Institutions internationales - Accord de procédure entre les « Six » et la Grande-Bretagne - Les Nations unies et le Moyen-Orient - L'Europe après le traité germano-soviétique
Durant l’été, deux grands événements ont affecté la vie internationale : la signature du traité germano-soviétique, l’ouverture des négociations indirectes entre Israéliens et Arabes sous l’égide de M. Jarring, médiateur désigné par les Nations unies. Ni l’un ni l’autre de ces deux événements n’a véritablement constitué une surprise : l’Union soviétique avait accueilli favorablement les « ouvertures » du chancelier Brandt, et depuis la présentation du « plan Rogers » Mme Golda Meir, Premier ministre israélienne, et le président Nasser étaient soumis à des pressions conjointes de la part des États-Unis et de l’Union soviétique, pressions auxquelles il leur eût été difficile de résister très longtemps. Ces deux événements n’en ont pas moins modifié sensiblement le climat des relations internationales, et, dans le cadre de la présente chronique, ils méritent d’être étudiés sous l’angle de ce qu’ils ont dû aux institutions internationales et de ce qu’ils représentent pour elles. Si l’on considère en outre que, le 21 juillet, les « Six » de la Communauté économique européenne (CEE) et la délégation britannique se sont mis d’accord sur le programme de la négociation au terme de laquelle la Grande-Bretagne, l’Irlande, le Danemark et la Norvège deviendront peut-être membres du Marché commun, on observe que l’été fut beaucoup plus fertile en événements qu’il n’y paraît à première vue.
Accord de procédure entre les « 6 » et la Grande-Bretagne
Le 21 juillet, les ministres des Affaires étrangères des « 6 » et la délégation britannique, dirigée par M. Barber (qui, peu après, devait devenir chancelier de l’Échiquier, c’est-à-dire ministre des Finances) se sont mis d’accord sur le programme de travail de la négociation en vue de l’adhésion. Dès les premiers mois, le dossier agricole occupera une place de choix dans les débats. C’était là d’ailleurs une nécessité que personne ne contestait. En revanche, les points de vue divergeaient sur la manière d’aborder ce problème de l’adaptation de l’économie anglaise aux règles de la politique agricole commune. Le compromis sur lequel on s’est mis d’accord reprend en gros la procédure préconisée par M. Barber.
Avant d’esquisser ce qu’est ce compromis, il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’agriculture britannique est la plus compétitive d’Europe. En trente ans, la production agricole a doublé. En vingt ans, le nombre des bovins a augmenté de 25 %, celui des ovins de 40 %, et les effectifs des porcs ont quadruplé. 70 % des poules pondeuses font aujourd’hui partie d’élevages groupant au moins mille têtes. Quant aux vaches laitières, plus du tiers du troupeau national se trouve dans des étables comprenant plus de 50 têtes – en France cette proportion est de 5 %. Malgré cela, la Grande-Bretagne importe encore la moitié de son alimentation. Elle se fournit sur le marché mondial ou dans les pays du Commonwealth en blé, sucre, beurre, fromages, huiles, graisses et bacon. Mais le gouvernement de M. Heath a bien l’intention, comme son prédécesseur, d’augmenter la production nationale afin d’améliorer la balance des paiements. Le NDEO, qui est l’équivalent du Commissariat au Plan mais qui n’engage pas le gouvernement, a établi des prévisions pour 1972-1973. La production de blé devrait s’accroître de 50 %, celles de bacon de 85 %, de volailles de 35 %, de viande bovine de 21 %. Le but de cette expansion est d’économiser les quelque 200 millions de livres que coûtent actuellement les importations agricoles et alimentaires. Mais il y en a un autre, plus « européen » : une réduction des importations diminuera la note à payer au Fonds agricole de Bruxelles, cette fameuse « tirelire verte » qui inquiète les experts anglais.
Les négociations seront dures. Le temps a travaillé depuis 1963 et travaillera encore pour l’agriculture britannique. Comment a-t-elle conquis cette position ? Par l’industrie et le commerce, qui ont pris leur essor il y a quelque 150 ans. La réforme totale des structures agraires, sur laquelle buttent l’Europe et la France, a été accomplie, sans grandes préoccupations sociales, au siècle dernier par la Grande-Bretagne, qui, depuis, a profité des bas prix mondiaux. La dernière guerre a provoqué une véritable mobilisation des agriculteurs, et le progrès technique a fait le reste. Si les premières aides publiques en faveur de l’agriculture ont fait leur apparition en 1930, c’est l’« agricultural act » de 1947 qui a véritablement sonné le réveil des campagnes britanniques. C’est lui qui a créé le système des « deficiency payements » qui, tout en assurant aux consommateurs des prix alimentaires peu élevés, a laissé une certaine concurrence s’établir entre les producteurs nationaux et ceux des pays plus productifs ou à bas prix de revient. Les temps ont changé, et le gouvernement a opté pour le système des prélèvements en usage dans la Communauté européenne. La transition devra se faire « en douceur », car si les agriculteurs préfèrent que les ménagères se rendent compte du prix de l’alimentation, ils voudraient bien conserver les deux systèmes. En fait, tout en se déclarant favorables à l’adhésion à la CEE, ils sont inquiets de ses conséquences.
Si aucune modification dans la hiérarchie des prix n’intervenait dans la Communauté, les pâturages anglais se transformeraient en champs de céréales et surtout de blé. Ce qui ne ferait qu’accroître les excédents actuels et la pénurie de viande de bœuf. Il y a également le cas du beurre, dont le prix doublerait, selon les critères communautaires. La production laitière britannique pourrait augmenter grâce à cette incitation, alors que la consommation diminuerait, entraînant, là encore, de nouveaux excédents. À ces problèmes s’ajoutent ceux posés par les relations avec le Commonwealth. L’accord sur le beurre lie la Grande-Bretagne à la Nouvelle-Zélande jusqu’en 1972. Ce dernier pays diversifie sa clientèle, et le Japon est devenu un acheteur régulier, mais 170 000 tonnes ont encore été vendues outre-Manche en 1969. Quant à l’accord sur le sucre avec les îles Maurice et les Antilles anglaises, il est valable jusqu’en 1974, et le gouvernement britannique n’envisage aucunement de le dénoncer ni même, semble-t-il, de ne pas le reconduire. Il faudra donc beaucoup de bonne volonté aux négociateurs pour parvenir à un accord satisfaisant. En fait, celui-ci devra être politique car si, de part et d’autre, les positions se figent dans des considérations uniquement économiques, pour primordiales qu’elles soient, l’adhésion sera impossible. Le tableau ci-dessous illustre les caractéristiques de « l’industrie fermière » britannique comparées à celles de la France.
|
1950 |
1960 |
1968 |
1972 prévisions |
France 1969 |
Population active agricole en % de la population active |
5,1 % |
3,9 % |
2,9 % |
2,4 % |
14,6 % |
Part de l’agriculture dans le Produit national brut (PNB) |
5,84 % |
4 % |
3,07 % |
– |
6,9 % |
Nombre d’exploitations à plein temps |
310 000 |
280 000 |
240 000 |
250 000 |
1 620 000 |
Surface moyenne (ha) |
23,5 |
26 |
28,5 |
35 |
20,5 |
Rendements en blé (qu. par ha) |
26,3 |
36,5 |
36,5 |
43,5 |
37 |
M. Anthony Barber souhaitait que, afin de préparer la négociation au niveau des ministres ou des ambassadeurs, il soit d’abord confié à des groupes de travail le soin de réunir des « faits », des « données objectives » sur les points qui soulèvent, d’après Londres, des difficultés particulières. Les « 6 », hantés par la crainte de voir la discussion se centrer sur les problèmes financiers et l’opinion publique fixer son attention sur des estimations chiffrées du coût de l’opération agricole pour le Trésor britannique, n’éprouvaient guère de sympathie pour une procédure qui, selon eux, risquait de priver l’échelon politique – donc les ministres et leurs suppléants – d’un contrôle permanent de l’évolution de la négociation.
Finalement, on a décidé de donner à la Commission des Communautés la mission technique de nourrir du maximum d’informations les dossiers agricoles cités par M. Barber, et d’exprimer son avis sur la qualité et l’objectivité des données réunies sur ces mêmes sujets par les services londoniens. Les renseignements ainsi obtenus devraient permettre ensuite aux négociateurs de mieux apprécier l’ampleur des mesures d’adaptation à prévoir en faveur des Britanniques pour faciliter une intégration harmonieuse de leur agriculture dans l’« Europe verte ». Selon les « 6 », il est clair que de telles mesures ne pourront être accordées qu’à titre transitoire. Une telle évidence est-elle partagée par la délégation anglaise ? Des incertitudes subsistent sur ce point… Toutefois, l’accord sur le processus des négociations, assez voisin des propositions de M. Barber, a sans doute été possible parce que le ministre britannique a confirmé, sans détours et sans restrictions mentales apparentes, que son gouvernement est disposé à reprendre à son compte la politique agricole commune telle qu’elle existe aujourd’hui. Cet apaisement a été jugé suffisant par les « 6 » pour qu’ils assouplissent leur position sur l’organisation des travaux.
En résumé :
– Les ministres et leurs suppléants examineront les dossiers concernant le marché des produits laitiers, de la viande de porc, du sucre et des œufs, ainsi que les problèmes posés par l’alignement du tarif extérieur anglais sur le tarif douanier communautaire.
– La Commission des Communautés examinera les conséquences financières pour la Grande-Bretagne de l’application de la politique agricole commune, les échanges de produits laitiers avec la Nouvelle-Zélande, les importations anglaises de sucre en provenance des Caraïbes et de l’île Maurice, enfin l’adhésion à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
– Le collège européen assurera le travail de recherche « technique » en maintenant étroit le contact avec les services londoniens.
Ces études vont commencer sans délai, ce qui était un des principaux soucis de la délégation britannique. Après la phase des affirmations de principes vient celle des études concrètes.
Les Nations unies et le Moyen-Orient
Si ces discussions entre les « 6 » et la Grande-Bretagne ont suscité un intérêt certain, la poursuite de la guerre au Moyen-Orient suscitait une inquiétude qui allait grandissant, et l’on voyait mal comment, en dehors d’un accord entre les grandes puissances, une solution pourrait être trouvée, tellement les passions hypothéquaient les débats. Pourtant, dans la nuit du 7 au 8 août la remise en vigueur du cessez-le-feu marqua une évolution significative dans le conflit. Pour la première fois depuis plus de vingt ans, un arrêt des hostilités était lié à l’ouverture de négociations destinées à un règlement définitif du problème palestinien. La trêve de 1949 avait seulement ouvert la voie à des accords d’armistice. Le cessez-le-feu de juin 1967 n’avait d’autre but que de mettre un terme à la « guerre de Six Jours ». Les combats devaient d’ailleurs reprendre un mois plus tard sur les bords du canal de Suez, et prendre une ampleur de plus en plus grande sur tous les autres fronts. La négociation qui s’est engagée sous les auspices du médiateur [NDLR 2020 : suédois] de l’ONU, M. Gunnar Jarring, est d’une importance considérable puisqu’elle concerne les deux États qui sont en mesure d’entraîner dans leur sillage les autres pays arabes : l’Égypte, en raison du rôle dirigeant qu’elle joue dans la région, et la Jordanie, qui abrite la majeure partie du peuple palestinien. Si ces deux pays devaient accepter de conclure la paix, les pays « frères », surtout ceux éloignés du théâtre des opérations, auraient du mal à s’y opposer bien longtemps. Mais les organisations de résistance palestiniennes se résigneront-elles à accepter un compromis ? (1)
Mais, pour l’objet de cette chronique, l’essentiel réside moins dans l’acceptation de négociations indirectes par les gouvernements du Caire et de Tel-Aviv que dans la procédure au terme de laquelle ces négociations se sont engagées. L’ONU avait désigné un médiateur, M. Jarring, qui se trouva très vite dans la position d’un architecte dont l’édifice s’écroulerait chaque fois qu’il toucherait une pierre. Le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale avaient formulé des exigences, qui restèrent lettre morte, et le Moyen-Orient devenait le théâtre d’une guerre dans laquelle les États-Unis et l’Union soviétique craignaient d’être entraînés tout en considérant la région comme ne devant pas tomber sous l’influence de « l’autre ». C’est pourquoi la France considérait que seule l’action des quatre grandes puissances, par la méthode de la concertation, pourrait conduire à la paix. Il est évidemment impossible de préciser dans quelle mesure les rencontres quadripartites organisées dans le cadre de cette concertation aidèrent M. Rogers à élaborer son « plan », et incitèrent l’Union soviétique à conseiller la modération à ceux qu’elle aide. Tout au plus peut-on dire que, sans cette concertation, les difficultés eussent été encore bien plus grandes.
Mais il est grave, pour l’organisation internationale, que ce soient en somme sous l’égide des deux supergrands que s’engagent les négociations dont on espère la paix en Méditerranée orientale. Que M. Jarring agisse au nom du secrétaire général de l’ONU – c’est M. Thant qui l’a invité à reprendre sa mission – n’infirme pas cette observation, qui trouve d’ailleurs une confirmation dans le bruit selon lequel, par leur présence « physique », les États-Unis et l’Union soviétique pourraient garantir la non-belligérance au Moyen-Orient. Il y a continuité. En effet, Washington livrait à Jérusalem le matériel militaire qui lui permettait de tenir tête à ses adversaires, mais lui refusait les moyens de trancher le conflit en sa faveur. De même, l’aide fournie par Moscou au Caire était destinée à défendre le territoire égyptien contre de nouvelles incursions des forces israéliennes, mais non pas à reconquérir le Sinaï et encore moins à favoriser l’entrée triomphale de l’armée égyptienne à Tel-Aviv. Les États-Unis et l’Union soviétique étaient non seulement hostiles à toute modification notable de la carte du Moyen-Orient, mais ils ne voulaient pas permettre une victoire décisive de l’une des deux parties directement engagées dans la guerre. Il y avait donc contradiction entre, d’une part l’action conjointe des deux supergrands, qui ne cachaient pas leur désir de régler par un accord mutuel cette situation, et la volonté de la communauté internationale qui, à diverses reprises, avait confié ce soin à l’ONU elle-même. Cette alliance russo-américaine (celle des « grands frères ennemis », pour reprendre une expression de Raymond Aron) a, par la contradiction que nous évoquons, créé un malaise aux Nations unies, d’autant qu’elle a été confirmée, fin août, par la publication des lettres échangées à propos du Moyen-Orient par MM. Nixon [président des États-Unis depuis 1969] et Kossyguine [Président du Conseil des ministres de l’URSS depuis 1964].
Un quart de siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, si l’on ne peut plus parler de l’« esprit de Yalta », on doit par contre enregistrer comme un fait majeur la volonté commune des deux supergrands de régler les problèmes qui sont susceptibles d’une aggravation telle que la paix se trouverait en péril. Quelle que soit l’opinion que l’on émette sur cette volonté, force est de reconnaître qu’elle ne laisse que peu de place aux efforts de la communauté internationale. Le 25e anniversaire des Nations unies se trouve ainsi placé dans une atmosphère de désenchantement. Tenues à l’écart des négociations sur la limitation des armements stratégiques, impuissantes en Extrême-Orient, les Nations unies ne peuvent, au Moyen-Orient, qu’entériner l’accord tacite des États-Unis et de l’Union soviétique. On est loin des espoirs de la conférence de San Francisco…
L’Europe après le traité germano-soviétique
C’est au même moment – vingt-cinq ans après la fin de la guerre – que la République fédérale allemande (RFA) et l’Union soviétique ont signé un traité dont la signification est considérable. En effet, on peut dire que ce traité marque véritablement la fin de la guerre. Pour la première fois, l’Allemagne fédérale accepte sans restriction le statu quo européen ; elle déclare inviolables la ligne Oder-Neisse et la frontière entre les deux États allemands sans dire pour autant qu’elles sont intangibles, ce qui laisse la possibilité de leur modification par la voie pacifique. À vrai dire, Bonn n’avait jamais remis en cause les résultats de la guerre. Mais son insistance à faire dépendre de la signature du traité de paix la fixation définitive des frontières avait fait obstacle à l’extension à l’Est de la réconciliation menée à bien avec la France et les autres pays occidentaux.
La coopération entre Bonn et Moscou n’avait pas attendu ce traité pour se développer de façon notable. Mais l’objectif essentiel des Soviétiques était d’ordre politique. Le traité avec Bonn leur permet d’atteindre le but qu’ils s’étaient assignés depuis vingt-cinq ans : obtenir la fixation du statu quo en Europe et la reconnaissance de leur hégémonie sur la partie orientale du continent. Le problème principal maintenant réglé sur le front occidental, l’URSS pourra considérer plus tranquillement l’évolution de ses relations avec la Chine. Pour obtenir le concours de Bonn, les Soviétiques ont renoncé à la reconnaissance en droit international de l’Allemagne de l’Est. Ce sacrifice ne leur coûte pas cher. Peut-être ne sont-ils pas mécontents d’avoir remis à sa vraie place dans le camp socialiste un allié parfois bien exigeant. La République démocratique allemande (RDA) pourrait, au demeurant, tirer quelque profit de la nouvelle situation grâce à l’établissement de relations consulaires avec certains pays occidentaux, et à l’éventualité de l’entrée aux Nations unies, dans un délai plus ou moins long, des deux États allemands – mais alors les Nations unies ne pourraient plus faire obstacle à l’entrée des deux États coréens, des deux États vietnamiens, et de la Chine populaire.
Ce traité germano-soviétique de renonciation à la force présente avec le traité américano-soviétique sur la suspension partielle des expériences nucléaires un trait commun : il revêt une signification historique qui dépasse son contenu explicite. Le traité de Moscou de 1963 n’empêchait pas la poursuite de la course aux armements, mais il symbolisait l’accord des deux supergrands en matière nucléaire, ainsi que la rupture entre Moscou et Pékin. Le traité signé par MM. Brandt et Kossyguine symbolise l’acceptation par la République fédérale des « conséquences de la deuxième guerre mondiale » (formule de la diplomatie soviétique depuis des années) et aussi une phase nouvelle des relations entre Européens. Bonn reconnaît le fait du partage, les États de l’Europe de l’Est lui accordent en retour un brevet d’honorabilité. Il y a plus. La thèse maintenue par les chrétiens-sociaux [CSU] – la revendication d’élections libres en vue de la réunification allemande – se traduisait en fait par l’immobilisme et devenait de moins en moins intelligible pour ceux qui n’avaient pas vécu les années de la guerre froide : tant que le gouvernement de Bonn maintenait cette attitude, il se privait lui-même de toute liberté d’action. La négociation directe avec Moscou et Varsovie a représenté l’émancipation diplomatique de la République fédérale. Les dirigeants de Bonn ont le sentiment que, pour la première fois depuis 1945, ils ont pris une initiative de grande envergure en Europe, non sans consulter leurs alliés, mais sans attendre ou suivre leurs directives. Le traité signé par Bonn et Moscou consacre ainsi la rentrée de la RFA parmi les acteurs autonomes de la politique mondiale. Il consacre aussi, comme on l’a vu, le statu quo territorial dont l’Union soviétique réclamait l’acceptation officielle et le respect.
À ce titre, il marque un succès soviétique. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France refusaient de nouer toutes relations diplomatiques avec la RDA, ne connaissaient et ne voulaient connaître que la RFA à laquelle ils avaient, par le traité de Paris du 23 octobre 1954, accordé le droit de parler au nom de l’Allemagne entière. La logique du traité de Moscou va progressivement refouler la logique du traité de Paris : à plus ou moins bref délai, les deux Allemagne vont bénéficier du même statut diplomatique – à la seule condition que Moscou ne se montre pas inflexible au sujet de Berlin-Ouest. Le 12 août, le ministère français des Affaires étrangères a rendu public l’échange de courrier entre le gouvernement de Bonn et l’ambassade de France, à propos de la responsabilité des quatre Puissances. Le 7 août, le gouvernement de Bonn écrivait, dans une note remise à l’ambassade de France : « …Comme un règlement de paix demeure en suspens, les deux parties ont considéré que le traité projeté n’affecte pas les droits et les responsabilités de la France, du Royaume-Uni, de l’URSS et des États-Unis »… C’est exactement la position du gouvernement français, qui considère que les droits et les responsabilités des quatre Puissances pour Berlin et l’Allemagne dans son ensemble, qui découlent des résultats de la Seconde Guerre mondiale et qui s’expriment notamment dans l’accord de Londres du 14 novembre 1944, dans la déclaration quadripartite du 5 juin 1945 et dans d’autres accords, ne sont pas et ne sauraient être affectés par le traité germano-soviétique de renonciation à la force. À terme, la perspective diplomatique n’en est pas moins affectée, et il est probable que les divers problèmes découlant de la situation de Berlin se poseront dans les mois qui viennent.
Il faut écarter les souvenirs de Rapallo et du pacte Hitler-Staline, qui ne peuvent que fausser l’analyse : la situation actuelle n’a rien de commun avec celle de 1922 ou de 1939. Mais il est certain que le développement de la coopération entre Bonn et Moscou va modifier l’optique dans laquelle le gouvernement de Bonn considérait ses relations avec ses partenaires occidentaux. Toutefois la politique soviétique en Tchécoslovaquie ayant montré que Moscou n’avait pas l’intention de distendre les liens du Pacte de Varsovie, la cohésion occidentale ne paraît pas devoir être affectée par le traité germano-soviétique, qui, en cela, concerne indirectement certaines institutions internationales.
(1) On sait – au moment où cette chronique est mise sous presse – qu’il n’en a rien été et que l’extrémisme et les actes de piraterie aérienne du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) ont fini par déboucher sur une situation de guerre civile en Jordanie.