Outre-mer - Les évènements de Guinée et leur répercussion en Afrique et à l'ONU - Rétablissement des relations entre les deux Congos - Proclamation de l'État de siège en Érythrée
Les événements de Guinée et leur répercussion en Afrique et à l’ONU
Dans la nuit du 22 au 23 novembre 1970, des commandos armés venus par mer ont débarqué à Conakry et, après avoir mis la main sur quelques points sensibles de la capitale guinéenne et libéré des prisonniers, ont regagné le large ou, pour une minorité, se sont évanouis dans le pays. Ces événements ont entraîné la réprobation passionnée de l’Afrique, tandis qu’à l’ONU puis à l’OUA le Portugal, accusé d’avoir pour le moins favorisé, sinon organisé, l’affaire, s’est vu une fois de plus condamné.
Les faits en eux-mêmes sont difficiles à établir tant diffèrent les témoignages. Selon la radio guinéenne, qui fut pratiquement la seule à rendre compte de ces événements dans leur phase initiale, l’attaque aurait été lancée par des mercenaires blancs et noirs venus de Guinée-Bissau, débarqués de navires étrangers. L’invasion avait été montée, affirmait alors la radio, par « l’impérialisme mondial et le colonialisme portugais » réunis pour renverser M. Sekou Touré et son régime. Pour d’autres, toutes ces opérations, auxquelles les Portugais n’auraient pas été associés, seraient parties d’un petit port de pêche de Sierra Leone et seraient à mettre à l’actif d’anciens militaires guinéens, se défiant plus ou moins, disait-on, des politiciens du Front national de libération guinéenne. Cette organisation, qui groupe soulignait-on alors, les très nombreux opposants guinéens dispersés à l’étranger (12 % de la population) devait par la suite revendiquer la paternité de l’action. Enfin, selon la délégation de l’ONU qui s’est rendue sur place pour enquêter et qui a eu l’occasion de recueillir les témoignages de prisonniers noirs guinéens portugais présentés par les autorités guinéennes, l’« invasion » aurait été lancée à partir de deux gros navires transporteurs de troupes. Ceux-ci auraient permis la mise à terre à l’aide de petites vedettes d’un contingent de 300 à 400 hommes sur la composition duquel les témoignages devaient rester très flous.
Quoi qu’il en soit, ces commandos, bénéficiant de l’effet de surprise, ont réussi dès le début de la matinée du 23 novembre, à mener dans Conakry une action principale dans le nord de la ville tandis que certains autres de ces éléments faisaient diversion plus au sud.
C’est ainsi qu’ils ont, semble-t-il, neutralisé pour un temps deux des casernes de Conakry, libérant de ce fait la plupart des détenus politiques qui s’y trouvaient enfermés, attaqué, non sans y rencontrer une sérieuse résistance, le camp des guérilleros du PAIGC (Parti africain de l’Indépendance de la Guinée-Bissau et des Îles du Cap Vert), détruit l’une des résidences du président Sekou Touré d’où ce dernier était d’ailleurs absent, menacé l’aéroport, le port et l’usine électrique, sans d’ailleurs les endommager. Très curieusement, ils ne semblent pas avoir cherché à s’emparer de la radio.
Les forces gouvernementales – Armée, Police, Parti – s’étant progressivement ressaisies, commandos et prisonniers libérés se sont alors réembarqués. Toutefois certains éléments, peut-être isolés, paraissent s’être alors évanouis en brousse dans l’espoir, sans doute, de trouver refuge dans les pays limitrophes. Cela expliquerait en partie tout au moins les incidents sporadiques signalés les jours suivants dans l’intérieur du pays. En tout cas, cette agression mal conçue et mal exécutée a été finalement repoussée. Il est douteux que la libération de quelques prisonniers ait été le seul motif de l’entreprise. Peut-être s’agissait-il en outre de porter un coup dur au PC du PAIGC de manière à restreindre d’autant les activités de ce dernier aux frontières de la Guinée-Bissau ? Peut-être s’agissait-il aussi de provoquer un changement de régime à Conakry ? Quoi qu’il en soit il est bien évident que l’opération n’a pu se préparer qu’à l’extérieur de la Guinée et il est à peu près exclu que les organisateurs aient pu trouver en Sierra Leone l’aide matérielle qui leur était nécessaire. Mais tout porte à croire, par contre, que c’est en Guinée-Bissau qu’ils ont trouvé les concours utiles. Cette présomption devait paraître suffisante à beaucoup pour qu’elle entraîne les réactions parfois passionnées enregistrées dans les jours qui suivirent tant à l’ONU qu’en Afrique.
Dès l’annonce de ces événements en effet, les États africains dans leur ensemble ont condamné en termes très vifs « l’intervention portugaise » et proposé leur aide au président Sekou Touré. La République arabe unie (RAU [NDLR 2021 : l’Égypte]), l’Algérie, le Nigeria, le Soudan, la Libye notamment ont offert une aide militaire en personnels et matériels et certaines de ces propositions ont pu recevoir depuis un début de matérialisation ; la Chine populaire de son côté a renforcé son assistance médicale.
Dans le même temps la Guinée décidait de porter l’affaire à l’ONU. Le Conseil de sécurité, après avoir envoyé sur place une mission d’information, s’est réuni le 9 décembre pour adopter par 11 voix contre 4 abstentions une résolution afro-asiatique condamnant énergiquement « l’invasion de la République de Guinée par le Portugal » et prévoyant notamment l’indemnisation du pays agressé selon une évaluation à fixer par une nouvelle mission spéciale de l’ONU.
Le 9 décembre une conférence interministérielle de l’OUA s’est également réunie à Lagos (Nigeria). Elle a adopté une résolution analogue spécifiant en particulier la constitution d’un front spécial destiné à fournir à la Guinée toute l’assistance nécessaire au triple plan financier militaire et technique. D’autre part était confiée à la Commission de défense de l’Organisation l’étude des moyens à mettre en œuvre pour combattre toute nouvelle agression de ce genre en Afrique. Le projet sera soumis à la prochaine conférence des chefs d’États et de Gouvernements de l’OUA.
Ainsi le leader guinéen a su tirer le meilleur parti de l’expédition menée le 22 novembre contre sa capitale. En condamnant les Portugais, les Africains à Lagos comme à New York songeaient sans doute surtout à leur sécurité propre. La solidarité a prévalu pour un temps sur les divergences politiques. Cependant en Guinée les enquêtes policières se poursuivent et le chef de l’État s’emploie à consolider son régime. Une certaine tension semble persister dans ce pays alors qu’aux frontières de la Guinée-Bissau, comme à celles de la Casamance d’ailleurs, la situation demeure toujours assez trouble.
Rétablissement des relations entre les deux Congo
Faisant suite à la visite inopinée faite en novembre à Kinshasa par le commandant Ngouabi et à la présence de ce dernier à la cérémonie d’investiture du général Mobutu le 5 décembre, la reprise des relations diplomatiques entre les deux Congo a été rendue effective le 15 décembre 1970. Conformément à des dispositions originales qui datent d’un accord de 1965, les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont été nommés ambassadeurs respectivement à Kinshasa et à Brazzaville et se sont fait représenter par deux chargés d’affaires tous deux officiers.
Ces mesures interviennent à un moment important de l’histoire des deux pays. Au Congo-Kinshasa, le général Mobutu vient en effet de voir son pouvoir personnel renforcé par les récentes élections. S’appuyant sur le MPR (Mouvement populaire de la Révolution), parti unique désormais présent partout dans le pays, il poursuit une politique de développement et de décolonisation économique, défend sa monnaie et fait appel aux investissements américains. Mais l’équilibre financier de l’État repose pour 70 % sur les cours du cuivre et, comme dans beaucoup d’autres pays du Tiers-Monde, reste donc dépendant des fluctuations des cours mondiaux. Depuis le début de l’an dernier, la baisse des cours de ce minerai a provoqué une diminution des ressources de l’État et le plan de développement, s’il veut se poursuivre à la cadence prévue, devra, pour faire face à cette situation nouvelle, tenir de plus en plus compte des investissements étrangers et en particulier de ceux des Américains. En raison de cette option fondamentale, le Congo-Kinshasa ne peut donc accepter qu’avec une certaine prudence tout rapprochement avec le régime socialiste voisin.
Au Congo-Brazzaville, le commandant Ngouabi doit faire face de son côté à une situation économique qui ne connaît guère de progrès et le parti unique, le Parti congolais du Travail (PCT), où domine une majorité agissante de radicaux, ne semble pas désirer, tout au moins actuellement, une réconciliation profonde avec le régime voisin. Les nationalisations récentes qui traduisent l’orientation plus marquée du pouvoir brazzavillois vers le socialisme ne peuvent qu’accentuer les divergences. Dans ces conditions, on peut se demander jusqu’à quel point l’heureuse réconciliation des présidents des deux Congo posera pour l’avenir des bases acceptables pour une coopération des deux régimes.
Proclamation de l’état de siège en Érythrée
Au cours de l’année 1970, les attentats manques de Nairobi en février, puis de Rome en mars, contre des appareils des Ethiopian Airways, ont appelé l’attention sur les groupes terroristes qui agitent l’Érythrée. Ceux-ci viennent à nouveau de se signaler en revendiquant l’assassinat du général Teshome Ergeton, commandant des troupes éthiopiennes en opérations dans cette province, tué dans une embuscade le 21 novembre sur la route d’Asmara à Keren. Aussi, pour faire face à une situation devenue préoccupante, le Gouvernement éthiopien a-t-il été amené le 16 décembre à prendre un certain nombre de mesures d’exception et en particulier à proclamer l’état de siège dans ce pays.
Limité à l’ouest par le Soudan, au sud par le Territoire français des Afars et des Issas, l’Érythrée qui borde la mer Rouge sur plus d’un millier de kilomètres a une superficie d’environ 120 000 km2 et une population estimée à près de 3 millions d’habitants. De tout temps, ce territoire fut une zone de contacts entre les tribus venues d’Arabie, du Soudan ou des hauts plateaux éthiopiens. De sorte qu’aujourd’hui, si l’Islam y est en certaines zones la religion prépondérante, le tigrigna qui y est parlé dérive comme l’amharique, langue officielle éthiopienne, du gueze parlé jadis en Arabie du Sud et employé encore maintenant par le clergé copte éthiopien. Rattachée à l’époque du Moyen-Âge à l’Empire ottoman, en 1855 à l’Empire éthiopien, occupé par les Égyptiens en 1868, l’Érythrée devint en 1890 colonie italienne. Elle demeura sous ce statut jusqu’en 1941 date à laquelle les armées alliées, bousculant les troupes italiennes, conquirent le pays qui fut alors provisoirement placé sous administration britannique laquelle expulsa d’ailleurs bon nombre d’Italiens. L’Italie ayant renoncé à toutes ses colonies lors du traité de paix de 1947, il revint à l’ONU d’avoir à décider de l’avenir du pays. Le 2 décembre 1950, l’Assemblée générale tenant compte « des droits et revendications de l’Éthiopie basés sur des raisons d’ordre ethnique, historique et économique » et du « besoin légitime de l’Éthiopie d’avoir accès à la mer » décidait que le territoire qui conservait une certaine autonomie serait fédéré à l’Empire du Négus. C’est ainsi que vit le jour le 12 août 1952 une « Fédération de l’Est » groupant les deux pays et que se constituait dans ce cadre un premier gouvernement érythréen. Cependant très vite, deux courants hostiles s’opposèrent. D’une part un parti unioniste, que présidait le Premier ministre érythréen, visait à une union avec les Éthiopiens. D’autre part, la Ligue musulmane et le Front occidental, formations d’opposition, étaient toutes deux hostiles à toute fusion. Ce n’est pourtant qu’en 1962 que le parti unioniste, majoritaire au Parlement, vota une motion recommandant l’union des deux pays. L’Empereur accéda à ce vœu le 16 novembre en proclamant l’Érythrée quatorzième province de l’Empire éthiopien.
Des heurts étaient inévitables d’autant plus que les opposants, soulignant le particularisme érythréen, exploitaient habilement les erreurs de l’administration en leur imputant notamment les difficultés de toutes sortes et en particulier les difficultés économiques dont, selon eux, elle se serait rendue coupable. Passant de la résistance passive à la lutte armée, ils trouvèrent d’autre part, au nom de la solidarité musulmane, des sympathies actives au Soudan d’abord, puis à Aden, à Damas, au Caire, à Bagdad, à Beyrouth, à Alger. Le Front de libération de l’Érythrée (FLE) qui s’est ainsi petit à petit constitué entretient maintenant une insécurité chronique et s’efforce de se faire connaître à l’extérieur par des actions spectaculaires. Les détournements d’avions comme l’embuscade qui a coûté la mort au général Teshome Ergeton en sont des épisodes. Adoptant des méthodes de guerre révolutionnaire, il s’impose auprès des populations, reçoit des armes d’origine russe, tchèque ou même dit-on chinoise. Quelques-uns de ses cadres sont formés en Syrie. La Libye lui accorderait aussi une aide financière. Et les dirigeants du FLE qui soignent leur propagande, ne cachent pas les bonnes relations qu’ils entretiennent avec les Palestiniens. Ils se rattachent ainsi au monde arabe car l’Érythrée, rappellent-ils, « se sent et se veut arabe ». Elle tente d’arracher par la force sa séparation de l’Empire éthiopien.
Cependant les Éthiopiens de leur côté soulignent qu’une partie importante de la population est copte. Ils estiment non seulement que la rébellion n’est le fait que d’une infime minorité mue par un fanatisme religieux entretenu de l’extérieur, mais encore que la séparation n’est nullement souhaitée par le peuple érythréen lui-même. Il ne s’agit, disent-ils, que de « bandits » infiltrés sur le territoire éthiopien pour y mener une campagne de brigandage, de sabotage et de subversion mettant en danger la sécurité publique.
Fort des principes de l’OUA qui interdisent aux États-membres toute ingérence dans les affaires intérieures des États et garantissant l’intangibilité des frontières, le gouvernement d’Addis Abeba entend régler seul le problème. Mais cet argument juridique n’est pas reconnu par tous les pays qui aident le FLE dont les chefs ne semblent pas vouloir s’accommoder d’un hypothétique compromis. ♦