Défense en France - Réflexions sur un budget : le coût de la défense - L'extension des eaux territoriales françaises
Réflexions sur un budget : le coût de la défense
En un temps où le citoyen a pris l’habitude de vivre une période de paix, où ses souvenirs de guerre, quand il en a, s’estompent, et où il ne se sent pas directement menacé par les crises politiques qui agitent le monde, il a de plus en plus de difficultés à admettre ce qu’il appelle le fardeau du budget militaire, surtout s’il nourrit, pour son avenir économique, des incertitudes voire des inquiétudes. Cependant il ne met pas en cause le budget de ces services publics que sont les ministères de la Justice et de l’Intérieur, et la Gendarmerie. Il ne conteste pas non plus le bien-fondé de celui de l’Administration pénitentiaire qui procède pourtant de la même nécessité que celui de la Défense nationale : protéger la collectivité.
En 1971, les Français ont payé plus de 11 milliards de francs de taxes diverses pour leur voiture personnelle, ce qui représente plus du tiers du budget de la Défense, et cette importante contribution ne semble pas de nature à réduire l’expansion de l’automobile. On a pu estimer que le coût de la Force nucléaire stratégique (FNS) étalé de 1960 à 1975 équivalait au chiffre d’affaires réalisé, pendant le même temps, par l’industrie française de produits de toilette et de beauté.
Certes le citoyen peut avoir le sentiment que ce budget est excessif parce qu’il n’est pas créateur d’investissement ou de richesse immédiats. C’est méconnaître un certain nombre de données.
Le chiffre brut de 31,2 Md, budget militaire 1972, ne doit pas faire illusion. Tout d’abord, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’État récupère une partie de ces crédits sous forme d’impôts indirects. Sait-on que les Armées acquittent des droits de douane sur le matériel militaire acheté à l’étranger ? Sait-on qu’en 1971 c’est près de 3 Md de TVA que le budget militaire a acquittés ? Il faudrait ensuite retrancher les dépenses non militaires supportées par les Armées. Pour 1972 il est prévu une subvention de près de 200 M à la sécurité sociale militaire et plus de 300 M de versement à la SNCF à titre d’indemnité compensatrice des réductions de tarifs. Figurent aussi dans cette catégorie les dépenses de fonctionnement de la Gendarmerie dont une grande partie de l’activité est orientée vers des tâches civiles. À titre indicatif, les seules opérations de secours en montagne effectuées par la Gendarmerie au cours de l’été 1971 lui ont coûté un demi-million de francs qu’elle n’a aucune possibilité de se faire rembourser par les bénéficiaires de ces secours. Il faudrait également tenir compte des dépenses du Service de santé dont les installations et le fonctionnement profitent largement à tous les citoyens : on ne saurait prétendre que l’installation d’une maternité et d’un service de gynécologie dans un hôpital militaire est destiné aux seuls besoins du personnel des Armées. Le budget militaire alimente également la formation du personnel dans les écoles d’ingénieurs, professionnelles et techniques dont une partie des élèves ne reste pas au service des Armées. Enfin, il faudrait pouvoir chiffrer, ce qui n’est pas possible dans l’état actuel de nos méthodes d’évaluation des coûts, la fonction économique du budget, c’est-à-dire la part des activités militaires d’étude et de recherche, les concours et facilités diverses qui profitent directement à des organismes extra-militaires. Il s’agit là, en fait, d’un véritable investissement de l’État qui contribue au développement technique du potentiel de la nation et qui conduit à de multiples applications civiles (atome, informatique, télécommunications, mécanique des fluides…). Sur le plan infrastructure et immobilier, les Armées assurent l’entretien d’un patrimoine qui finalement bénéficie à la nation tout entière (1).
Quant à la fonction sociale du budget des Armées, déjà évoquée à propos de la Gendarmerie et du Service de santé, elle s’exerce également par le moyen des soldes et salaires de plus de 667 000 fonctionnaires militaires et civils. Pour 1972, les dépenses de personnel dépassent 12 Md (dont 1,2 de charges sociales) soit les 3/4 du titre III. Il n’empêche que le ministère d’État chargé de la Défense nationale sera, en 1972, le seul ministère à réduire ses effectifs (5 600 personnes) alors que le nombre de fonctionnaires de l’État augmentera de plus de 35 000 dont 27 000 pour le ministère de l’Éducation nationale, après une augmentation de plus de 30 000 en 1971. Si les budgets de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, deviennent ainsi les plus importants des budgets de l’État, juste avant la Défense nationale, n’est-ce pas parce que la jeunesse et la défense sont les deux gages essentiels et indissociables de l’avenir du pays ?
Ainsi, contrairement à l’argument simpliste parfois avancé par les pacifistes, la suppression des Armées n’apporterait pas au budget de l’État une économie de dépenses égale au chiffre brut du budget de la Défense nationale. La véritable question n’est d’ailleurs pas là, elle est essentiellement celle du prix à payer pour la défense, c’est-à-dire pour l’indépendance, la liberté et la paix.
L’extension des eaux territoriales françaises
Une loi du 24 décembre 1971 porte à 12 nautiques la largeur des eaux territoriales françaises, jusqu’alors fixée à 3 nautiques. Cette décision aura fatalement des incidences dans le domaine de la défense, bien qu’elle n’ait pas été dictée par des impératifs de cet ordre.
Comment se présente, en 1972, ce problème des eaux territoriales sur le plan mondial ? L’élaboration d’un Code de droit maritime international s’est toujours heurtée au particularisme des États qui, soucieux de ne pas aliéner leur souveraineté maritime, se sont réservé le droit de fixer les limites de leurs eaux territoriales en fonction de considérations dictées le plus souvent par leur politique, leur défense ou leur économie. Les laborieuses conférences de La Haye, en 1889, en 1907 et en 1920 n’aboutirent à rien de positif. Il faut attendre 1958 pour que les conventions signées à Genève fassent ressortir une certaine unité de vue, encore que les limites de la mer territoriale n’aient pu alors être fixées d’un commun accord, pas plus qu’au cours d’une nouvelle conférence en 1960. De ce fait, la limite des eaux territoriales est toujours fixée unilatéralement par le pays riverain. Actuellement une vingtaine d’États s’en tiennent encore à la règle des trois milles adoptée à l’époque où cette distance représentait la portée du boulet de canon. Seize États ont fixé une limite de six nautiques. Après l’Union soviétique, qui prit cette décision en 1927, trente-deux pays ont adopté le chiffre de douze milles. Certains États s’en tiennent à 18 nq et le Brésil est allé jusqu’à 200 nq pour préserver ses zones de pêche. En adoptant la limite de 12 nq, la France, sans avoir signé la convention de Genève de 1958 sur la mer territoriale, respecte néanmoins l’esprit de son article 24. Cet article fixe en effet à 12 milles l’extension maximum de la zone de souveraineté totale ou partielle d’un État : totale sur les eaux territoriales, partielle sur la « zone contiguë » dans laquelle l’État riverain peut exercer certains droits destinés à prévenir les contraventions en matière douanière, fiscale, sanitaire ou d’immigration. Cette décision a également le mérite d’uniformiser, sur le plan juridique, la détermination des eaux territoriales avec celle de la zone maritime du rayon des douanes et celle de la zone de pêche réservée aux nationaux français, fixées l’une et l’autre à douze milles respectivement depuis 1958 et 1967.
Quelles peuvent être les incidences de cette loi du point de vue de la défense ?
Dans le domaine de la défense économique, il n’y a rien de changé en ce qui concerne la pêche puisque l’article 4 de la loi prévoit qu’elle ne modifie pas les accords internationaux. Par contre, la loi du 28 novembre 1963 ayant incorporé au domaine public de l’État la partie du sol et du sous-sol de la mer sous-jacente aux eaux territoriales, l’extension de la limite de ces eaux augmente les possibilités d’exploitation des fonds sous-marins.
Toutefois la France considère que la limite des 12 nq représente un juste équilibre entre les intérêts d’un État riverain et l’intérêt général de la communauté internationale. D’autant que sa doctrine est que l’exploration et l’exploitation des fonds marins en général doivent faire l’objet d’un régime international basé sur une convention. C’est à ce titre que la France participe au comité élargi des fonds marins, siégeant à Genève dans le cadre des Nations unies, et dont l’objet est de préparer une nouvelle conférence générale sur le droit de la mer prévue en principe pour 1973.
Sur le plan strictement militaire la Marine ne peut que se féliciter de voir s’agrandir la surface maritime de souveraineté, d’autant que s’y ajoute également la souveraineté sur le volume aérien correspondant. Comme cette souveraineté n’est limitée que par le droit de passage innocent, qui prévoit en particulier qu’un navire ne peut ni stopper ni mouiller dans les eaux territoriales et qu’un sous-marin doit y naviguer en surface, l’extension des eaux françaises revient à éloigner de nos côtes la limite en deçà de laquelle un ennemi éventuel peut se livrer à des activités antinationales.
Il en résultera naturellement des charges accrues pour la Marine nationale puisque – et ce fut toujours au long des siècles la base du problème des eaux territoriales – il est vain de s’arroger une souveraineté que l’on n’est pas en mesure de faire respecter. ♦
(1) Voir l’article d’Alain Grellety-Bosviel : « La défense nationale et l’aménagement du territoire » dans la RDN de novembre 1971.