Institutions internationales - Nouvel orage monétaire - Incertitudes sur le « Sommet » européen - Pas de « Plan Marshall » européen pour l'Afrique du Nord - Inquiétudes à l'Otan pour la Baltique
La Communauté européenne a, fin juin, été secouée par une nouvelle crise monétaire, provoquée par la décision britannique de laisser « flotter » la livre, mais liée, quant à ses causes profondes, à ce que les mesures prises au cours des derniers mois, notamment l’accord de Washington du 18 décembre 1971, n’ont pas apporté de véritable solution à la crise profonde dont les difficultés du dollar ne sont que l’expression. Les Occidentaux font « bloc » autour du dollar. Le 26 juin 1972 à Luxembourg, les ministres des Finances des « Six » ont confirmé leur soutien à la monnaie américaine en cas de nécessité. Ils ne remédient pas pour autant à la crise du système monétaire international. En cet été 1972, encore, les questions européennes ont ainsi dominé la vie des institutions internationales cependant que les préoccupations américaines restent tournées vers l’Asie.
M. Kissinger (dont certains pensent qu’après avoir été le principal conseiller du président Nixon, il pourrait, si celui-ci est réélu, devenir Secrétaire d’État) s’est rendu à Pékin en juin : la fin de la crise du Vietnam se trouve ainsi toujours au centre d’une « partie à quatre », mais il est évident que le Nord-Vietnam n’est pas disposé à se laisser dicter son attitude par Pékin ou par Moscou. Cette volonté nord-vietnamienne d’autonomie diplomatique est un facteur auquel on n’accorde pas suffisamment d’attention.
Mais l’essentiel, pour le sujet de cette chronique, est que tout se passe sur le plan intergouvernemental, les Nations unies se comportant comme si elles avaient définitivement renoncé à intervenir dans ce conflit. Il en est d’ailleurs de même du Moyen-Orient, et la nième condamnation d’Israël par le Conseil de sécurité pour une nouvelle incursion de représailles en territoire libanais ne modifie en rien la situation.
Si l’Otan se préoccupe de la réduction du potentiel militaire danois, qui met en cause la défense des détroits danois et de la Baltique, l’attention reste concentrée sur l’organisation de la Communauté européenne, et, à cet égard, les incertitudes qui subsistent quant à la réunion « au sommet » prévue pour octobre montrent que de larges divergences de vues séparent les dirigeants européens. Mais poser la question « quelle Europe ? » revient à en poser une autre : « quelle discipline ? », car il ne peut y avoir construction communautaire sans discipline, que cette construction soit inspirée par le principe de l’association des États dans une confédération, ou par celui de leur intégration dans une fédération. Mais ceux qui refusent l’intégration doivent comprendre que les exigences de la discipline communautaire sont d’autant plus impérieuses que les États restent souverains. Telle est la raison pour laquelle le gouvernement français a demandé, et obtenu, que soit sauvegardé l’accord sur la fixité des marges de fluctuation entre les monnaies des pays membres de la Communauté.
Nouvel orage monétaire
L’annonce par le gouvernement britannique, le 23 juin 1972, qu’il laisserait « flotter » la livre fit l’effet d’un coup de tonnerre, car elle remettait en question l’équilibre si fragile établi par l’accord de Washington du 18 décembre 1971 sur le réalignement des parités, complété par l’accord intra-européen sur le rétrécissement des marges de fluctuation, entré officiellement en vigueur le 24 avril dernier.
Cette décision n’était pourtant pas imprévisible. Dès le début de l’année, il apparaissait que le gouvernement britannique, en acceptant une dévaluation du dollar de 8,5 % par rapport à la livre le 18 décembre 1971 à Washington, avait présumé de ses forces. L’incapacité dans laquelle il se trouva par la suite d’établir un accord avec les organisations syndicales pouvait laisser craindre que la valeur de la livre fût à nouveau mise en question, alors que l’avantage de prix qu’avait valu aux exportateurs britanniques la dévaluation de novembre 1967 était fortement amenuisé. Pourtant, les « Six » demandèrent à la Grande-Bretagne de se joindre à leur accord sur le rétrécissement des marges de fluctuation, ce qui fut fait au début de mai, et ce qui apparut aux yeux de certains comme un nouveau signe de la volonté politique des anciens et des nouveaux membres de la Communauté d’aller de l’avant dans la voie de l’union économique et monétaire.
Aussi bien, du point de vue européen, le problème se pose-t-il plus en termes politiques qu’en termes monétaires. Aussi longtemps que n’existe pas un pouvoir politique européen (qui sera peut-être institué un jour, sans que l’on puisse envisager une date) les États restent souverains, ce qui, comme nous l’indiquons plus haut, devrait leur imposer la volonté de respecter scrupuleusement les disciplines communautaires, qu’ils ont acceptées. En 1971, les « Six » avaient décidé d’affirmer la « personnalité monétaire » de l’Europe en décidant qu’à partir de juin 1971 les marges de fluctuation entre leurs devises respectives seraient diminuées.
Ce programme ne résista pas à la tourmente : dès le 10 mai, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et les Pays-Bas abandonnèrent la lutte contre la spéculation dont le deutsche mark et le florin faisaient l’objet. En juin 1972, c’est le cabinet de M. Heath qui a cédé devant la spéculation à la baisse sur la livre, et, alors que la fluctuation libre du deutsche mark et du florin apparaissait à juste titre comme le prélude à leur réévaluation, l’annonce de la fluctuation de la livre est apparue comme le premier pas vers sa dévaluation.
Certains avaient cru que les banques centrales européennes, en montant un mécanisme de soutien mutuel de leur parité dans la limite de marges de variation réduites, pourraient mieux contrôler les forces du marché. Il n’en a rien été.
L’accord intra-européen a joué pour la première fois le 15 juin : la Banque de France, bientôt suivie par la Bundesbank, s’est portée acquéreur de livres sur le marché. Une semaine plus tard Londres, voyant s’accumuler d’énormes dettes à court terme auprès des instituts d’émission du continent, décida de laisser le dernier mot à la spéculation qui, elle, a compris la fragilité des accords de Washington et de Bruxelles. Le 27 juin, M. Heath a tenu à justifier sa décision. Cette mesure, a-t-il déclaré est « temporaire, et nous reviendrons en temps utile au système des parités fixes, qui est un élément essentiel de la stabilité dont dépend l’accroissement du commerce mondial ». Par ailleurs, il a tenu à souligner que « toute monnaie, aussi saine soit-elle, sera en péril tant que le système monétaire international n’aura pas été réformé ». Il précisa ensuite que la Grande-Bretagne, en tant que futur partenaire de la Communauté, entendait assumer tout son rôle dans le développement de la coopération monétaire européenne. « Il est essentiel, a-t-il dit, que la Communauté se mette rapidement d’accord sur une position réaliste en ce qui concerne cette réforme monétaire, compte tenu des pressions qui menacent la stabilité monétaire internationale ».
Le 26 juin à Luxembourg, les ministres des Finances des « Six » ont décidé de s’en tenir à l’accord de Washington, et de consentir des facilités spéciales à l’Italie, à condition que celle-ci ne remette pas en cause, comme elle l’avait d’abord demandé, le resserrement des marges de fluctuation entre les monnaies européennes. Reste à savoir combien de temps la livre « flottera », et quelle sera sa nouvelle parité.
Au-delà de cette question apparaissent deux faits qui, l’un et l’autre, mettent en cause l’Europe. En décidant de laisser « flotter » la livre au gré des forces du marché, le gouvernement britannique s’est retiré à la première alerte d’un accord européen auquel il avait adhéré, et dont le respect, psychologiquement et techniquement, est une des conditions du progrès de la construction européenne. En second lieu, si Rome a renoncé à laisser « flotter » la lire, c’est parce que ses partenaires ont dispensé l’Italie d’appliquer un mécanisme européen qui l’aurait obligée à rembourser en or une partie des concours reçus : quelle banque centrale serait disposée à céder sur la base du prix officiel (38 $ l’once) un métal qui vaut plus de 60 $ sur le marché ? Il y a quelques mois, les États-Unis réclamaient la réévaluation de toutes les monnaies européennes et du yen. Les difficultés de la livre et de la lire ont montré qu’en ce temps d’inflation toutes les monnaies sont malades, au moins en puissance. Sans doute M. Jacques Rueff a-t-il toujours raison d’insister sur le rôle décisif de la monnaie dans la construction européenne (« L’Europe se fera par la monnaie, ou ne se fera pas »), mais cet instrument est aujourd’hui affaibli, et l’on ignore quand et sous quelle forme sera vraiment posé le problème de la réforme du système monétaire international.
Incertitudes sur le « sommet » européen
Cette nouvelle crise monétaire s’est produite alors que l’on s’interrogeait sur les chances que conservait la réunion d’une conférence des chefs d’État et de gouvernement des « Dix ». Le 2 juin, le président Pompidou, s’adressant à des membres du gouvernement belge, n’a pas caché son désir de ne pas permettre que cette réunion soit vide de sens. Il a voulu inciter les partenaires de la France à « déblayer la route » afin que cette conférence puisse ne pas aboutir à d’autres résultats que de vagues déclarations n’engageant personne. Préparé à Bruxelles et à Luxembourg, l’ordre du jour de cette conférence ne heurte pas, en soi, le président de la République. Les trois chapitres retenus – relations avec le monde extérieur, union économique et monétaire, évolution des institutions – lui conviennent. Mais le gouvernement français souhaite que ces thèmes généraux servent de point de départ à des décisions européennes communes vis-à-vis des États-Unis, à la définition d’une politique industrielle et technologique des « Dix », à l’aboutissement de projets concrets tels que la société européenne et le brevet européen. À l’Europe des théories, il oppose l’Europe du concret.
Une nouvelle fois ressurgit donc la controverse qui, au-delà des méthodes d’action, met en question la finalité de l’entreprise elle-même. Les communautés européennes furent, à partir de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), considérées comme devant préparer une Europe politique : le fédéralisme fonctionnel devait conduire au fédéralisme institutionnel. Le refus de l’intégration, que le général de Gaulle exprima, que plusieurs partenaires de la France partageaient sans le proclamer, stoppa ce processus, et les communautés se trouvent aujourd’hui insérées dans une nouvelle perspective politique, celle d’une confédération. Il s’agit donc de savoir s’il convient de relancer la discussion sur les principes politiques, ou si, au contraire, compte tenu de la perspective politique nouvelle, il convient de faire des progrès sur le plan des réalisations. L’adhésion de la Grande-Bretagne et l’Ostpolitik allemande ne laissent plus de place à l’équivoque : l’intégration politique de l’Europe est devenue une utopie, et quels que soient les sentiments que l’on éprouve à l’égard de la confédération et de la fédération, force est d’enregistrer comme une évidence l’irrationalité de toute démarche qui, actuellement, impliquerait ces aliénations des souverainetés nationales que postule l’intégration. La construction européenne passe aujourd’hui non par des formules politiques, mais par des réalisations concrètes.
À dire vrai, la discussion possède une autre dimension : alors que pour le gouvernement français l’Europe doit affirmer son indépendance à l’égard des États-Unis, pour certains de ses partenaires, l’Europe doit rester un élément du complexe atlantique. C’est peut-être là que réside la question la plus grave. Mais, quels que soient ses rapports avec les États-Unis, l’Europe n’affirmera son « moi » que si elle progresse sur la voie de son unification. Tel est l’arrière-plan des discussions sur le « sommet ».
Pas de « plan Marshall » européen pour l’Afrique du Nord
La visite à Paris du président [tunisien] Bourguiba a été pour certains l’occasion de reprendre une idée émise il y a quelques mois, selon laquelle l’Europe « élargie » devrait organiser un « plan Marshall » pour les pays d’Afrique du Nord. Le ministre tunisien des Affaires étrangères, M. Masmoudi, justifiait cette idée par les solidarités tissées au cours des siècles entre les deux rives de la Méditerranée : « C’est le grand lieu de rencontre. Celui du triple message d’Israël, du christianisme et de l’Islam, de la technocratie du nord et du sous-développement du sud »…
Nul ne met en doute cette valeur de carrefour de la Méditerranée. Il est bien évident qu’en dépit des remous de la décolonisation, l’influence européenne conserve une place prépondérante au Maghreb. Il l’est également que les pays européens pourraient assurer à l’Afrique du Nord une aide substantielle. Mais les similitudes entre les États-Unis et l’Europe en 1947 d’une part, l’Europe et l’Afrique du Nord aujourd’hui d’autre part, ne sont qu’apparentes. Le plan Marshall fut conçu, préparé, mis en œuvre par une autorité politique, celle du gouvernement américain. Aussi étroite que puisse devenir la coopération intergouvernementale, l’Europe ne dispose pas d’une autorité politique, et l’on voit mal la Commission de Bruxelles proposer un tel « plan » aux gouvernements. Au surplus, la Grande-Bretagne n’est pas disposée à contribuer à une aide particulière à l’Afrique du Nord, alors que son adhésion à la Communauté européenne a irrité certains pays du Commonwealth, et pour des raisons politiques, indépendamment de l’aspect financier de l’opération, Londres ne peut pas s’associer à une politique qui serait considérée comme une nouvelle atteinte au Commonwealth.
Le plan Marshall avait un objectif politique : éviter que l’insuffisance des moyens de paiement de l’Europe ne provoquât une désagrégation dont l’Union soviétique aurait profité. On était en 1947, les illusions de la fin de la guerre s’étaient effondrées, la guerre froide s’engageait. Le président Truman avait obtenu du Congrès qu’une aide soit accordée à la Grèce et à la Turquie, menacées par Moscou. L’aide financière était un moyen au service d’une volonté politique.
Aujourd’hui, aucun danger ne pèse sur les pays d’Afrique du Nord, qui ne sont menacés que par eux-mêmes : ils ne peuvent donc pas être comparés aux pays européens en 1947. Ces derniers étaient d’accord pour recevoir l’aide américaine, dont ils connaissaient et approuvaient la signification. Comme celle-ci leur fut donnée non pas individuellement, mais globalement, à charge pour eux d’en régler l’affectation, ils bâtirent, pour sa répartition, la première organisation européenne, l’OECE – « Organisation européenne de coopération économique » – créée à Paris le 16 avril 1948. À partir de là se développa une politique qui devait aboutir, d’une part aux Communautés européennes, de l’autre à l’Alliance atlantique, les deux démarches étant considérées comme complémentaires. L’aide économique fournie par le plan Marshall trouva sa finalité dans les débuts de l’unification européenne et dans la défense atlantique. Or les trois pays d’Afrique du Nord ne sont pas disposés à accepter l’insertion d’une aide financière dans une perspective politique, et, en dépit de leurs solidarités, ils sont séparés par de trop profondes divergences de vues pour bâtir une organisation comparable à l’OECE. Entre le Sultan du Maroc [NDLR 2021 : roi Hassan II], chef politique et chef religieux, et le président Bourguiba, chef politique qui a voulu laïciser la Tunisie et y réaliser la séparation entre pouvoir civil et pouvoir religieux, il y a une différence fondamentale, bien que l’un et l’autre soient attachés à l’Occident. Mais le président [algérien] Boumediene se veut un révolutionnaire, et, ce faisant, il ne peut éviter de se ranger aux côtés de ceux qui, au Moyen-Orient, se font les hérauts de la lutte contre l’Occident.
En fait, ni du côté de l’Europe, ni du côté de l’Afrique du Nord, les conditions ne sont réunies, qui permettraient ce « plan Marshall » que souhaitent certains. Les pays d’Afrique du Nord sont liés à la Communauté européenne par les accords spéciaux conclus par celle-ci avec plusieurs États du bassin méditerranéen, accords qui leur confèrent des avantages commerciaux contre lesquels se dressent d’autres pays. C’est ainsi que, depuis le 1er juillet 1971, ils bénéficient des « préférences généralisées » de la CEE. C’est là un fait important. Depuis la guerre, les principes d’égalité et de réciprocité constituaient la règle du commerce mondial. Les États-Unis repoussaient toute idée de laisser donner à certains pays des avantages commerciaux qui leur seraient refusés. En 1963, un ministre britannique, M. Brasseur [NDLR 2021 : en réalité, Maurice Brasseur est ministre belge du commerce extérieur et de l'assistance technique], avait au contraire proposé d’accorder aux industries naissantes du tiers-monde une « préférence » : en d’autres termes, un handicap imposé aux plus riches devait éviter que les plus pauvres ne partent battus d’avance. Les « Six » ont ainsi revendiqué le droit d’accorder aux produits fabriqués dans le tiers-monde un avantage qu’ils refusent à leurs concurrents américains – mais ils acceptent que ceux-ci agissent de même envers eux. Ce geste signifiait que la Communauté était décidée à assumer ses responsabilités dans le développement de l’ensemble du tiers-monde. Depuis, les industries de celui-ci ont droit, à l’intérieur de la Communauté, au même traitement que les industries européennes elles-mêmes. Cette règle comporte des exceptions, car il fallait apaiser les craintes de certains secteurs sensibles : il fallait fixer des limites acceptables par les industries européennes. Mais il ne s’agissait que d’un point de départ, et c’est toujours à partir de lui que peuvent s’intensifier les relations entre l’Afrique du Nord et la Communauté européenne, sans qu’il soit question d’un irréaliste « plan Marshall » conçu par la seconde au bénéfice de la première.
Inquiétudes à l’Otan pour la Baltique
Les problèmes de la sécurité en Méditerranée ont été longuement évoqués au cours des entretiens entre les présidents Pompidou et Bourguiba. Il est de fait que la pénétration, puis l’implantation de l’Union soviétique ont profondément modifié les données politiques et stratégiques de ce problème, et que l’exaspération anti-occidentale de certains pays contribue à l’aggraver. Mais, dans le même temps, la zone nord européenne suscite de vives inquiétudes, qui ont fait l’objet de plusieurs réunions des organismes militaires de l’Otan. Il s’agit de la réduction du potentiel militaire danois.
En novembre 1971, le nouveau ministre danois de la Défense, M. Olesen, avait présenté un projet de loi sur la défense qui reflétait les opinions qu’il avait exprimées alors qu’il était dans l’opposition. Ce projet tendait à réduire la « force de couverture » de 13 000 à 7 000 hommes, la marine à quelques vedettes et bâtiments côtiers, la force aérienne à des effectifs symboliques. Par le jeu de « réformes budgétaires » le Parlement s’est, en juin, prononcé en faveur de ces réductions, qui mettent en danger le flanc nord de l’Otan, et peuvent permettre à l’Union soviétique de réaliser l’un de ses vieux rêves, dominer la Baltique. Ces réformes vont réduire l’armée danoise à 8 500 officiers et sous-officiers, qui encadreront les jeunes recrues, dont le nombre sera fortement diminué et dont le temps de service, actuellement de 12 mois, serait réduit au détriment de leur connaissance des armements modernes. Certes, dans un premier temps seuls les services administratifs seront touchés et ce n’est qu’après qu’interviendra la « réorganisation des unités opérationnelles ». Mais l’impulsion au désengagement n’en est pas moins donnée.
Le problème est considérable. Le 25 avril 1972, M. Vedovato, rapporteur de la Commission des questions de défense de l’UEO (« Union de l’Europe occidentale », créée par les Accords de Paris du 23 octobre 1954 et regroupant les « Six » et la Grande-Bretagne) déclarait : « La Norvège et le Danemark ont la malchance de se trouver à cheval sur les issues maritimes les plus importantes dont dispose l’Union soviétique pour poursuivre une politique d’équilibre des forces vis-à-vis des États-Unis… Depuis 10 ans, la flotte soviétique a modifié son rôle stratégique pour être à même d’engager le combat avec les porte-avions et les sous-marins Polaris des États-Unis avant que les avions des premiers et les engins des derniers ne se trouvent à portée du territoire soviétique ».
D’importantes unités soviétiques sont en effet basées dans la Baltique, où est groupé l’essentiel des chantiers navals (ceux de Kaliningrad sont plus importants que ceux d’Odessa). C’est dans cette même zone que se trouve la moitié des engins à moyenne portée qui, en cas de conflit, seraient utilisés contre l’Europe occidentale. Depuis plusieurs années, ce problème avait préoccupé l’Otan qui, en 1961, avait créé un commandement spécial pour la zone de la Baltique (en fait pour les détroits danois). Son quartier général fut installé à Karup, au Danemark. Il s’agissait d’un commandement mixte germano-danois, dépendant du Commandement des forces alliées du Nord-Europe (AFNORTH), installé à Kolsaas, en Norvège. Ce commandement de la Baltique avait notamment la responsabilité d’importantes bases de communications et de pré-alerte dans l’île danoise de Bornholm, à 250 km à l’est de la frontière entre les deux Allemagne, ce qui permettait la surveillance maritime et aérienne de la Baltique jusqu’aux côtes de la Pologne. Au surplus, le Danemark apporte à l’Otan le territoire du Groenland, devenu l’une des pièces maîtresses des dispositifs de surveillance de l’entrée arctique de l’Atlantique. Il est évident que les décisions de son Parlement vont affecter directement les possibilités du Danemark de respecter ses engagements.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’annexion des pays baltes, l’Union soviétique acquit une position particulièrement privilégiée. Alors qu’en 1939 elle disposait de 100 km de côtes, elle en a maintenant 1 000, du golfe de Finlande aux détroits danois. Aussi bien la Norvège, le Danemark et la Suède furent-ils, dès le printemps 1948, sollicités de devenir membres de l’Otan, alors en préparation. Les deux premiers pays acceptèrent immédiatement. La Suède hésita : en novembre 1948 encore, son accord paraissait probable, mais elle préféra finalement s’en tenir à sa neutralité.
À plusieurs reprises, l’Union soviétique essaya de désagréger ce flanc nord de l’Otan. Elle développa de nombreuses campagnes de propagande contre les bases américaines, dans le but de dresser l’opinion contre l’appartenance à l’Otan. Après le rejet du « plan Rapacki » de dénucléarisation de l’Europe centrale en mai 1958, elle proposa la dénucléarisation de la Baltique, dans le but d’y créer un « vide » militaire. Ces campagnes visaient la Norvège et plus encore le Danemark, ce petit pays qui « tient » les fameux Sund – les détroits par lesquels la Baltique communique avec la mer du Nord… Dans cette zone, le rapport des forces lui est très favorable : 4 à 1 pour l’armée de terre, 15 à 1 pour les blindés, 6 à 1 pour l’artillerie, 4 à 1 pour les forces navales, 7 à 1 pour l’aviation… Le Danemark s’est inquiété : l’éventualité d’un retrait américain et l’Ostpolitik allemande lui sont apparues comme risquant de le laisser face à la puissance soviétique, cependant qu’une certaine propagande portait ses fruits : alors qu’en 1960 on n’avait compté que 165 objecteurs de conscience, on en a dénombré 4 200 en 1971, dont 20 % d’appelés…
Cette réduction du potentiel militaire serait d’autant plus grave que le Danemark paraît actuellement « en retrait » par rapport à la Communauté européenne, dont il va bientôt être un nouveau membre. Le 27 juin, le gouvernement a abandonné l’accord sur le resserrement des marges de fluctuation des monnaies, il a relevé de 7 à 8 % le taux de l’escompte qui redevient ainsi, comme de 1969 à 1971, le plus élevé d’Europe… On retrouve ainsi la construction européenne. De multiples questions devront être résolues d’ici la fin de l’année. Comment éviter, par exemple, que l’élargissement de la Communauté et le libre accès donné en elle aux produits du tiers-monde ne détériorent par contrecoup la situation des pays méditerranéens avec lesquels elle a des relations privilégiées ? Zone de libre-échange ? Renégociation d’accords commerciaux avec l’Espagne et avec Israël ? Très sensible est aussi le cas de la Roumanie qui a demandé à bénéficier des préférences généralisées et dont le gouvernement attend la réponse avec une certaine anxiété. Celle-ci a été jusqu’ici ajournée, la France hésitant à étendre la procédure des préférences généralisées et estimant que, pour la Roumanie, un accord commercial serait plus adapté. Mais la Bulgarie voudrait les mêmes avantages, sans toutefois faire la même démarche… Et l’on reparlera, à l’automne, de l’éventuelle candidature de l’Espagne…
De la réduction du potentiel militaire danois, on revient ainsi à l’effort de construction européenne, donc aux relations entre la Communauté et les États tiers. En politique, comme en histoire, tout est à la fois cause et effet. ♦