Outre-mer - À Bamako, transformation de l’Union douanière et économique de l’Afrique occidentale (UDEAO) en Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO) – À Brazzaville, la rencontre sur le fleuve du général Mobutu et du commandant Ngouabi scelle la réconciliation des deux Congo – En Afrique australe, la construction au Mozambique du barrage de Cabora-Bassa cristallise les oppositions africaines
À Bamako, transformation de l’Union douanière et économique de l’Afrique occidentale (UDEAO) en Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO)
Les 20 et 21 mai 1970, les chefs d’État des pays membres de l’Union douanière de l’Afrique de l’Ouest se sont réunis à Bamako et ont adopté un protocole d’accord portant création d’une « Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest ». Cette nouvelle étape dans la construction économique africaine souligne sans doute les difficultés rencontrées, mais témoigne aussi du souci de réalisme et d’efficacité qui ne cesse d’animer les dirigeants de ces États.
Depuis l’indépendance en effet et à deux reprises successives, les États francophones d’Afrique de l’Ouest ont tenté de se regrouper en des unions douanières qui en définitive n’ont pas répondu aux espoirs qui avaient été mis en elles.
La première de ces unions connue sous le nom d’Union douanière d’Afrique de l’Ouest (UDAO) fut en effet créée en juin 1959. Elle groupait sept États de l’ancienne Afrique occidentale française (AOF) : le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, le Dahomey [Ndlr 2020 : futur Bénin], la Haute-Volta [Ndlr 2020 : futur Burkina Faso], le Niger et la Mauritanie. Une union douanière totale avait été prévue, de sorte que les produits en provenance ou à destination de ces pays, étaient en théorie exonérés de droits. Mais ces dispositions sans doute trop ambitieuses pour les jeunes États en voie de formation et qui devaient faire face aux difficultés de leur croissance inégale, restèrent en réalité à peu près lettre morte.
La nécessité d’une amélioration, ou plutôt d’un aménagement réaliste entraînant un assouplissement des mesures douanières, se fit assez rapidement sentir et en juin 1966, l’UDAO se transforma en une « Union douanière des États de l’Afrique de l’Ouest », connue sous le sigle d’UDEAO. Elle groupait les mêmes partenaires, mais elle visait à développer progressivement les échanges commerciaux des sept États, en instituant entre eux un système complexe de taxations réduites et de remboursements des droits perçus. Les résultats se révélèrent décevants, comme devait le constater la 18e session du Conseil des ministres des États intéressés, réuni à Bamako en juin 1969, puisque le volume des échanges entre les sept pays, après trois ans d’expérience, n’avait pratiquement pas changé. Aussi, certains souhaitant la création d’une sorte de Marché commun de l’Afrique de l’Ouest, on envisagea dès cette époque toute une série d’études afin d’améliorer sinon de transformer le système.
Il s’agissait en fait de rechercher une communauté économique assez souple pour favoriser à la fois et sans trop léser les intérêts nationaux, le développement des échanges, l’élargissement des marchés, la spécialisation ou la complémentarité de certains secteurs de développement, la mise sur pied en définitive d’une véritable politique économique régionale réaliste et équilibrée.
C’est dans ce but que les chefs d’État réunis à Bamako les 20 et 21 mai dernier, se sont efforcés de définir une nouvelle organisation qui réponde à ces aspirations, en créant la CEAO (Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest) qui, pour l’essentiel, a reçu comme objectifs :
– d’améliorer l’infrastructure en matière de distribution, de transports, de transit et de communications,
– de promouvoir et d’accélérer l’industrialisation harmonieuse de ses membres,
– de favoriser les échanges commerciaux, aussi bien pour les produits agricoles que pour les produits industriels.
Les principes, selon lesquels les États-membres s’engageaient à fonder la nouvelle organisation, ont été énumérés : ils concernent le domaine des échanges commerciaux, de la coopération industrielle, des transports et communications, des douanes et le régime fiscal.
Il a été décidé, en outre, que les impulsions nécessaires seront données à l’occasion de conférences périodiques des chefs d’État et de réunions d’un Conseil des ministres intéressés, la mise en œuvre des décisions étant assurée par un secrétariat général permanent.
Le protocole d’accord signé le 21 mai stipule d’autre part que la nouvelle Communauté est ouverte à tout État d’Afrique de l’Ouest qui désirerait y adhérer, et il a été prévu qu’il appartiendra au président du Conseil des ministres de l’UDEAO de préparer, en liaison avec les Gouvernements des États-membres, un projet de traité à établir avant le 30 juin 1971 et instituant une organisation de coopération économique, industrielle et douanière. Il a été spécifié enfin que ce traité sera signé lors d’une Conférence des chefs d’État qui se tiendra à Bamako avant le 1er novembre 1971.
Sans doute, à l’issue de la réunion du 21 mai, chacun s’est félicité de l’esprit constructif qui avait animé les participants comme du climat de très grande cordialité et de confiance qui avait entouré les débats. Mais personne en réalité ne s’est dissimulé les difficultés que vont rencontrer les délégations qui ont été chargées de mettre au point les statuts de la nouvelle organisation. De nombreux obstacles paraissent en effet devoir être surmontés, que ce soit par exemple à l’occasion de la définition des rapports de la nouvelle organisation avec les autres regroupements régionaux déjà existants, ou que ce soit lors de l’élaboration d’une véritable politique économique commune, laquelle doit obligatoirement tenir compte des intérêts nationaux ou des options de base quelquefois divergents. C’est dire, comme l’a très bien souligné le Président ivoirien Houphouët Boigny dans son discours de clôture, qu’il est nécessaire dans cette nouvelle étape de l’unité africaine de se garder « des rigidités doctrinales et des décisions trop hâtives ».
À Brazzaville, la rencontre sur le fleuve du général Mobutu et du commandant Ngouabi scelle la réconciliation des deux Congo
Le 16 juin 1970, le général Mobutu, président de la République démocratique du Congo (RDC), et le commandant Ngouabi, président de la République populaire du Congo, se sont rencontrés au milieu du fleuve, entre leurs deux capitales pour sceller officiellement la réconciliation de leurs pays. Celle-ci a reçu la caution de quatre chefs d’État, les présidents Tornbalbaye (Tchad), Bongo (Gabon) et Bokassa (République centrafricaine) présents à la cérémonie et celle du président Ahidjo (Cameroun) qui s’était fait représenter.
Ce n’est sans doute pas la première fois qu’un différend opposait ces deux pays francophones implantés sur les deux rives du Congo. Déjà au cours de certaines des périodes difficiles que vécut depuis 1960 l’ancienne colonie belge, des incidents avaient entraîné pour un temps la suspension des relations entre les deux Congo – qui ont pourtant de nombreux liens traditionnels et commerciaux. Le différend actuel pour sa part avait éclaté en octobre 1968 à la suite de « l’affaire Mulelé », laquelle à l’époque fut abondamment commentée par la presse. On se souvient que le chef de la rébellion muléliste, qui a ensanglanté le Kwilu (RDC) depuis 1964, avait finalement trouvé refuge à Brazzaville où le gouvernement Ngouabi servant d’intermédiaire, facilita le retour de l’exilé à Kinshasa dans le cadre des mesures de réconciliation nationale. Mais Mulelé fut condamné à mort et le gouvernement de Brazzaville se jugeant offensé, rompit ses relations avec celui de Kinshasa. La tension depuis n’avait fait qu’empirer, les deux gouvernements se reprochant leurs options politiques et s’accusant mutuellement de favoriser les activités des opposants à leur régime et même de les armer. Depuis le complot déjoué à Brazzaville le 23 novembre 1969, toutes les communications entre les deux pays avaient été rompues et la crise avait atteint son paroxysme le 23 mars 1970 au moment où un commando venu de Kinshasa tenta de renverser le régime en place à Brazzaville. Les positions s’étant ainsi durcies, une réconciliation paraissait difficile et pour certains même était devenue pour longtemps impossible. Il est bien évident qu’une pareille tension pesait de tout son poids sur les relations inter-États de l’Afrique centrale. Dans un but d’apaisement et tour à tour, le général Bokassa, les présidents Bongo et Tornbalbaye, s’efforcèrent patiemment d’amener les deux chefs d’État congolais à se rencontrer pour mettre un terme au différend. Un premier projet d’entrevue sur le fleuve préparé par le général Bokassa échoua au mois de janvier du fait des réticences du commandant Ngouabi et le général Mobutu de son côté n’assista pas à la réunion des chefs d’État d’Afrique centrale qui se tint en février à Garoua au Cameroun à la suite des efforts du président Bongo.
Cependant les contacts n’étaient pas rompus et malgré le scepticisme de certains, la bonne volonté des uns comme la sagesse et la persévérance des autres finirent par triompher. Le moment paraissant favorable à chacun, les deux frères congolais finirent par accepter le principe d’une rencontre dont les modalités furent mises au point grâce à l’ultime entremise du Président centrafricain.
C’est ainsi que le 16 juin le général Mobutu et le commandant Ngouabi ont pu sceller leur réconciliation en présence de leurs pairs et parcourir en cortège les rues de Brazzaville puis celles de Kinshasa sous les acclamations d’une foule nombreuse et chaleureuse.
Un manifeste en sept points dit « Manifeste du 16 juin 1970 » a été signé à cette occasion par les deux Présidents et contresigné par les autres chefs d’État présents. Ce document prévoit la réouverture des communications postales, téléphoniques et télégraphiques, la reprise du trafic fluvial et aérien, le rétablissement de relations diplomatiques normales et la mise sur pied d’une commission permanente groupant en outre les représentants des États d’Afrique centrale et destinée à régler le contentieux existant.
Les populations des deux rives s’en sont naturellement réjouies, espérant que cette solution de sagesse, victoire des thèses modérées, entraînera rapidement sur les rives du Congo le rétablissement d’une situation normale et durable et bénéfique pour tous.
En Afrique australe, la construction au Mozambique du barrage de Cabora-Bassa cristallise les oppositions africaines
Soucieux de promouvoir l’économie du Mozambique, mobile qui est à la base de sa politique de pacification et ceci parallèlement à l’effort de guerre qu’il poursuit dans ce pays, le gouvernement portugais qui est dans l’obligation de faire appel à des capitaux étrangers, a confirmé en septembre 1969 l’adjudication donnée à un consortium international pour la construction du barrage hydroélectrique de Cabora-Bassa ; et les premiers travaux ont récemment commencé. Ces décisions ont cristallisé les oppositions africaines qui s’efforcent par les moyens en leur pouvoir de faire échouer ces projets.
Les autorités portugaises ont en effet décidé depuis longtemps déjà de construire sur les rives du Zambèze à partir du barrage de Cabora-Bassa un gigantesque complexe hydroélectrique qui est appelé à transformer de fond en comble l’économie de la région. Le barrage, dont le coût total est estimé à près de deux milliards de francs, devrait être le plus grand du monde tant par le volume des eaux retenues que par la capacité de production d’électricité – plus de 18 milliards de kWh par an. Les perspectives offertes par un tel projet dans tous les domaines – extraction et traitement des ressources minières, implantations industrielles, possibilités d’exploitations agricoles – devraient d’une part entraîner la venue d’une importante colonie blanche, et d’autre part les ressources énergétiques qui se trouveront disponibles intéressent grandement les pays limitrophes, Rhodésie [Ndlr 2020 : future Zambie] et Afrique du Sud notamment. C’est pourquoi certains États africains et particulièrement ceux d’Afrique centrale et orientale ainsi que les mouvements de libération africains considèrent cette entreprise comme un renforcement de la puissance du Portugal et des régimes blancs d’Afrique australe. Aussi s’efforcent-ils aujourd’hui d’y faire obstacle.
La menace avait déjà été évoquée au début de cette année à Khartoum (Soudan) lors de la 6e Conférence au sommet des chefs d’État et de gouvernement qui avaient condamné le projet. En février 1970, le Comité de coordination de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) pour la libération de l’Afrique, dit « Comité des onze », réuni à Moshi en Tanzanie, avait également dénoncé l’entreprise, qui fut soumise à l’ordre du jour de la 14e session du Conseil des ministres de l’OUA, tenue à Addis-Abeba (Éthiopie) au début du mois de mars. La Tanzanie et la Zambie inquiètes de ces perspectives, se sont fait l’écho de ces prises de position, au même titre que certains autres pays africains progressistes, certains partis ou pays communistes, l’URSS et la République démocratique d’Allemagne (RDA) par exemple, certaines organisations syndicales internationales, en Italie notamment.
Sans doute à la suite de ces interventions diverses quelques firmes suédoises participant au consortium de la ZAMCO adjudicataire des travaux, ont-elles décidé de se retirer de l’affaire, mais pour l’ensemble et jusqu’ici les autres banques et firmes intéressées au financement ou à la construction du barrage restent-elles décidées à poursuivre la réalisation du projet.
Ainsi le Portugal conserve-t-il de sérieux atouts, d’autant plus que, sur place, les mouvements de libération et le FRELIMO (Front de libération du Mozambique) en particulier, ne paraissent pas en mesure de s’opposer aux travaux qui commencent. La rébellion au Mozambique n’affecte en effet que des zones très localisées surtout dans le nord du pays et la région de Cabora-Bassa à l’heure actuelle est bien tenue en main par les Forces portugaises.
Il est évident que les populations africaines locales tireront bénéfice de la réalisation du barrage mais l’entreprise ne peut aussi que consolider la présence portugaise et renforcer le potentiel des régimes blancs d’Afrique australe. Aussi n’est-il pas surprenant que ces projets cristallisent les oppositions africaines bien décidées pour leur part à poursuivre leur combat. ♦