Institutions internationales - La Conférence des Parlementaires de l'Otan - Le Fonds monétaire international (FMI) sous les projecteurs - Inquiétudes pour la Communauté européenne
La 26e Assemblée générale des Nations unies s’est ouverte le 21 septembre 1971 à New York dans une atmosphère assez sensiblement différente de celle qui régnait depuis quelques années. Alors que beaucoup se demandaient le « pourquoi ? » de ces délibérations dont on savait qu’elles n’aboutiraient à aucun résultat positif, cette année un certain espoir s’est manifesté, et une volonté d’agir s’est exprimée, espoir et volonté qui permettent à certains de se demander si l’organisation internationale ne va pas retrouver une partie du lustre qu’elle a perdu.
C’est qu’en effet, pour la première fois depuis longtemps, les représentants de 127 – et bientôt 130 pays – ont constaté qu’ils avaient des chances raisonnables de prendre une décision sur un problème à propos duquel ils n’avaient guère pu, jusqu’ici, que confronter leurs inconséquences et leurs impuissances, celui de la représentation de la Chine. Rien n’est réglé, mais la machine paraît « débloquée ». Dans quelle mesure, selon la thèse des États-Unis, la Chine communiste peut-elle devenir membre non seulement de l’ONU, mais du Conseil de sécurité, et Formose rester membre de l’Organisation ? L’adoption de cette thèse impliquerait celle des « deux Chine », à laquelle Pékin reste opposé, et en même temps annoncerait la reconnaissance d’un État formosan, que Pékin n’admet pas. Mais les partisans de l’universalité de l’ONU disposent de sérieux arguments, et c’est ainsi qu’ils souhaitent également l’admission des « deux Allemagne », donc implicitement celle des « deux Corée ».
Mais, pendant que se déroulaient les premiers débats de cette session de l’Assemblée générale de l’ONU, les développements de la crise monétaire dominaient la réunion annuelle du Fonds monétaire international (FMI) et celle de la Conférence des Parlementaires de l’Otan.
La Conférence des Parlementaires de l’Otan
Depuis 1953 la Conférence des Parlementaires de l’Otan joue un rôle utile, bien qu’elle ne possède aucune existence statuaire : elle est un révélateur de l’opinion publique. Sans doute le Conseil atlantique n’est-il pas tenu de se conformer à ses recommandations, mais il ne peut pas, ne fût-ce qu’indirectement, ne pas en tenir compte. Dans l’état actuel des préoccupations monétaires (et économiques par voie de conséquence), une résolution retient particulièrement l’attention : elle est un véritable blâme à l’encontre des États-Unis.
Après avoir exprimé leurs inquiétudes devant les conséquences des décisions américaines, les parlementaires ont rappelé que l’article 2 du Traité de Washington (qui créa l’Otan) insistait sur la nécessité d’une harmonisation des politiques économiques des États-membres (ce qui implique une consultation, procédure qui a été négligée par Washington) ; ils ont demandé aux gouvernements des États membres :
– de reconnaître les dangers que représentent des mesures unilatérales dans le domaine économique et monétaire, particulièrement la possibilité de mesures de représailles ;
– de chercher à réaliser le plus tôt possible, par des réunions du FMI et du « Groupe des Dix » (1) un accord sur l’ajustement des taux de change ;
– de prendre des mesures pour établir une réserve garantie internationalement afin de remplacer le rôle joué par le dollar, l’argent et l’or, et à cet égard de réviser le rôle actuel des « droits de tirage spéciaux » ;
– de travailler à des politiques à long terme pour remplacer les expédients grâce à une révision complète des Accords de Bretton-Woods.
Le principal auteur de cette résolution assez dure pour les États-Unis est le nouveau président de la Conférence, le Canadien Terence Murphy : sans doute peut-on y voir une indication de la taille que la crise monétaire a ouverte dans les relations entre les États-Unis et le Canada. Les États-Unis ont été isolés, comme ils l’ont été à la réunion du FMI.
Le FMI sous les projecteurs
Le 27 septembre s’est ouverte à Washington l’Assemblée annuelle du FMI. Depuis plusieurs années, cette confrontation des responsables financiers de plus de 100 États était soucieuse de la distorsion croissante entre le rôle national et la fonction internationale du dollar. Cette année, elle a été dominée par la crise monétaire et, au-delà de celle-ci, par la nécessité de préparer un nouvel ordre monétaire international. Si, en d’autres temps, ses travaux n’intéressaient guère que les techniciens, cette année ils se sont trouvés sous les feux de l’actualité la plus brûlante.
Qu’est-ce que le FMI ?
Alors même que la Seconde Guerre mondiale n’était pas terminée, les dirigeants alliés recherchèrent les bases et les procédures d’une coopération monétaire susceptible d’assurer la stabilité des échanges commerciaux. On ne pouvait envisager de revenir aux nationalismes monétaires et aux accords de compensation, qui ne sont qu’une forme moderne du troc. Aussi, tandis qu’à San Francisco les diplomates mettaient au point la Charte des Nations unies, qui devait assurer la paix par la soumission des États à une loi internationale, les financiers, réunis à Bretton-Woods, petite localité du New Hampshire, du 1er au 22 juillet 1944, élaborèrent des mécanismes destinés à imposer une discipline collective aux politiques monétaires nationales. Ils créèrent la Banque internationale pour la Reconstruction et le Développement (Bird), et le Fonds monétaire international.
Dans l’esprit de ses promoteurs, le FMI devait, comme l’ONU, être ouvert à tous les États. Mais, dès la conférence de Bretton-Woods, les considérations idéologiques intervinrent. Considérant que le principe de la libre circulation des capitaux et des biens se situait dans le droit fil du capitalisme, et prônant au contraire le contrôle des relations économiques avec l’étranger par le pouvoir politique, l’Union soviétique et les États qui lui étaient déjà soumis (sauf la Pologne) refusèrent leur participation. Pour des raisons tenant à des traditions de politique monétaire et craignant pour sa neutralité, la Suisse la refusa également (comme elle refusa d’adhérer à l’ONU). 44 États y adhérèrent. Compte tenu, d’une part du retrait de la Pologne en 1950 et de Cuba en 1964, et de l’exclusion de la Tchécoslovaquie en 1954, ce sont aujourd’hui 118 pays qui sont membres du FMI.
Le Conseil des Gouverneurs en est l’autorité suprême. Chaque État-membre a le droit de nommer un gouverneur et son suppléant : c’est, le plus souvent, soit le ministre des Finances, soit le gouverneur de la Banque centrale. Ce Conseil se réunit une fois par an, en septembre, en alternant Washington et une autre capitale. C’est au cours de cette Assemblée générale que, sous forme de « résolutions », sont prises les décisions qui affectent la vie du Fonds. Un organisme plus restreint (12 membres initialement, 20 maintenant) assure la continuité du travail : le Conseil d’Administration. 5 administrateurs sont nommés par les 5 pays dont les quotes-parts sont les plus élevées, 3 sont élus pour deux ans par les pays d’Amérique latine, la nomination des 12 autres résultant d’accords amiables entre les pays concernés. Ces administrateurs sont responsables de la gestion du Fonds. Surtout, ils peuvent en interpréter les statuts, ce qui leur confère un rôle considérable. Le Conseil d’Administration élit un Directeur général, dont le mandat de 5 ans est renouvelable. Dès 1945, il fut convenu que ce poste ne serait pas attribué à un Américain. L’actuel Directeur, le français Pierre-Paul Schweitzer, élu en novembre 1963, est le successeur du belge Camille Gutt et des suédois Ivar Rooth et Per Jacobson. Le Directeur est responsable du personnel du Fonds (800 fonctionnaires internationaux), il prépare les réunions et il représente le Fonds auprès des autres organismes internationaux.
Mais c’est au « Groupe des Dix », dont il a été question plus haut, qu’il appartient, sinon en droit, du moins en fait, de fixer les orientations majeures de la coopération monétaire internationale, sans pour autant d’ailleurs porter atteinte aux prérogatives du Conseil d’administration en matière d’interprétation des statuts. Les membres de ce « groupe » se sont, en outre, engagés à accorder, en cas de besoin, les prêts qui seraient nécessaires au Fonds pour faire face aux demandes de crédits présentées par des États-membres en difficulté.
Les ressources du FMI proviennent d’origines diverses. En premier lieu, chaque État-membre souscrit une quote-part, qui détermine le nombre des voix dont il dispose. Le versement de cette souscription doit s’effectuer pour 25 % en or, pour 75 % en monnaie nationale ou en effets négociables. Ces quotes-parts déterminent donc le « poids » des États au sein des divers organismes du Fonds. En tant que membre, chaque État dispose de 250 voix, plus une voix supplémentaire pour chaque fraction de sa quote-part équivalente à 100 000 dollars. C’est ainsi que le Botswana et le Lesotho, qu’ont les quotas les plus bas, contrôlent chacun 250 voix, et que les États-Unis, avec une quote-part de plus de 5 milliards de dollars, en contrôlent près de 52 000, soit 22 % du total. L’application du principe de la pondération des voix atténue, mais n’annule pas ces disparités.
Outre ses revenus propres (qui viennent surtout d’une « commission » payée en or par les États qui ont recours à lui) le FMI peut recourir à l’emprunt. En outre, depuis 1961, il pratique la politique des Accords généraux d’emprunt (AGE) dans laquelle s’affirme le rôle majeur du « Groupe des Dix ». Par l’accord de Paris du 13 décembre 1961, 8 gouvernements et 2 banques centrales s’engagèrent à mettre à la disposition du Fonds des « crédits de confirmation » pour un montant de 6 Md$. Par cet accord, le « Groupe des Dix » s’érigeait en garant de l’ordre monétaire international. Ces AGE ont été utilisés en 1954, 1965 et 1966 au bénéfice de la livre, en 1968 et en 1969 au bénéfice du franc.
Le FMI est à la fois un tribunal et un organisme d’assistance. Il doit faire respecter le bon ordre des transactions de change. C’est ainsi que tout changement de parité ne peut s’effectuer que dans son cadre et sous sa surveillance. Si un pays veut dévaluer sa monnaie, il doit en demander l’autorisation au Fonds et, pour bénéficier de l’aide de celui-ci, s’engager à remédier aux déséquilibres économiques qui ont rendu la dévaluation nécessaire. Il n’est pas une banque, il ne dispose pas d’un capital et il ne consent pas de prêts. Son rôle est de fournir aux pays membres qui lui en font la demande la monnaie d’autres pays, en échange d’or ou de monnaie nationale du pays demandeur. Ce dernier procède auprès du Fonds à des achats (tirages) de devises étrangères, qu’il paie avec sa monnaie nationale, en s’engageant à racheter un montant équivalent de sa monnaie nationale au moyen d’or ou de devises convertibles. Ainsi, un pays en difficulté peut éviter la dévaluation.
Depuis le 1er janvier 1970 les États-membres bénéficient de droits de tirage spéciaux (DTS) : ils n’ont aucun dépôt en or ou en devises à effectuer. La procédure repose en fait sur un jeu d’écritures, dont le but était de répondre au besoin croissant de liquidités internationales. Elle ne visait pas à remédier aux déficits des balances des paiements, et le général de Gaulle avait pu ainsi la qualifier de « cautère sur une jambe de bois ». Elle ne réglait pas le problème monétaire international : les événements l’ont prouvé. Cette procédure vise essentiellement à la création de réserves qui peuvent être utilisées comme de l’or, et sont d’ailleurs exprimées en poids d’or. Elles sont allouées au prorata des quotas. Le fonctionnement du système devait toutefois conduire à ce que les pourcentages de DTS soient comparables dans les réserves des divers pays. En d’autres termes, depuis le 1er janvier 1970, les réserves de change sont constituées pour une part en or, pour une part en monnaie de réserve (jusqu’ici dollar et livre) et pour une part en DTS, ces derniers ayant partout à peu près la même importance, et étant proportionnels aux réserves de change dans leur ensemble.
Le déséquilibre de la balance des paiements de nombreux pays, la nécessité de maintenir et même de renforcer la coopération monétaire, ont fait du FMI l’un des instruments essentiels de la vie internationale. Sans doute le contrôle qu’il exerce sur les « plans de stabilisation » destinés à remédier aux déséquilibres monétaires n’est-il pas contraignant, mais il n’en implique pas moins une certaine aliénation de la souveraineté en matière monétaire – au moins en principe – par la soumission des États à une loi internationale. Mais il a été placé à diverses reprises devant le fait accompli, et c’est ainsi que la décision allemande de faire « flotter » le mark, puis celle du président Nixon de suspendre la convertibilité du dollar, ont été prises indépendamment de lui. Son prestige en a été atteint. Mais, ses principes demeurant intacts, on imagine mal qu’il pourrait ne pas être la clef de voûte du nouveau système monétaire international qui devra être bâti lorsque la crise présente aura été surmontée.
Sur les 1 000 personnes qui se réunirent à Bretton-Woods pour donner des bases financières saines au monde qui allait tenter de renaître, beaucoup venaient d’Europe, passaient de la géhenne d’une guerre atroce à la sécurité et à l’abondance de la Nouvelle-Angleterre. Sur quel socle auraient-ils pu poser leur œuvre, sinon sur le dollar ? Celui-ci fut placé au centre du système monétaire. La situation était telle, alors, que le dollar avait la valeur d’un étalon. Il s’était défini une valeur fixe par rapport à l’or, 35 $ pour une once de 31,10 grammes, il la conserva, devenant en fait l’égal de l’or. En un mot le monde occidental accepta le dollar comme monnaie sous-jacente à toutes les autres, étant entendu que les États-Unis convertiraient en or tiré de leurs propres réserves tous les dollars qui seraient présentés par les banques centrales. C’est ce système qui s’est effondré. Mais s’il s’est effondré, c’est que la situation est devenue fondamentalement différente de celle de Bretton-Woods : à la pénurie de dollars a succédé la pléthore de dollars.
La situation du FMI est devenue délicate en 1960. De 1946 à 1955, le déficit des paiements courants du reste du monde à l’égard des États-Unis s’éleva à 38 Md$. Cette somme était supérieure au stock d’or monétaire détenu par le reste du monde en dehors des États-Unis. 96 % de ce gigantesque déficit naquit au cours de la période 1946-1949 : c’est dire à quel point la situation s’améliora avec la reconstruction des économies dévastées par la guerre. De 1947, à 1949, l’aide américaine aux pays d’Europe occidentale représenta plus du quart de la valeur totale des importations européennes de biens et services. En 1950, ce pourcentage tomba à 19 %, puis à 11 % en 1951, à 9 % en 1952, à 6 % en 1953, à 5 % en 1954, à 4 % en 1955. Dès 1957, il n’était plus question de pénurie de dollars. La « crise du dollar » s’ouvrit en fait à ce moment-là, mais comme l’on vivait alors en plein dans la guerre froide, nul ne songea à poser le problème. C’est alors que la balance des paiements des États-Unis devint déficitaire : les réserves de métal diminuèrent tandis qu’augmentait la dette extérieure à court terme. Les engagements pris à Bretton-Woods en matière de convertibilité du dollar devenaient caducs… De 1953 à 1958, les réserves d’or américaines diminuèrent de 1,5 Md$, de 4,5 en 1958 et 1962. La situation présente s’annonçait… En 1948, le stock d’or américain représentait 24,4 Md$, la dette extérieure à court terme 6,1. En 1960, le montant de cette dette avait triplé par rapport à 1948, et s’élevait à plus de 17 Md$ : c’était alors la valeur des réserves d’or. En 1963, la dette extérieure s’élevait à 21,3 Md$, dépassant de plus de 6 Md les réserves d’or, qui n’atteignaient que 15,6 Md$… La dégradation se poursuivit. Le 15 août dernier, ces réserves étaient réduites à 10 Md, cependant qu’environ 60 Md$ figuraient en Europe dans les livres des banques centrales ou sur les comptes des particuliers. L’embargo sur l’or était inéluctable. Logiquement, il aurait pu intervenir en 1960, lorsque le montant de la dette avait égalé celui des réserves d’or, non par accident, mais par convergence de deux évolutions inverses : c’est en 1960 que la courbe ascendante de la dette et la courbe descendante du montant des réserves se sont recoupées.
Dès lors que l’on considère que la paix mondiale exige un certain ordre monétaire, une organisation est indispensable. L’idée centrale des accords de Bretton-Woods et les principes du FMI ne sont pas en cause en tant que tels. Mais la position mondiale du dollar ayant changé, c’est sa place dans le système monétaire qui ne peut plus être ce qu’elle était. En période de pléthore de dollars, on ne peut plus raisonner comme on le faisait en période de pénurie de dollars. Les conséquences économiques de la seconde guerre mondiale ne pèsent plus sur les rapports entre le dollar et les autres monnaies. Dès maintenant, les États-Unis et la Communauté européenne sont moins les partenaires que l’on avait rêvé qu’ils seraient, que des concurrents… Reste à savoir comment réagiront les uns et les autres pour bâtir un nouveau système, qui adapterait les principes de coopération définis à Bretton-Woods et mis en œuvre par le FMI à des potentiels monétaires nouveaux. Il est difficile d’imaginer que ce système soit fondé sur le dollar, et il ne peut pas l’être contre lui.
Inquiétudes pour la Communauté européenne
Dans l’immédiat, au-delà des discussions monétaires, la Communauté européenne doit faire face aux conséquences de la crise. Dans un premier temps, les « Six » ont réagi en ordre dispersé, chacun se référant à ses intérêts particuliers, ou à ses thèses. Puis l’exigence communautaire s’est réimposée, et ils ont alors défini une position commune. Ils y ont été d’autant plus incités que la Grande-Bretagne et le Japon les ont rejoints dans leur souci de ne pas se soumettre à une situation à la genèse de laquelle ils n’ont eu aucune part de responsabilité. Puis se sont posés les problèmes spécifiquement européens.
La position commune adoptée par les « Six » le 13 septembre 1971 ignorait toute complaisance : en posant comme condition préalable à l’assainissement monétaire la suppression de la surtaxe de 10 % sur les importations et les autres mesures commerciales mises en œuvre par les États-Unis, en préconisant un réalignement des monnaies incluant une dévaluation du dollar et, de façon plus générale, en se prononçant pour une atténuation du rôle international du dollar, c’est une réponse en forme de défi que les « Européens » ont adressée aux États-Unis. Mais c’est avec réticence que M. Schiller, ministre allemand des Finances, s’était rallié à cette réponse, présentée par la Commission, et l’on n’a guère tardé à enregistrer de nouvelles manifestations de cette réticence.
M. Josef Ertl, ministre allemand de l’Agriculture a, le 28 septembre 1971 à Bruxelles, annoncé que son gouvernement n’envisageait pas avant longtemps la disparition des « montants compensatoires » qui frappent les échanges agricoles depuis qu’en mai dernier l’Allemagne et les Pays-Bas ont adopté des taux de change « flottants ». Ces taxes de péréquation, mélange de droits de douane et d’aides à l’exportation, ont pour objectif de corriger, dans toute la mesure du possible, les effets des variations de change entre les monnaies. Elles visent à éviter que les pays dont les monnaies ne fluctuent pas – la France et l’Italie – tirent parti de la complexité du système des prix agricoles communautaires pour inonder de leurs produits les marchés de la République fédérale et du Benelux. En d’autres termes, les « montants compensatoires » constituent un « dispositif d’écluse » pour protéger les paysans des pays à monnaie « flottante ». Mais ils ont un terrible inconvénient : ils divisent le Marché commun en trois zones douanières, l’Allemagne, le Benelux et le groupe France-Italie. Aussi envisageait-on leur suppression rapide dès le retour aux parités fixes du mark, du florin et du franc belge. Le 28 septembre 1971, l’Allemagne a annoncé qu’elle s’opposerait à leur élimination même après la réévaluation officielle de sa monnaie. L’abrogation de ce système serait, selon M. Ertl, une réduction des prix payés aux agriculteurs allemands, ce qu’il estime politiquement impensable. Il demande ainsi aux autres pays membres de la Communauté de renoncer à l’idée d’un marché parfaitement unifié, à l’intérieur duquel les produits agricoles étaient censés circuler sans la moindre entrave.
Selon M. Ertl, cette décision ne remet pas en cause les principes de la Politique agricole commune (PAC), c’est-à-dire la préférence donnée aux producteurs de la CEE sur ceux des pays tiers, et la solidarité financière des « Six » devant les dépenses de soutien. Il est douteux que cet argument soit accepté par les partenaires de la République fédérale. Depuis le 12 mai 1971, jour où, à contrecœur, ils ont accepté qu’un système de taxes aux frontières soit instauré, ils demandent que le cloisonnement des marchés (situation qui prévalait dans la CEE entre 1962 et 1967, avant la fixation des prix communs) soit d’une durée aussi brève que possible, si l’on veut éviter de freiner le développement du commerce intracommunautaire et de renforcer les tendances autarciques des six agricultures. Ils n’ont aucune raison de changer d’avis. On peut ainsi se demander si ce coup porté au Marché commun agricole n’amorce pas un mouvement qui, degré par degré, aboutirait au démantèlement de l’édifice bâti depuis 1962 – dans une large mesure grâce à la détermination française. Ces craintes sont d’autant plus justifiées que l’entrée de la Grande-Bretagne va renforcer les rangs de ceux qui préfèrent les facilités du libre-échangisme aux exigences communautaires. Au-delà de la crise monétaire c’est l’avenir même de l’Europe communautaire qui est remis en question. ♦
(1) Conçu en 1961, entré en fonction en 1963, ce « Groupe des Dix » réunit les représentants des pays les plus industrialisés du monde occidental et de l’Asie : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Suède, Canada et Japon. Il joue le rôle de « directoire » du FMI.