Institutions internationales - L'irruption de la Chine à l'ONU - Les « URSS » et les « deux Allemagne » à l'ONU - La révolte des pays pauvres - Confrontations à l'Union de l'Europe occidentale (UEO)
Il était normal que des événements aussi considérables que la crise du système monétaire international ouverte (ou plutôt mise en lumière) par les décisions américaines du 15 août 1971, le « oui » de la Grande-Bretagne à l’Europe, l’entrée de la Chine à l’ONU, développassent très rapidement leurs conséquences. Les faits se sont chargés de confirmer cette logique, au point que c’est le système international lui-même qui est en mutation profonde.
L’irruption de la Chine à l’ONU
Trois semaines après le vote de l’Assemblée générale des Nations unies et l’expulsion de Taïwan, la délégation de Pékin a occupé pour la première fois le 15 novembre 1971 les sièges de la mission nationaliste. La Chine avait été admise aux Nations unies ; en fait, elle y a fait irruption. Officiellement, la séance était consacrée au débat sur la proposition soviétique de tenir une conférence mondiale sur le désarmement. On aurait pu penser que le délégué chinois, M. Chiao Kuan-Hua, vice-ministre des Affaires étrangères, se contenterait d’une allocution « classique ». En fait, il a immédiatement montré ce que sera son attitude. Le discours qu’il a prononcé n’a guère innové par rapport à ce que l’on savait des propositions de Pékin, mais il annonce des journées agitées à ceux qui avaient pu nourrir l’illusion d’une « conversion » de la diplomatie chinoise au style policé, voire ronronnant, qui prévalait bien souvent jusqu’ici dans le gratte-ciel de Manhattan.
En s’opposant immédiatement aux entreprises des États-Unis et de l’Union soviétique pour parvenir à un « prétendu désarmement nucléaire », qui ne ferait que légaliser leur « chantage », en demandant le retrait de toutes les forces américaines d’Indochine et du détroit de Formose, en affirmant que la Chine fournit une aide militaire « gratuite » aux mouvements de libération et qu’elle ne sera jamais une superpuissance, M. Chiao Kuan-Hua a annoncé clairement son intention de mener la vie dure aux deux chefs de file de ce qui fut le monde bipolaire. C’est en champion des pays en voie de développement qu’il s’est présenté, soutenant d’emblée toutes les revendications avancées jusqu’à présent par leurs représentants, qu’il s’agisse du prix du pétrole ou de la limite des eaux territoriales.
Sans doute la diplomatie chinoise a-t-elle montré, surtout ces derniers mois, qu’elle savait mettre en œuvre une tactique très souple au service de cette stratégie ambitieuse. Il reste que les prérogatives attachées au siège chinois à l’ONU donnent à Pékin des outils de premier choix pour faire prévaloir ses conceptions. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, son délégué pourra, par son droit de veto, bloquer toute résolution sur laquelle Américains et Soviétiques se seraient mis d’accord.
Une situation nouvelle pourrait en résulter dans le conflit du Proche-Orient : pour commencer, il était difficile d’imaginer que la « concertation à quatre », pour laquelle la France a déployé tant d’efforts, puisse se poursuivre sans changement, la Chine ayant suffisamment condamné l’intervention des grandes puissances dans le conflit. Le discours du délégué chinois a, le 15 novembre, été particulièrement « dur » à cet égard. Pékin s’est prononcé pour la restauration du « peuple palestinien » et n’approuve pas la résolution du Conseil de sécurité votée sans sa participation le 22 novembre 1967. L’autre revendication chinoise, visant à faire annuler par l’Assemblée générale les résolutions « illégales » votées pendant la guerre de Corée, a certes fort peu de chances d’aboutir, mais elle montre aussi dans quel esprit combatif Pékin a fait son entrée officielle sur la scène internationale.
De fait, le 22 novembre 1971, la Chine a refusé de participer à la concertation sur le Proche-Orient, et ce jour-là était précisément le 4e anniversaire de la fameuse résolution 242 du Conseil de sécurité (votée le 22 novembre 1967 à la suite de la guerre des Six Jours). Cette résolution était la base de la « concertation à quatre » comme de la mission Jarring, et il ne peut subsister désormais aucun doute que l’ensemble de cet échafaudage diplomatique, le seul disponible pour étayer d’éventuelles négociations au Proche-Orient, s’est écroulé. Construite sur une unanimité factice dont la poutre maîtresse était une erreur de traduction sans doute intentionnelle, la résolution 242 avait démontré sa fragilité, mais sa suppression complète ne consolide pas l’édifice. L’Assemblée générale condamnera sans doute encore Israël, mais une résolution de cette Assemblée ne constitue qu’une « recommandation », et cette « recommandation » ne peut remplacer une résolution du Conseil de sécurité qui, seule, a force exécutoire. Or tout texte acceptable pour Pékin au Conseil de sécurité ne laisserait d’autre choix à Washington que de mettre son veto.
Peut-être, en consacrant ainsi définitivement l’impuissance de l’ONU, l’intransigeance chinoise pourrait-elle aboutir paradoxalement à ne laisser aux pays arabes que le choix entre une nouvelle défaite militaire et des négociations directes avec leur vainqueur de 1967. Pour l’heure, et malgré l’acuité de la crise israélo-arabe, le conflit indo-pakistanais risque d’offrir à l’ONU une occasion plus immédiate de tester l’attitude chinoise.
Le Conseil de sécurité n’a pas pu ne pas se préoccuper du conflit indo-pakistanais. Mais en dépit des efforts des États-Unis, puis d’une initiative franco-britannique qui paraissait pourtant susceptible de trouver un consensus, il n’a pu qu’enregistrer sa propre impuissance. Il a été dominé par l’antagonisme russo-chinois, et c’est là un changement considérable dans le jeu international. Jusqu’ici, les « affrontements indirects » opposaient les États-Unis et l’Union soviétique. Il semble qu’ils doivent maintenant opposer celle-ci et la Chine, dans des conflits marginaux en Asie, où l’« après-Vietnam » risque de ne pas être une ère de paix. Moscou « derrière » New Delhi, Pékin « derrière » Islamabad : le conflit indo-pakistanais a trouvé l’une de ses dimensions majeures hors de lui-même.
« Les URSS » et « Les deux Allemagne » à l’ONU
L’ONU se trouve devant d’autres problèmes, encore liés aux conditions dans lesquelles l’Assemblée générale admit Pékin et exclut le gouvernement de Taïpeh. La théorie des « deux Chine » n’a duré que le temps de quelques discours, sans doute parce que l’on n’avait pas depuis assez longtemps préparé l’institution d’un État formosan. Une autre théorie existe, elle, depuis vingt-cinq ans, celle des « trois URSS ». Cinquante-cinq parlementaires américains l’ont rappelée, en demandant à leur gouvernement de faire en sorte que l’Ukraine et la Biélorussie soient exclues des Nations unies. Depuis 1945, en effet, ces deux républiques soviétiques sont représentées à l’ONU, et ajoutent leur deux voix à celle du délégué de l’URSS proprement dite. L’initiative des parlementaires américains n’est certes rien d’autre qu’un geste de mauvaise humeur de gens qui ont péniblement ressenti le sort fait à Formose, et elle n’a aucune chance d’aller très loin. Mais elle a attiré l’attention sur une des nombreuses anomalies du fonctionnement de l’ONU. Les principes de cette organisation veulent que chaque État y dispose d’un siège, et un seul. Ce qui fait que les îles Fidji (500 000 habitants) pèsent en théorie autant que la Chine ou les États-Unis. Sans doute ne peut-on pas imaginer d’autre règle dès l’instant où l’on transpose le suffrage universel sur le plan international : devant les urnes, un fort n’a pas plus de droits qu’un faible, un riche qu’un pauvre. Mais l’anomalie n’en est pas moins évidente.
Le seul pays pour lequel on ait dérogé à cette règle est l’URSS. Lors de la conférence de Yalta, Staline avait insisté pour que l’Ukraine (40 millions d’habitants) et la Biélorussie (9 M) soient représentées à l’ONU. Il lui était difficile de prétendre que ces deux républiques aient jamais eu dans le système soviétique la moindre indépendance, ni même la moindre autonomie. Son argumentation fut donc adaptée aux circonstances. C’était l’époque où chacun des alliés se prévalait de ses bataillons ou de ses sacrifices face à l’adversaire allemand. L’Ukraine et la Biélorussie, devait expliquer Staline, ont eu des millions de victimes, et il est normal qu’elles en soient récompensées. Et c’est ainsi que l’Union soviétique fut nantie de trois voix aux Nations unies. Cette bizarrerie n’a d’ailleurs jamais rien changé sur le fond. Tant que les Nations unies ont été dominées par une majorité pro-américaine, ces deux voix, ukrainienne et biélorussienne, n’ont pas été déterminantes. Mais aujourd’hui, comme la Chine peut regrouper un nombre important de voix, la situation n’est plus la même, et l’Union soviétique est fort satisfaite de disposer de trois bulletins. Deux voix ne représentent pas un fort potentiel dans une lutte comme celle qui s’est déroulée jusqu’à maintenant, elles peuvent être décisives dans un combat comme celui qui s’annonce.
Le problème des deux Allemagne est très différent. Lors de ses entretiens avec M. Brejnev en septembre dernier, le chancelier Willy Brandt a pris l’engagement de favoriser d’une « manière approfondie » l’entrée des deux États allemands à l’ONU. Sans doute cet engagement n’est-il pas nouveau. Il figurait en germe dans le programme proposé par Bonn à la RDA lors de la rencontre « au sommet » de Kassel en mai 1970. Il semble pourtant que M. Brandt ait fait un geste en direction de ses interlocuteurs de l’Est en acceptant que cette admission ait lieu un peu plus tôt que prévu. L’entrée des deux Allemagne dans les organisations internationales sera l’une des étapes de la normalisation de leurs relations.
L’événement intéressera d’autres États. Il avait toujours été admis, en effet, dans les capitales occidentales, que les alliés atlantiques de la République fédérale attendraient que Bonn ait réglé ses problèmes avec la RDA avant de reconnaître celle-ci. L’Ostpolitik change les perspectives. Mais, au surplus, il était admis qu’un pays divisé ne pouvait pas être membre de l’ONU – qui, dans cette perspective, a rejeté la thèse des deux Chine. Si les deux Allemagne y entraient, très vite les deux Corée, puis les deux Vietnam, poseraient leur candidature. Nul ne peut dire si cela favoriserait ou rendrait plus difficile la recherche d’une solution aux problèmes qui ont provoqué la division.
La révolte des pays pauvres
Ce problème ne se pose pas dans un avenir immédiat. Il en est un autre, par contre, dont les développements peuvent être spectaculaires dans les prochaines semaines. C’est celui de ce que l’on peut appeler la révolte des pays pauvres, telle qu’elle s’est exprimée lors de la conférence de Lima, fin novembre 1971 – cette conférence était le prologue à la troisième session de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, qui doit se tenir à Santiago-du-Chili en avril-mai 1972.
Que le Pérou des militaires nationalistes ait été choisi pour ce rendez-vous, et que le Chili du socialiste Salvador Allende doive accueillir au printemps prochain la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) apparaît comme un double et éloquent symbole. Ces choix illustrent en effet un timide dégel des « blocs politiques » dans le Tiers-Monde et une remise en cause des « hégémonies verticales », chaque nation ou groupe de nations industrielles contrôlant moins étroitement sa zone d’influence.
C’est en juin 1964, à Genève, que s’est constitué, à l’issue de la première session de la Cnuced, le « groupe des 77 », le Kenya et le Sud-Vietnam ayant adhéré au « club » des 75 pays en voie de développement décidés à mieux confronter leurs points de vue dans le grand débat sur le commerce international. Le groupe a conservé son nom en dépit des adhésions nouvelles des nations accédant à l’indépendance et admises aux Nations unies depuis 1964. En fait, les « 77 » sont aujourd’hui « 92 ».
Il est évident que le Tiers-Monde est menacé par la guerre des monnaies. Sans doute la taxe de 10 % mise par Washington sur les importations américaines ne touche guère les pays en voie de développement car la plupart des matières premières minérales et agricoles qui constituent leur grande ressource d’exportation en sont exonérées. Mais l’aggravation de l’inflation provoquée par la crise monétaire dans les nations industrielles pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur les pays en voie de développement. Ceux-ci souffrent déjà de la dégradation des termes de l’échange, les produits industriels qu’ils importent étant en hausse constante alors que la plupart des matières premières qu’ils exportent restent stationnaires, ou même parfois régressent. On a calculé que l’aide financière apportée par les Nations industrielles au Tiers-Monde est plus que compensée par la détérioration des termes de l’échange, ce qui constitue une des raisons pour lesquelles le fossé entre le niveau de vie des pays développés et celui des pays en voie de développement se creuse régulièrement.
À l’issue de cette conférence de Lima, les pays en voie de développement ont réclamé une participation plus active et plus directe aux négociations actuelles. Mais le véritable problème est ailleurs. Dans les discours prononcés par le délégué chinois depuis l’admission de Pékin à l’ONU, on retrouve le sens des propos tenus par M. Chou En-Laï lors de la conférence afro-asiatique de Bandoeng en avril 1955. Celle-ci représenta un événement considérable, et l’on peut penser qu’elle sera un jour considérée comme le symétrique, à un siècle de distance, de celle au terme de laquelle, à Londres en septembre 1864, fut créée la Ire Internationale. Les antagonismes sociaux ont été transposés sur le plan international, à l’opposition capitalisme-prolétariat s’est substituée l’opposition nations riches-nations pauvres, et l’on se souvient que M. Pierre Moussa donna comme titre à l’un de ses livres Les nations prolétaires, formule éminemment significative. Dans ces tensions, comme dans celles qui opposaient les groupes sociaux il y a un siècle, les considérations économiques sont insérées dans un ensemble à dominante psychologique, et transfigurées par les passions.
Dans La tentation de l’Occident, André Malraux faisait dire par un Chinois à son ami européen : « Le temps est ce que vous le faites, et nous sommes ce qu’il nous fait ». Ce n’est peut-être plus vrai aujourd’hui. La Chine manifeste une volonté d’action qui s’exprimera sur le plan diplomatique, et qui accélérera vraisemblablement la révolte des pays pauvres, qui ont maintenant un porte-parole parmi les cinq « Grands » du Conseil de sécurité. Dans quelle mesure le « groupe afro-asiatique », constitué au lendemain de la conférence de Bandoeng, et qui n’a pu maintenir sa cohésion, retrouvera-t-il sa vitalité ? Il est trop tôt pour le prévoir, mais il est bien certain qu’à l’opposition de la Chine aux deux « superpuissances » s’adjoindra une opposition des pays en voie de développement, conduits par la Chine, aux nations industrielles. Or, dans l’immédiat, la réforme du système monétaire international s’élabore dans le cadre et sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI), dont ni l’Union soviétique ni la Chine ne font partie, et dans lequel les rôles majeurs sont tenus par les puissances industrielles. Entre celles-ci et le monde de la faim, de la misère et de l’analphabétisme, les termes du raisonnement ne sont pas les mêmes. C’est une hypothèque qui pèse sur les négociations monétaires, en même temps que sur toutes les relations internationales. On s’en rendra compte aux Nations unies très rapidement.
Si l’on analyse attentivement les résolutions de la conférence de Lima, on remarque des allusions très nettes au « droit souverain » de tous les pays à disposer librement de leurs ressources naturelles. C’est une arme politique que les pays du tiers-monde comptent utiliser dans les prochaines « batailles des matières premières » contre les pays industrialisés.
Confrontations à l’Union de l’Europe occidentale (UEO)
Durant ce temps, l’attention s’est, en Europe, portée sur la session annuelle du Conseil de l’Union de l’Europe occidentale, à Bruxelles. À quelques jours de la session ministérielle du Conseil atlantique, tandis que paraissent progresser à l’Ouest comme à l’Est les idées en faveur de la réunion d’une conférence européenne sur la sécurité, cette réunion présentait en effet un intérêt particulier. Il était d’ailleurs dans la vocation de l’UEO qu’il en fût ainsi, car si cette organisation est à peu près dépourvue de pouvoirs réels, elle a toujours été le terrain de confrontations intéressantes.
Après l’échec du projet de Communauté européenne de Défense (CED) le 30 août 1954 – le texte ayant été rejeté sur une motion préjudicielle par l’Assemblée nationale française – les problèmes posés par la nécessité du réarmement allemand subsistaient, si ceux d’une intégration militaire des « Six » avaient été résolus par la négative. Ce réarmement était considéré comme indispensable depuis septembre 1950 pour diverses raisons militaires, politiques et psychologiques (à cet égard le déclenchement de la guerre de Corée, le 25 juin 1950, joua un rôle décisif). Mais il soulevait d’immenses questions, et même ceux qui le considéraient comme inéluctable et nécessaire estimaient qu’il devait être décidé dans des conditions telles qu’il ne comportât aucun risque pour l’avenir. Il fallait un cadre politique : telle fut la raison d’être du projet de CED, qui faisait de ce réarmement un élément de l’intégration politique des « Six », tout en insérant l’intégration militaire dans un projet de Communauté politique.
Le 23 novembre 1954, les Accords de Paris créèrent l’UEO qui réunissait, sans perspective politique d’intégration, les « Six » et la Grande-Bretagne (laquelle, on s’en souvient, n’était pas partie au projet de CED). C’est dans le cadre de l’UEO que fut sinon décidé, du moins officialisé le réarmement allemand (assorti de contrôles et de limitations dont l’Union était précisément chargée), et que la République fédérale (RFA) devint membre de l’Otan, son entrée étant spectaculairement consacrée par la participation du chancelier Adenauer à la session ministérielle de printemps du Conseil atlantique le 3 mai 1955.
Ne disposant d’aucun pouvoir effectif, l’UEO ne pouvait s’en attribuer aucun. Mais, sans que la consultation politique y prenne un caractère institutionnel, elle servit de lieu de rencontre en des périodes difficiles, notamment dans les années au cours desquelles la Grande-Bretagne posait sa candidature au Marché commun sans accepter les règles et les finalités communautaires, et sans se mettre en état de pouvoir les accepter. L’UEO était en fait (surtout depuis le retrait de la France de l’Otan) le seul lieu de rencontre des « Six » et de la Grande-Bretagne, et certaines des négociations qui aboutirent au « oui » du 27 octobre y furent préparées.
La situation s’est profondément modifiée avec le succès parlementaire remporté par M. Heath, Premier ministre britannique. Mais de nouveaux problèmes se sont présentés, notamment dans le cadre des conséquences ou des perspectives ouvertes par la crise du dollar. La tentation isolationniste qui s’est manifestée au Parlement américain à propos de l’aide à l’étranger a incité le sénateur Mike Mansfield à relancer son offensive pour une réduction substantielle et à bref délai d’une fraction importante des forces américaines stationnées en Europe. Rien n’est décidé, il semble que le président Nixon soit disposé à se battre pour éviter ce désengagement qui, pour limité qu’il soit quantitativement, et fût-il justifié par des considérations techniques, n’en aurait pas moins des répercussions psychologiques et politiques probablement très lourdes.
Mais l’éventualité d’une conférence européenne sur la sécurité a donné une ampleur nouvelle aux discussions politiques au sein de l’UEO. Durant la session qui s’est tenue les 29 et 30 novembre, il est apparu que la tendance atlantique était en perte de vitesse, au profit d’une tendance européenne. Des deux thèses en présence, celle de Lord Gladwyn [NDLR 2021 : rapporteur aux Affaires étrangères et à la Défense à la Chambre des Lords] – renforcer l’UEO pour constituer parallèlement à la CEE un groupement politique et défensif – et celle de M. Boyden [NDLR 2021 : député travailliste à la Chambre des Communes] – la défense de l’Europe n’est réalisable que dans le cadre de l’Otan et de son « eurogroupe » (où la France devrait revenir) – aucune sans doute ne l’a emporté nettement. Mais il est significatif que le rapport de Lord Gladwyn ait été adopté à l’unanimité, tandis que celui de M. Boyden recueillait 49 voix contre 4 et 11 abstentions. Cette hésitation s’explique par le fait que les deux recommandations en présence n’étaient pas absolument contradictoires. M. Boyden, in extremis, avait fait un pas en direction de Lord Gladwyn en introduisant à la fin de son texte un amendement stipulant que la situation devrait être revue après l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté, à la lumière de la nécessité pour l’Europe de définir une politique commune et de se doter à cet effet des moyens institutionnels appropriés. Il n’en demeure pas moins que la tendance européenne a remporté un succès, relatif sans doute, mais qui eût été inconcevable il y a un an seulement. On a eu l’impression à Bruxelles qu’avec l’élargissement en cours de la Communauté économique européenne, un vent nouveau commençait à souffler sur les Européens. Il n’est pas question pour eux de tourner le dos à l’Alliance atlantique. Mais on assiste semble-t-il, à une prise de conscience et à une volonté des « continentaux » (l’Angleterre réagissant en cette circonstance en pays continental !) d’assumer davantage leurs responsabilités. Et cela, comme l’exprime nettement, le rapport de Lord Gladwyn, « afin de faire de l’Europe occidentale un partenaire valable des États-Unis à l’intérieur d’une Alliance atlantique qui subsisterait ». Ce n’est pas l’une des moindres contradictions, que de voir l’idée de « partenaire » réapparaître, alors que l’idée de communauté atlantique a été profondément ébranlée par les décisions monétaires et commerciales américaines (qui allaient à rencontre de la notion même de solidarité atlantique).
Cette session de l’UEO s’est terminée par l’affirmation de trois thèmes majeurs :
– Les États européens doivent saisir à la fois la chance que constituent l’élargissement de la Communauté économique européenne (CEE) et l’occasion qui se présente pour harmoniser leurs politiques quant à la solution des problèmes de l’Europe centrale, à la normalisation des relations Est-Ouest et à la sécurité du continent.
– La conférence européenne qui est envisagée ne doit pas se limiter aux problèmes de sécurité, mais déborder jusque sur le plan de la coopération économique et culturelle.
– Afin de respecter la logique des causes et des effets, il convient de subordonner une politique de désarmement général réciproque, progressif et contrôlé, à l’aboutissement des négociations sur la sécurité et la coopération. Vœu pieux que celui sur le désarmement, mais aucune assemblée ne peut s’en dispenser.
Les discussions sur l’éventualité d’une conférence européenne sur la sécurité vont dominer les premières semaines de 1972. Bien des équivoques et des suspicions devront être déblayées avant que l’on puisse aborder les problèmes concrets. Quoi qu’il en soit, si l’année 1971 a été riche en événements, 1972 ne s’annonce pas sous les auspices de la quiétude. ♦