le problème comporte d’autres données, qui inquiètent la Commission. Tout d’abord, les entreprises américaines utilisent de plus en plus l’épargne européenne pour financer leurs investissements : la part des investissements provenant des États-Unis n’est que de 16 % du montant total de ces investissements, cependant que 8 % seulement des profits réalisés à partir de ces investissements sont réinvestis en Europe. Depuis vingt ans, une firme comme la General Motors n’a pas dépensé un seul dollar pour ses investissements en Europe, et la Commission rappelle que les ressources financières européennes ne couvrent pas seulement les frais d’installation ou de développement de sociétés américaines, mais qu’elles ont aussi permis le rachat d’entreprises européennes telles que Bull, Ferrania, Simca, Dea. Autre aspect saisissant : les entreprises américaines parviennent à limiter les charges fiscales auxquelles elles sont soumises en Europe, par la technique de la Taxe Haven Company, qui consiste à installer une filiale dans un pays où l’on paie très peu ou pas du tout d’impôts, et en négociant leur régime fiscal avec les autorités nationales du pays d’accueil. Des privilèges sont même obtenus pour l’impôt sur le revenu. La Commission écrit à ce sujet : « Plus que les pertes de ressources fiscales qu’elles entraînent pour les États-membres, et qui sont loin cependant d’être négligeables, ces inégalités de traitement fiscal entre investisseurs américains et entreprises européennes en général altèrent – au profit des firmes américaines – les conditions générales de la concurrence ».
Le troisième élément anormal qui ressort du rapport de la Commission est représenté par ce que l’on peut appeler « la guerre des subventions » à laquelle se livrent les « Six » pour attirer l’installation des firmes américaines, et qui conduit les pouvoirs publics européens à subventionner parfois très largement les entreprises les plus riches et les plus puissantes du monde. Enfin, à quelques exceptions près, les filiales américaines n’exportent pas leur production aux États-Unis, afin de ne pas faire concurrence aux sociétés mères, et il en résulte, selon la Commission, que « seules les entreprises de la Communauté échappant au contrôle américain ont la possibilité d’exporter aux États-Unis ». Or, ajoute le rapport de la Commission, « ce principe de non-concurrence entre filiales et sociétés mères est tout à fait naturel : il pourrait toutefois, dans l’hypothèse d’une expansion très rapide et prolongée des investissements américains en Europe, rendre plus difficile le maintien de l’équilibre des relations commerciales Europe–États-Unis ». S’ajoutant à toutes les difficultés nées des inquiétudes américaines devant l’expansion de la CEE – et dont nous avions fait état dans cette chronique – cette politique générale des firmes américaines installées en Europe ne peut qu’aggraver le problème de l’équilibre inter-atlantique. Or – c’est un point que l’on n’a sans doute pas suffisamment souligné – les investissements américains sont considérables en Grande-Bretagne, ce qui ne peut que compliquer encore les négociations pour l’éventuel élargissement de la Communauté.
Une approche difficile : rappel historique concernant la candidature britannique
La Grande-Bretagne commença par « bouder » l’Europe : elle refusa de devenir membre de la CECA, dont elle n’acceptait pas les tendances supranationales et qui lui paraissait devoir restreindre les pouvoirs de décision des États membres.
Après la Conférence de Messine (juin 1955) où les « Six » décidèrent de « relancer » l’effort européen pour la mise sur pied d’un marché commun, des représentants anglais assistèrent aux premiers travaux des « Six », mais, très vite, se retirèrent. Les Conservateurs avaient repris le pouvoir aux Travaillistes, mais les réticences restaient les mêmes.
En 1956, la Grande-Bretagne tenta de « tourner » les « Six », qui préparaient le Traité de Rome, en proposant à l’Organisation européenne de coopération économique (l’OECE, qui devait devenir l’OCDE) la création d’une vaste zone de libre-échange englobant toute l’Europe occidentale. Cette tentative échoua, et le Traité de Rome fut signé en mars 1957. Les négociations au sein de l’OECE furent rompues en novembre 1958.
En décembre 1958, la Grande-Bretagne créa l’Association européenne de libre-échange (AELE) avec les pays Scandinaves, la Suisse, l’Autriche et le Portugal.
Le 9 août 1961, M. Harold Macmillan, « rompant avec mille ans d’histoire » présenta aux « Six » une demande d’ouverture de négociations en vue de déterminer quelles seraient les conditions d’une adhésion. Il précisa d’emblée qu’il faudrait tenir compte des « rapports spéciaux avec le Commonwealth, des intérêts essentiels de l’agriculture britannique et des autres membres de l’AELE ».
Les négociations de gouvernement à gouvernement s’ouvrirent le 10 octobre 1961, et se poursuivirent jusqu’au 14 janvier 1963. Ce jour-là, le général de Gaulle se refusa à la « naissance d’une communauté atlantique sous la dépendance des États-Unis et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne ». La Grande-Bretagne devait « se transformer elle-même suffisamment pour faire partie de la CEE ». M. Couve de Murville, pour sa part, fit remarquer que les négociations avaient porté « non sur les modalités d’adaptation (de la Grande-Bretagne à la CEE) mais sur le fond, qu’il s’agissait pour les uns de maintenir, pour les autres de modifier ».
Apparemment convaincus des bienfaits de la Communauté, les Travaillistes initialement opposés à l’adhésion, relancèrent l’affaire quand ils revinrent au pouvoir. Après une tournée des capitales des « Six », M. Harold Wilson décida le 2 mai 1967 de présenter à nouveau la candidature britannique aux communautés européennes (d’un point de vue strictement juridique, il s’agissait de la première demande d’adhésion en bonne et due forme) – suivi par le Danemark, l’Irlande et la Norvège.
Le 12 décembre 1967, parce que les problèmes qu’elle avait demandé de voir examinés ne l’avaient pas été, la France s’opposa à l’ouverture des négociations avec la Grande-Bretagne. En fait, l’argumentation française n’avait pas changé depuis 1963, et elle se trouvait renforcée par la situation économique et monétaire de Londres.
Les 1er et 2 décembre 1969 à La Haye, les chefs d’État et de gouvernement des « 6 » aboutirent à un accord sur le triptyque : achèvement du Marché commun (c’est-à-dire adoption définitive du règlement financier agricole) – préparation de son élargissement – renforcement.
Le Conseil des ministres des « Six » prépara la négociation d’adhésion, et aboutit à la définition d’une position commune le 8 juin 1970. La procédure de négociation fut alors arrêtée : les « Six » auront une position unique défendue par « le président du Conseil avec le concours de la Commission européenne ».
La séance officielle d’ouverture des négociations a eu lieu le 30 juin à Luxembourg, la première réunion de travail se tenant le 21 juillet à Bruxelles. ♦