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Angola : situation politique au seuil de l’année 1972
Après une année de calme relatif, la reprise des activités rebelles dans le Sud de l’Angola coïncidant avec les troubles qui affectent l’ethnie Ovambo dans le Sud-Ouest africain, marque la volonté des populations noires d’Afrique australe de se libérer d’un héritage colonial aussi lourd que lointain. La conquête de l’Angola remonte au XVIe siècle et dès 1700 le pays était organisé en colonie ; celle-ci n’évoluait guère pendant deux siècles et demi et végétait dans la stagnation économique, l’analphabétisme et la ségrégation.
Les Portugais se sont toujours réclamés d’une ancienne doctrine basée sur le principe de l’assimilation. En réalité, l’antiracisme portugais, défini théoriquement par l’ordonnance royale de 1757, n’a jamais été qu’un leurre. Déjà la constitution de 1838 assimilait le Noir libre au citoyen portugais mais le baptême et un certain degré d’instruction constituaient une condition préalable à l’affranchissement. C’est ainsi que, malgré l’abolition de l’esclavage dans le pays, en 1888, l’existence d’un indigénat incapable d’accéder aux postes de responsabilité exigeant une culture, favorisa, dans les faits sinon dans la loi, une discrimination qui existe encore de nos jours.
Les Noirs, théoriquement égaux des Blancs, sont maintenus, sur le plan de l’emploi et de la rémunération, en état d’infériorité ; dans les villes, ils constituent un prolétariat misérable où sévit la délinquance. Le métissage, caractéristique des précédentes vagues de colonisation, est devenu rare. Les différences de classe et de race qui séparent les populations blanche et noire sont peut-être plus marquées en Angola qu’en Afrique du Sud. Le fossé se creuse et s’élargit, éloignant toujours davantage les deux communautés et exacerbant les antagonismes.
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La révolte qui s’est déchaînée en mars 1961 sur tout le nord de l’Angola a interrompu momentanément la politique d’assimilation ; pour la contenir il fallut 40 000 soldats portugais ; les pouvoirs militaires furent accordés aux gouverneurs de district. Sous la pression des Nations unies et de l’opinion mondiale, le gouvernement portugais promulgua des réformes : l’indigénat fut aboli, tous les habitants devinrent citoyens portugais et les pouvoirs des conseils législatifs locaux furent légèrement augmentés. Maigres résultats si l’on considère qu’au même moment de nombreux États africains accédaient à l’indépendance. En fait, c’était bien la faiblesse de l’opposition nationaliste, minée par les dissensions et les crises qui permettait aux autorités portugaises d’envisager l’avenir sans inquiétude. Dès le début de la rébellion, en effet, les conflits entre les diverses factions et les intrigues de chaque parti qui revendiquait le contrôle des opérations et s’attribuait tous les exploits afin d’attirer à soi l’aide extérieure, indisposèrent même les pays africains désireux d’offrir leur appui.
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Trois mouvements se disputent la direction de la lutte contre la domination portugaise : l’Union des populations de l’Angola (UPA), le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), et l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA).
L’UPA, qui en 1961 menait seule la guérilla, était alors reconnue par la plupart des États africains et par l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Sa structure actuelle comprend le FLNA (Front national de libération de l’Angola) parti de tendance modérée, dirigé par André Massaki, le GRAE (Gouvernement révolutionnaire d’Angola en exil), organe exécutif, avec, à sa tête, Roberto Holden, et l’Armée de libération nationale ; l’ALNA, forte de 6 000 hommes, bien équipée en armements légers, localise ses actions dans le massif des Dembos proche du Zaïre. Mais on reproche aux dirigeants de ce mouvement leur inactivité et leur sectarisme au bénéfice des Bakongos. En juin 1970, la « Conférence de soutien aux peuples des colonies portugaises » organisée à Rome a refusé d’entendre la délégation du GRAE ; les États progressistes africains se sont détournés de lui et le « Comité des Onze » [NDLR 2021 : le Comité de libération de l’OUA], en juillet 1968, lui a retiré sa confiance qu’il a reportée sur le MPLA, en plein développement.
Le MPLA, présidé par Agostino Neto, a son siège à Lusaka ; il prévoit dans son programme l’institution d’« un régime républicain démocratique et laïque » et reçoit une aide matérielle importante de l’Union soviétique, aide qui lui permet d’équiper efficacement son armée : l’APLA ; celle-ci effectue des opérations au Cabinda, dans le massif des Dembos, mais depuis 1967 elle s’est aussi implantée dans le Centre-Est du pays. Mouvement fort et structuré, le MPLA mène une guerre « nationale, démocratique et populaire », vise la prise de pouvoir politique et s’efforce pour cela d’installer une organisation politico-administrative dans chaque région libérée.
L’UNITA, de Savimbi, provient d’une scission du FLNA ; son siège se trouve à Lusaka ; ce choix résulte du caractère régional de son recrutement dans les populations de l’est de l’Angola ; l’effectif de ses groupes de guérilleros ne dépasse pas quelques centaines d’hommes mal armés ; elle est soutenue par la Chine populaire qui a engagé en Angola une lutte d’influence avec l’URSS, comme elle a coutume de le faire à propos de tous les mouvements nationalistes africains.
Les rivalités entre forces nationalistes leur font souvent perdre de vue le but commun et ne profitent qu’aux Portugais. Selon M. Agostino Neto lui-même, « les deux conditions préalables au succès de la lutte de libération sont l’unité entre le MPLA et le FLNA et l’aide des États indépendants d’Afrique ». À ce jour, bien que les divers mouvements tendent vers une organisation et un encadrement meilleurs, toutes les tentatives d’unification ont échoué.
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Tandis que la rébellion s’intensifiait au Mozambique, la situation militaire paraissait meilleure en Angola et l’on pouvait croire que Lisbonne mettrait à profit ce sursis pour sortir de son immobilisme et prendre, en temps utile, les mesures de décolonisation réclamées par les plus modérés de ses adversaires.
Il est vrai qu’un projet de loi portant application dans les provinces d’Outre-mer des amendements introduits en 1971 dans la Constitution, a été élaboré par le gouvernement de Lisbonne et doit être présenté prochainement à l’Assemblée. L’Angola attend de cette « nouvelle loi organique » une certaine autonomie interne, d’ordre administratif, législatif, budgétaire et économique, en un mot son émancipation.
Ce texte qui ne répond pas entièrement à l’attente des populations autochtones, puisque dès le préambule, il stipule que les dispositions annoncées ne porteront pas atteinte à « l’unité de la Nation et à l’intégrité de la souveraineté de l’État », représente cependant un premier pas vers l’autonomie puisqu’il prescrit que la province devient un État doté d’une Assemblée législative.
D’autre part, bien qu’il soit souligné que la compétence du gouvernement métropolitain sera exercée par le Président du conseil ou par l’entremise du ministre de l’Outre-mer et que celui-ci pourra, pour « des motifs d’intérêt public », dissoudre, sur simple proposition du gouverneur, l’assemblée, élue en principe pour quatre ans selon un système électoral « tenant compte des données locales », il n’est pas à craindre que la mise en application des mesures de libéralisation et de décentralisation accordées par le gouvernement central soit renvoyée aux calendes grecques. Les aspirations des populations noires angolaises, ne sauraient être ignorées indéfiniment et, Lisbonne n’a rien à gagner à laisser compromettre l’essor économique de l’Angola par un drame né d’une mésentente qui n’a que trop duré.
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Deux races, deux civilisations peuvent cohabiter dans ce vaste territoire plein de ressources dont l’avenir paraît assuré à condition que les responsables des deux communautés sachent unir leurs efforts afin de conclure la paix, réformer des structures anachroniques et construire du neuf, dans des délais raisonnables et sans léser outre mesure les intérêts de l’une quelconque des parties.
Pour que cette mutation décisive s’accomplisse dans les meilleures conditions, il convient de mettre les populations de l’Angola en mesure de décider de leur propre destin sans que pour autant le Portugal leur retire un concours indispensable à l’édification et à la survie du nouvel État.
Soudan : le général Nemeiry, maître du Soudan, négocie avec la rébellion du sud
Au lendemain du coup d’État exécuté en juillet 1971 par les « officiers libres » en vue de déposer le général Nemeiry, d’aucuns concluaient hâtivement que celui-ci avait « perdu la bataille » et que son élimination, relativement aisée, était due essentiellement à sa politique dont « l’inconsistance et les maladresses » l’avaient coupé tout d’abord de la droite traditionnaliste, par l’écrasement des Madhistes en 1970, puis des forces démocratiques, lors de la rupture avec les communistes en février 1971.
Meilleur démenti ne pouvait leur être infligé que le renversement providentiel de situation qui permettait au général Nemeiry, quelques heures à peine après le putsch, de régler leur compte aux officiers rebelles et à leurs alliés, les dirigeants communistes. Ainsi, après vingt-six mois de balance entre les extrêmes, par le jeu de manœuvres subtiles et complexes ou par l’affrontement brutal et la rupture des obstacles, le chef de l’État soudanais sortait vainqueur de cette lutte sans merci. Vainqueur certes, mais également conscient du danger que lui-même et le régime dont il était le garant venaient de courir, le général Nemeiry mettait à profit la crise pour consolider sa position tant à l’intérieur qu’à l’étranger.
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Sur le plan intérieur le Président soudanais, exploitant sans retard le choc psychologique causé par les événements de juillet, réorganisait le gouvernement, épurait l’armée et le secteur civil, et, soucieux de doter l’État de structures et d’institutions régulières, promulguait une ordonnance tenant lieu de constitution provisoire.
Le remaniement du Cabinet entraînait l’éviction des derniers « bons communistes » et se caractérisait surtout par l’appel à d’anciens militants mahdistes et une participation accrue des représentants des provinces du Sud.
L’ordonnance d’août comblait un vide puisque le Soudan vivait sans constitution depuis l’arrivée au pouvoir du Conseil de la Révolution en mai 1969 ; mais elle avait surtout pour but de légitimer l’élection du président de la République au suffrage universel direct : le Président, mandaté pour six ans, devenait commandant en chef des « Forces armées populaires », désignait le Conseil des ministres et fixait les modalités d’un « Conseil du peuple » chargé de préparer le projet de constitution. La République démocratique du Soudan demeurait un État démocratique et socialiste mais « l’Union socialiste soudanaise », regroupant toutes les « forces laborieuses » du pays – dont l’armée – était la seule organisation politique autorisée à fonctionner : en clair, on instaurait le parti unique.
La structuration du régime s’accompagnait d’une véritable chasse aux communistes que les agents du ministre de l’Intérieur, le général Mohamed Baghir, extirpaient impitoyablement des administrations, des centres intellectuels, de l’université, du monde ouvrier et syndical, des organisations populaires. En même temps l’armée, après avoir subi une sévère épuration, était mise au diapason ; associée à la conduite des affaires et se rapprochant du peuple du fait de l’entrée en vigueur du service militaire obligatoire, elle redevenait le principal soutien du Chef de l’État.
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Ainsi, le général Nemeiry se décidait à prendre personnellement le pouvoir. Seul candidat à la présidence de la République, il menait sa campagne électorale tambour battant et se faisait plébisciter par près de 4 millions d’électeurs recueillant 98,6 % des suffrages exprimés. Proclamé président de la République, il imposait un parfait équilibre politique « au sommet » en s’entourant de trois vice-présidents : M. Aboubakar Awadallah, ancien vice-président du Conseil de la révolution dissous, le général Khalid Hassan Abbas, ministre de la Défense et M. Abel Alier, originaire du Sud-Soudan et nouveau ministre des Affaires du Sud ; fin politique, il assurait son autorité par une habile combinaison des forces et un savant mélange de militaires, d’universitaires et de techniciens ; puis il lâchait du lest en direction de l’opposition traditionaliste et d’extrême-gauche qu’il désarmait, provisoirement tout au moins, en accordant sa clémence à de nombreux mahdistes, à certains suspects communistes et à quelques Frères musulmans, libérant à cette occasion 1 500 détenus politiques ; enfin, de retour de La Mecque, il s’attachait à se faire connaître comme un fidèle croyant et le digne champion de l’islam.
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Mais autant cette stricte observance idéalise l’image du Président soudanais à l’intérieur du pays, autant sa prudence en politique étrangère agace ses voisins car, dans le même temps, insensible aux appels maintes fois répétés du président Sadate et du colonel Kadhafi, il ne se presse guère d’adhérer à l’Union des républiques arabes, groupant depuis 1971 l’Égypte, la Libye et la Syrie ; certes, en toutes occasions, il ne manque pas d’affirmer son dévouement à la cause arabe, mais avant de franchir le pas qui fera du Soudan le quatrième partenaire de la Fédération, il hésite et réclame des délais. Ce n’est sans doute pas tellement parce qu’il n’apprécie pas les ambiguïtés et les incertitudes de l’un ou l’impulsivité de l’autre, que le général Nemeiry retarde indéfiniment son entrée dans la Fédération arabe mais plutôt parce qu’il estime avoir suffisamment de difficultés dans son propre pays pour ne pas aller se fourvoyer dans les querelles et les conflits des autres ; il sait que le problème majeur qu’il doit résoudre sans tarder est celui dont dépend l’unité du Soudan, à savoir la rébellion dans les provinces du Sud ; il n’ignore pas qu’un rapprochement trop marqué de Khartoum avec ses voisins du Caire et de Tripoli serait considéré par les Noirs animistes, en révolte contre la « Soudanisation » que veut leur imposer le gouvernement central, comme une nouvelle marque du mépris qu’on leur manifeste au Nord et de la sujétion dans laquelle ils sont tenus par les arabo-musulmans ; il est également certain que pour trouver une solution à ce problème épineux il doit obtenir, outre le calme à l’intérieur, la paix aux frontières.
Pour arriver à ses fins, le président Nemeiry se fait « africain » ; lors de ses rencontres avec l’Empereur d’Éthiopie il fait échange de bons procédés en vue de réduire l’aide que les opposants aux deux régimes reçoivent à Khartoum et à Addis-Abéba ; il prend les mêmes engagements avec le président Tombalbaye [Tchad] et affirme à plusieurs reprises qu’il veut entretenir de bonnes relations avec ses voisins « quel que soit leur régime ».
Tirant la leçon « du coup de Jarnac » manqué des « progressistes », le général Nemeiry, non content d’écraser ses adversaires à l’intérieur, rompt de manière fracassante les ponts avec Moscou et manifeste quelque réticence devant les offres d’aide des Chinois désireux de suppléer les Soviétiques évincés. Dans la mesure où il ne veut plus que son pays tombe sous la dépendance d’une autre Nation, et sans vouloir changer radicalement l’orientation de sa politique étrangère, le président Nemeiry tente de se rapprocher de l’Occident ; sans reprendre des relations diplomatiques normales avec les États-Unis, dont il condamne le soutien à Israël, il accepte de renouer avec Washington par le biais des affaires économiques et culturelles et reçoit à Khartoum M. David Newson, secrétaire d’État adjoint chargé des Affaires africaines ; de même, poussé par la volonté de diversifier ses appuis, il rétablit le courant diplomatique avec la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la Roumanie.
À Khartoum, en politique étrangère comme à l’intérieur, on négocie le virage à droite. Au seuil de l’année 1972, on peut dire que le dialogue avec l’Occident est sérieusement amorcé.
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Désormais en position de force, tant à Khartoum qu’à l’extérieur, le général Nemeiry va pouvoir affronter le redoutable problème de la dissidence des provinces méridionales et mettre un terme à un conflit fratricide ; épaulé par son ministre des Affaires étrangères, M. Mansour Khalid, il prépare soigneusement les pourparlers, assure des contacts, encourage les bonnes volontés, sans négliger pour autant de maintenir une pression militaire constante sur le terrain.
Enfin, le 16 février 1972 les représentants du gouvernement soudanais et les délégués de l’armée de la libération du Sud, l’Anya-Nya, peuvent se rencontrer à Addis-Abéba, grâce à l’entremise du Conseil mondial des Églises, à la médiation de l’empereur Hailé Sélassié et avec l’assentiment du Zaïre, de l’Ouganda et de la République centre africaine.
Les discussions aboutissent à la signature d’un document indiquant notamment que : « Les négociations qui ont eu lieu à Addis-Abeba entre des représentants de la République démocratique du Soudan et le Mouvement de libération du Sud-Soudan, en vue de trouver une solution pacifique à leur problème vieux de 16 ans, ont été couronnées de succès. Ces négociations, qui ont duré deux semaines, ont été caractérisées par le désir fraternel et sincère des deux parties de maintenir l’unité de leur pays, et de réaliser les aspirations légitimes de la région sud. Le rétablissement de la paix et de la stabilité a été le principal souci des deux parties, qui ont établi les grandes lignes politiques, légales et administratives permettant que ces aspirations régionales soient réalisées et les intérêts nationaux et la souveraineté du pays préservés ». Le plan de paix en trois volets est basé sur le cessez-le-feu, le regroupement des trois provinces méridionales en une seule région autonome et sur l’incorporation de « l’Anya-Nya » dans l’armée soudanaise implantée dans le Sud. Cet accord, jugé satisfaisant par les deux camps, approuvé par le général Nemeiry et par le colonel Lagu, chef militaire de la dissidence, règle « la vieille querelle nationale » au mieux des intérêts du Soudan dont il préserve la cohésion et l’unité, et des « Sudistes », dont il ménage « les intérêts particuliers ».
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L’accord d’Addis-Abeba est un événement heureux en soi puisqu’il met fin à une guerre civile longue et cruelle ; de plus il tend à prouver qu’un État africain peut mettre un terme à un conflit interne sans le concours souvent fâcheux des grandes puissances ou des organisations internationales et, ce faisant, il crée un précédent dans les annales de la jeune diplomatie du Tiers-Monde et fait jurisprudence ; enfin, il s’inscrit au palmarès personnel du Président soudanais comme un prestigieux succès de sa politique de réconciliation, laquelle vient à point nommé détendre l’ambiance quelquefois crispée qui règne à Khartoum depuis juillet dernier, effaçant par son éclat les séquelles de la répression. Quelle que soit la destinée du général Nemeiry, on peut lui prédire qu’il demeurera pour la postérité l’homme d’État qui a ramené la paix dans son pays et qui, à ce titre, mérite la reconnaissance du peuple soudanais. ♦