Outre-mer - Tchad : le complot de Fort-Lamy - Afrique du Sud : politique du dialogue ; Visite du docteur Banda (1er président du Malawi)
Tchad : le complot de Fort-Lamy
Rien ne laissait présager un coup d’État au Tchad à la fin du mois d’août. En effet, les mesures de clémence et d’apaisement prises depuis le début de l’année par le président Tombalbaye commençaient à porter leurs fruits et la « réconciliation nationale » qu’il avait préconisée était en bonne voie de devenir réalité.
Aussi l’étonnement a-t-il été grand, le 27 août 1971, lorsqu’on apprit la découverte d’un complot fomenté à Fort-Lamy en vue d’abattre le chef de l’État.
La surprise ne fit qu’augmenter quand on sut que M. Baba Hassane, ministre des Affaires étrangères, avait porté à la connaissance du corps diplomatique rassemblé la rupture des relations avec la Libye, accusée d’avoir « tenté, ouvertement, avec l’aide d’une grande puissance impérialiste… de s’ingérer dans les affaires intérieures de la jeune République tchadienne ».
Pour lancer cette « bombe diplomatique », les autorités de Fort-Lamy se fondaient sur les aveux faits par le principal acteur de ce drame mystérieux, l’ex-député Ahmed Abdallah, quelques instants avant son suicide. Le président Tombalbaye, faisant allusion à « deux illustres prisonniers », ajoutait que toutes dispositions avaient été prises afin que ce qui était arrivé à Ahmed Abdallah ne leur arrivât point. Il s’agissait en fait de deux Français qui n’avaient aucun rapport avec le complot et qui devaient être libérés quelques jours plus tard.
Dès l’annonce de ces nouvelles, le gouvernement libyen démentait catégoriquement qu’il ait eu un rapport quelconque avec la tentative de renversement du régime existant au Tchad. Tout en exprimant le regret que les dirigeants de Fort-Lamy aient cru pouvoir faire état d’une collusion entre la Libye et un pays colonialiste, il rejetait sur le Tchad les conséquences de cette décision inamicale.
Au cours de sa conférence de presse du 6 septembre 1971, le président Tombalbaye tenait à « faire toute la lumière sur la conspiration ourdie contre le Tchad… entreprise criminelle de grande envergure visant purement et simplement à l’asservir, en le soumettant idéologiquement et surtout économiquement, à des puissances étrangères de tout bord ». Puis, passant au déroulement théorique de l’affaire, il expliquait comment une campagne d’intoxication bien menée devait le pousser à effectuer une répression massive au sein des milieux politiques et administratifs et comment ces mesures de sévérité injustifiées devaient entraîner le mécontentement général et un « soulèvement gigantesque » débouchant tout naturellement sur la guerre civile.
Ce plan machiavélique, basé sur la provocation, et qui devait entraîner une crise de confiance destinée à l’isoler, n’avait pas réussi et les documents saisis prouvaient « …que le réseau qui opérait à Fort-Lamy avait des prolongements hors des frontières et que les cerveaux locaux de la conspiration, tous étrangers, utilisaient des comparses tchadiens… dont Ahmed Abdallah… instrument et non cerveau de la conspiration ».
Quant à la grande puissance impérialiste et colonialiste, elle n’était pas nommée « à cause des nécessités de l’enquête et en vertu des usages diplomatiques ».
D’aucuns échafaudaient déjà une hypothèse hasardeuse et concluaient que la puissance non désignée était la France. Mais le président tchadien avait beau jeu de démonter leurs calculs en rappelant l’amitié née sur les champs de bataille de la dernière guerre et qui unit encore très étroitement les deux Nations. Il mettait également l’accent sur l’aide apportée par la France au Tchad, aide indispensable dans de nombreux domaines et notamment sur le plan militaire.
S’exprimant, selon ses propres termes, avec la « clarté de l’eau de roche », le président Tombalbaye dénonçait enfin l’ingérence libyenne dans les affaires intérieures du Tchad et annonçait qu’il avait « des preuves accablantes » contre le gouvernement de Tripoli dont le programme visait à « intégrer le Tchad dans son orbite, lui inspirer une culture arabe et contrôler son économie ».
À partir de là c’était l’escalade !
Des deux côtés, les passions se déchaînaient et aux outrances des uns répondait la violence des autres. Violence verbale, fort heureusement, qui se traduisait par des accusations réciproques d’aide à la rébellion et d’immixtion dans les affaires nationales. Les invectives de la radio libyenne pleuvaient sur le Tchad. À Fort-Lamy, on n’hésitait pas à affirmer « en toute tranquillité d’esprit » que le colonel Kadhafi n’était pas suffisamment solide pour se mesurer avec le Tchad.
Cela répondait, il est vrai, à la reconnaissance par Tripoli du Front de libération nationale tchadien (Frolinat).
Arrivé à un point d’excitation aussi grave, ce conflit, à base d’interviews à la presse et de communiqués à la radio, ne pouvait s’éterniser. Il fallait, soit en découdre, soit mettre une sourdine à cette dangereuse polémique. Comme il n’était pas question de se battre aux frontières, il semblait évident que l’heure des arrangements avait sonné et ce, en dépit des manœuvres provocatrices des dirigeants du Frolinat, telle l’annonce de l’exécution de deux militaires français faits prisonniers par les rebelles Tchadiens. À vrai dire, cette nouvelle qui, bien que démentie par les autorités françaises, n’en avait pas moins suscité une indignation justifiée, venait à point pour mettre en évidence l’irresponsabilité des chefs de la rébellion et la nécessité de négocier une formule de compromis entre les deux antagonistes.
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Le président du Niger, M. Hamani Diori, est sans conteste la personnalité la plus en vue, à la fois pour l’intérêt qu’il porte au différend tchado-libyen et pour l’observance d’une stricte neutralité. De surcroît, le Premier nigérien, entretient des relations de bon voisinage avec le colonel Kadhafi comme avec le président Tombalbaye. Invité à Tripoli lors des fêtes organisées pour commémorer la Révolution, il a été l’objet d’attentions particulières de son hôte qui l’a même, en cette circonstance solennelle, décoré de l’ordre de la République libyenne. D’autre part, il jouit à Fort-Lamy d’un prestige indéniable. N’est-ce pas grâce à sa médiation qu’à la fin de l’année 1966 le gouvernement de Khartoum a accepté de surveiller les agissements des fauteurs de troubles installés au Soudan ?
En Libye comme au Tchad, le président Hamani Diori est assuré de recevoir un accueil cordial et d’être écouté. Il est donc l’homme d’État le mieux placé pour prendre l’initiative d’une démarche de conciliation.
Après s’être assuré du soutien de ses pairs africains, le président Hamani Diori a repris son bâton de pèlerin pour aller prêcher la paix à Tripoli et à Fort-Lamy.
On sait encore peu de choses quant au résultat de ces bons offices. Mais il est évident que pour rendre la tâche du médiateur moins ardue il conviendrait que les deux parties mettent en sommeil leurs griefs réciproques et, dans l’immédiat, arrêtent la guerre par la voie de presse et sur les ondes. Une pause-réflexion ne saurait manquer de leur être également salutaire.
M. Hamani Diori s’est chargé d’une mission aussi désintéressée que complexe et difficile. On lui souhaite volontiers plein succès.
Afrique du Sud : politique du dialogue ; visite du Dr Banda
La politique de dialogue préconisée par M. Houphouët-Boigny a soulevé une puissante vague d’intérêt à travers toute l’Afrique et le Tiers-Monde. Pour le Premier ivoirien, le bien-être des peuples et le maintien de la paix en Afrique noire réclament un rapprochement avec l’Afrique du Sud. Il affirme qu’une guerre raciale serait une véritable guerre civile, profitable en définitive aux grandes puissances mais, par contre, fatale aux pays africains. Partisans et adversaires de cette idée-force s’affrontent et se combattent d’abord dans sa discussion et encore davantage dans sa réalisation. Il convient de reconnaître que, dans l’immédiat, une faible partie de l’Afrique seulement est prête à suivre M. Houphouët-Boigny dans son expérience.
Une des premières manifestations concrètes de cette politique d’ouverture est la visite du président du Malawi, le Dr Banda, en Afrique du Sud.
Pour le gouvernement sud-africain, elle est la preuve du succès de sa politique de rapprochement à l’égard des États noirs et aussi l’occasion de donner bonne conscience au pays de l’apartheid. On aimerait démontrer à Pretoria que l’application de la politique de la discrimination raciale ou, plutôt, du « développement parallèle et simultané de chaque groupement ethnique, blanc et noir, sans interférence et sans conflit », est, non seulement souhaitable et nécessaire, mais également supportable. Les Afrikanders qui soutiennent le parti nationaliste de M. Vorster dans la mise en œuvre rigoureuse de l’apartheid savent que cette politique contraire aux lois de l’humanité, à l’universalisme chrétien comme au rationalisme scientifique, à l’humanisme philosophique des droits de l’homme comme à la simple morale, les met au ban des nations civilisées. En acceptant le dialogue avec le chef d’État malawite, on espère à Pretoria rompre un isolement diplomatique fort incommode.
Sur un plan plus pratique, la République sud-africaine en pleine expansion économique a un besoin vital de la main-d’œuvre noire et, d’autre part elle entend lier de fructueuses relations économiques et commerciales avec des États voisins dont le développement est susceptible d’élargir et d’enrichir le marché africain.
Quant au Dr Banda, s’il a accepté l’invitation de l’Afrique du Sud, malgré les nombreuses critiques encourues, c’est sans doute pour manifester sa solidarité à tous les Noirs qui peuplent cette république blanche et pour montrer par sa présence qu’une réconciliation entre les différents groupes raciaux de l’Afrique est aisément réalisable. Le président malawite a toujours ambitionné d’être le grand libérateur des Noirs d’Afrique du Sud. Par ailleurs, en homme d’État réaliste qu’il est, il veut développer entre le Malawi et l’Afrique du Sud toutes les formes d’une collaboration politique, économique, voire militaire. Car, en effet, le Malawi, petit pays allongé aux bords du lac Nyassa, entouré de voisins remuants, a les meilleures raisons de rechercher l’amitié d’une nation puissamment armée.
Avant même d’entreprendre son voyage, le Dr Banda savait qu’il bravait l’opinion africaine dans sa grande majorité. Mais, guidé par son pragmatisme habituel, il en acceptait les risques, allant même jusqu’à déclarer que l’expulsion du Malawi de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le laisserait indifférent…
Et le lundi 16 août, il arrivait en avion de Blantyre. Lorsque son appareil se posa sur la piste de l’aérodrome de Johannesburg, 21 coups de canon retentirent. Le président de la République sud-africaine était là pour lui réserver un accueil digne de son rang, puis il était logé avec sa suite dans le plus grand hôtel de la ville et dans la soirée, le Premier ministre offrait un grand dîner en son honneur.
Le lendemain après une visite au Cap et à la base navale de Simonstown, il était reçu à l’Université afrikaans de Stellenbosch où il haranguait les étudiants.
La visite d’une mine du Rand occidental fut un heureux prétexte à la rencontre de quelques milliers de compatriotes. Se déplaçant très librement, il put s’entretenir avec les chefs des huit « Homelands » et « Bantoustans » de la République. Enfin, il donna un grand banquet qui, outre les hautes personnalités blanches, réunissait les chefs des huit régions noires, les présidents des Conseils métis et indien, et les membres du conseil municipal de Soweto, tous accompagnés de leurs épouses. Cette réception multiraciale restera un événement extraordinaire pour un corps diplomatique, habitué aux repas officiels réservés aux Blancs.
Lorsque le vendredi 20 août, après avoir tenu une dernière conférence de presse, le Dr Banda repartait pour le Malawi, il avait de multiples raisons d’être satisfait. En effet, il avait profité de ce bref séjour en Afrique du Sud pour établir le plus grand nombre de contacts possibles entre Blancs et Noirs, forçant par là le gouvernement de Pretoria à transgresser les strictes lois de l’apartheid. En aucun cas, il ne se laissa intimider par tout le cérémonial dont on l’entourait à dessein et garda en toutes circonstances une attitude indépendante tellement éloquente qu’elle réduisait à néant les blâmes formulés par des censeurs mal avisés qui lui reprochaient de n’être qu’un client de la République sud-africaine disposé à toutes les compromissions avec le régime de Pretoria.
Partout, le président malawite exposa sa politique nettement mais sans agressivité. Avec une remarquable franchise, il affirma qu’il était contre l’apartheid, faisant même l’éloge d’un des fondateurs de l’African National Congress (1). Devant la foule noire de Soweto, il s’expliqua ainsi : « Je n’aime pas le système de l’apartheid, mais si j’isole l’Afrique du Sud, si je la boycotte, je vous isole, mon peuple, mes enfants ! ».
La population noire lui réserva un accueil chaleureux et se félicita de son action qui « est une victoire pour les Africains de ce pays… un pont entre Blancs et Noirs… le début de la ruine finale de l’apartheid ». Parmi cette population sensibilisée, il sut s’attirer la sympathie de la jeunesse étudiante.
Il s’en faut que tout dans les actes et les déclarations du Dr Banda n’ait plu à ses hôtes sud-africains, mais il semble que dans l’ensemble on soit plutôt satisfait à Pretoria où l’on souhaite que l’exemple donné soit suivi par d’autres. Les surprenantes réactions zambiennes au voyage du président du Malawi sont là pour témoigner d’une évolution dans l’attitude de certains États, initialement opposés à la conciliation. On a pu lire à Lusaka dans le journal Sunday-Times du 22 août 1971 : « L’Afrique du Sud découvre que le multiracialisme est possible et peut être appliqué relativement sans peine… Il nous est impossible de découvrir dans ce pays un événement qui ait autant ébranlé les institutions et les attitudes de l’apartheid. Ce qui s’est passé durant ces quatre jours a été un progrès spectaculaire dans l’inexorable écroulement de l’apartheid. Le Dr Banda le savait et c’est pour cela qu’il est venu. Telle est la leçon essentielle qu’il faut tirer de la visite du président du Malawi ».
Sans partager entièrement cet optimisme, on peut admettre que cette visite, dont le principal objectif était le renforcement des liens politiques et économiques existant entre Pretoria et Blantyre, aura de profondes répercussions tant sur le plan intérieur sud-africain que sur le plan international. L’espoir qu’un jour la ségrégation disparaîtra s’éveille dans l’âme des peuples africains et notamment au sein de la population noire de la République sud-africaine qui a mieux pris conscience, durant ces quelques jours de liesse exceptionnelle, des améliorations possibles de son sort.
On peut noter également que le succès de la politique de contact direct adoptée par le président Banda constitue un sérieux encouragement pour les autres peuples d’Afrique. La République malgache, elle-même en pointe dans cette voie, intensifie les rapports avec ses voisins d’outre-Mozambique, tandis que le dynamique président de l’Ouganda, le général Idi Amin [Dada], « désireux d’étudier les problèmes sur place », s’apprête à envoyer une délégation en Afrique du Sud, afin, a-t-il déclaré, de « ne pas être abreuvé de mensonges et de fausses nouvelles ».
Le gouvernement de Pretoria devra tenir compte de cette évolution dans les mentalités, faute de quoi il décevra les chefs d’États africains disposés à se rapprocher de lui et provoquera l’amertume et le ressentiment de ses sujets Noirs. Ce serait une erreur et une faute de faire tourner court la politique réaliste du dialogue, mise en œuvre grâce aux efforts et à la persévérance d’hommes de bonne volonté tels les présidents Tsiranana, Houphouët-Boigny et Banda : cette politique est nécessaire à la paix et au progrès de l’Afrique tout entière. ♦
(1) Parti « non blanc » déclaré « hors la loi ».