Institutions internationales - La mort de Paul-Henry Spaak - L'ONU de M. Waldheim - Le premier véto de la Chine à l'ONU - Nouvelle impulsion européenne
Par une coïncidence dont il serait sans doute vain de rechercher la cause, les semaines d’été – maintenant les vacances – ont été souvent marquées par de graves événements. Les guerres de 1870, puis les deux guerres mondiales, furent déclenchées durant cette période de l’année. Plus près de nous, ce furent, en 1968 l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, en 1969 la dévaluation du franc. L’année dernière ce fut l’annonce, par le président Nixon, de la non-convertibilité du dollar, donc la remise en question du système monétaire international bâti à Bretton-Woods. Cette année, ce fut l’attentat contre le roi Hassan du Maroc [NDLR 2022 : « Coup d’État des aviateurs » le 16 août 1972]. Cet attentat a mis en lumière certains des problèmes qui se posent dans des pays où n’ont pas été totalement harmonisées forces traditionnelles et forces modernes, où les premières n’accordent pas toujours assez d’importance et surtout de signification à certaines aspirations des secondes, où les secondes ont tendance à négliger la légitimité morale et politique des premières et à considérer que les idées et les formules de la démocratie européenne peuvent être transposées telles quelles dans des sociétés extra-européennes. À ce titre, cet attentat n’est pas étranger à l’objet de notre chronique, ne fût-ce qu’en raison du rôle que jouent, aux Nations unies, les pays ayant récemment accédé à l’indépendance.
Mais d’autres événements ont, eux, affecté directement les institutions internationales, et qu’il s’agisse des voyages du président Pompidou en Italie et de M. Schumann en Allemagne et en Grande-Bretagne, ou du premier « veto » chinois au Conseil de sécurité des Nations unies, la situation n’est plus tout à fait ce qu’elle était au début de l’été.
Un an s’est écoulé depuis que le président Nixon a formellement rompu le lien entre le dollar et l’or, et le ciel ne s’est pas écroulé. La vague angoisse qu’une catastrophe économique suivrait une crise monétaire s’est dissipée. La reprise de l’économie américaine s’affirme. L’économie française poursuit une expansion normale, l’économie allemande est sortie de la phase descendante du cycle. L’indispensable réforme du système monétaire reste à l’ordre du jour…
Les décisions américaines du 15 août 1971 avaient provoqué un effondrement des cours, à la Bourse de Tokyo et à celle de Paris notamment – effondrement que seules l’émotion ou l’erreur de diagnostic expliquaient. D’aucuns y voyaient les signes précurseurs d’une crise comparable à celle de 1929, dont le souvenir continue de hanter les esprits. La flottaison de la livre, cette année, a laissé les opérateurs, même à la Bourse de Paris, indifférents. En fait, les autorités américaines se sont résignées, ou résolues, d’une part à rendre officielle l’inconvertibilité du dollar en or (ou même en tout autre actif), d’autre part à imposer aux Européens et aux Japonais une dévaluation du dollar, dévaluation obtenue par une combinaison de réévaluation de l’or et de réévaluation de certaines monnaies. La dévaluation globale de la monnaie américaine par rapport aux monnaies de tous les pays développés marque-t-elle la fin de la souveraineté du dollar ? Il se peut qu’avec le recul du temps les historiens en jugent ainsi. Dans l’immédiat, le dollar dévalorisé règne plus souverainement aujourd’hui qu’hier.
Hier, les autorités de Washington s’interdisaient les manipulations de la parité du dollar, elles restreignaient la convertibilité en or mais elles toléraient la convertibilité en droits de tirage spéciaux (DTS) et au Fonds Monétaire International. Depuis que le dollar a été théoriquement « découronné », il constitue plus que jamais, comme le remarque Raymond Aron, la seule monnaie transnationale, celle qu’utilisent les banques centrales pour opérer sur les marchés des changes, celle qui sert le plus souvent aux Européens eux-mêmes pour passer d’une monnaie d’un pays membre de la Communauté à une monnaie d’un autre pays membre. Pourquoi une monnaie inconvertible, dont la parité est devenue objet de spéculation, joue-t-elle ce rôle ? L’économie européo-américano-japonaise et le marché mondial capitaliste ne peuvent guère se passer d’une monnaie transnationale : aucune autre monnaie nationale ne peut aujourd’hui remplacer le dollar : tel est l’enseignement probablement majeur que l’on peut retirer de l’évolution de la « crise monétaire » depuis le 15 août 1971. Il y a plus. Pour certains, notamment en France, l’inconvertibilité est l’interdiction de changer librement le franc en une autre monnaie. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le dollar n’a pas cessé d’être convertible. Certes, la taxe d’égalisation des taux d’intérêt crée l’équivalent de parités de change multiples. Les mesures de plafonnement des investissements à long terme constituaient la première restriction à la totale convertibilité du dollar en d’autres monnaies. Mais, dans l’ensemble, le possesseur de dollars garde la liberté de transférer son avoir, d’acheter le produit qu’il préfère dans le pays qu’il choisit, plus que ne peut le faire le possesseur de n’importe quelle autre monnaie. Dès lors s’explique l’absence de conséquences dramatiques de la crise du système monétaire international. Avant août 1971, le système était aux trois quarts un système d’étalon-dollar. Il comportait encore certaines survivances de l’étalon de change-or. Depuis l’accord de Washington de décembre 1971, le monde vit sous un régime qui est, en fait, totalement d’étalon-dollar : les banques centrales ne veulent en effet pas se dessaisir de leur or, qui vaut officiellement 38 dollars l’once et près de 70 sur le marché libre : l’or, sans être démonétisé, ne remplit plus guère de fonction monétaire. Ceci constitue une donnée importante du problème américano-européen à l’heure où toutes les négociations sur la progression de l’union économique et monétaire de l’Europe se heurtent à la question des rapports entre les monnaies européennes et le dollar.
La mort de Paul-Henry Spaak
L’été a été endeuillé par la disparition d’un homme sans qui les institutions internationales ne seraient pas ce qu’elles sont, M. Paul-Henry Spaak. La mort de celui-ci a profondément affecté ceux qui, amis et adversaires, avaient pendant de longues années combattu à ses côtés ou contre lui, et elle a affecté tous ceux qui s’interrogent sur la place des institutions internationales dans le monde moderne. Car Paul-Henry Spaak, représentant d’un « petit pays », fut l’une des pièces maîtresses de ces institutions depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Du gouvernement belge en exil à Londres au traité de Rome (1957), en passant par les conférences de San Francisco (qui créa l’ONU) et de Messine (1955, qui créa la CEE) il fut toujours au premier plan, et sut se faire entendre au point même de déchaîner contre lui tel de ses partenaires qu’irritait ces activités infatigables au service de la cause atlantique et européenne. Il intitula ses Mémoires Combats inachevés (Tome I : De l’Indépendance à l’Alliance ; Tome II : De l’espoir aux déceptions, Éd. Fayard, 1969). C’est qu’en effet, il ne put voir se réaliser son vœu le plus profond : « Si on parvient un jour à créer une organisation universelle assez puissante pour dire le droit international, surtout pour le faire respecter, les relations entre peuples entreront dans une ère nouvelle. La paix sera sans doute assurée dans le monde. Ce n’est aujourd’hui qu’un rêve, mais ce n’est pas un rêve insensé. Les grandes expériences scientifiques, avant de réussir, échouent des dizaines de fois. Pourquoi les grandes expériences humaines devraient-elles réussir dès tes premières tentatives ? C’est en les répétant, c’est en étudiant les causes de leurs échecs que l’on finira par trouver les formules du succès. Il faut nous y astreindre avec patience ». Commettait-il une erreur fondamentale quant à l’irrévocabilité des notions d’État et de Nation, ou était-il en avance sur notre temps ? L’histoire le dira. Toujours est-il qu’il avait opté pour la supranationalité européenne, et qu’il considérait toute formule interétatique comme anachronique et vouée à l’inefficacité. De là un déphasage entre ce qu’il prônait et ce que permet la situation des esprits et des faits.
Indépendamment de cette option intellectuelle, il avait été profondément marqué par la désagrégation de la « grande alliance » américano-russe dès 1945 – et il avait vu, pourtant, les premiers signes de cette désagrégation avant la fin des combats contre le IIIe Reich. Le 28 septembre 1948, devant l’Assemblée générale de l’ONU réunie à Paris, il lança à M. Vychinsky : « La base de notre politique, c’est la peur. La peur de vous, la peur de votre gouvernement, la peur de votre politique ». Cette peur joua un rôle déterminant dans la cristallisation des volontés occidentales qui aboutit le 15 mars 1947 au traité de Bruxelles, puis le 4 avril 1949 à la création de l’Otan. Contre les dangers qui étaient liés à une politique soviétique dont il disait qu’elle avait « tous les caractères des impérialismes classiques », Paul-Henry Spaak réclamait l’intégration des forces militaires et politiques, avec une foi qui méconnaissait souvent les réalités nationales, mais dont nul n’a jamais mis en doute la sincérité. C’est dans cet esprit qu’il imprima sa marque à l’effort européen. Et c’est bien le même homme qui, après avoir présidé la première Assemblée générale de l’ONU, porta l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) sur les fonts baptismaux, prit une part active à la mise en œuvre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), démissionna de la présidence du Conseil de l’Europe parce qu’il refusait les limitations de prérogatives imposées par les Britanniques, dirigea les négociations qui devaient aboutir à la fondation de la Communauté économique européenne (CEE), fut secrétaire général de l’Otan (1957-1961). Dans chacun de ces postes, il s’efforça de donner leur pleine signification politique aux textes juridiques, et c’est ainsi, par exemple, qu’il voulut attribuer au secrétariat international de l’Otan une véritable fonction politique, par l’intensification et plus encore la systématisation de la consultation entre les gouvernements (totalement souverains) des États membres, sur tous les problèmes, quelles que fussent leur nature et leur localisation géographique. « On doit des égards aux vivants, on ne doit aux morts que la vérité », disait Voltaire. De Paul-Henry Spaak, l’histoire retiendra surtout qu’il tenta d’insérer les politiques nationales dans un cadre transnational pour en atténuer, voire en supprimer les heurts. Très vite, il devint l’un des hommes symbolisant la volonté des Occidentaux de s’unir pour se défendre, celle des Européens de l’Ouest de s’unir pour se « situer » à leur place dans un monde dont Eisenhower disait à juste titre qu’il est celui des « grands ensembles ». Ce cadre transnational pouvait-il et devait-il être fondé sur la supranationalité, c’est-à-dire sur le renoncement à certaines des attributions essentielles de la souveraineté nationale, ou pouvait-il et devait-il être fondé sur la coordination étroite de ces souverainetés nationales conservant leurs attributions ? L’action de Paul-Henry Spaak se situa au carrefour de ces deux idées, ce qui explique que, controversé durant sa vie, il le reste après sa mort. M. Maurice Schumann rappelait que Paul-Henry Spaak lui avait dit en janvier 1961 : « Il faut être patient, mais cela ne suffit pas. Il faut encore y croire ». Il « y a cru », et si cette foi a parfois négligé la réalité, l’essentiel est qu’elle ait contribué à faire prendre conscience de la nécessité des institutions internationales.
L’ONU de M. Waldheim
Aussi bien ne pouvait-il qu’enregistrer avec satisfaction les succès, peu spectaculaires mais réels, de M. Waldheim, qui succéda le 1er janvier 1972 à M. Thant au secrétariat général de l’ONU. Il y a un an, alors que M. Thant annonçait que sa volonté de démissionner était irrévocable, on s’inquiétait de sa succession. M. Waldheim, alors ministre autrichien des Affaires étrangères, fut élu. À un Birman succédait un Européen, représentant d’un pays neutre – et d’un pays dont la neutralité a été l’objet d’un accord entre les « Grands ». M. Waldheim commença par régler, au moins provisoirement, la crise financière de l’ONU, en obtenant des contributions anticipées et en remettant un peu d’ordre dans l’appareil de l’Organisation. Puis il se rendit en République sud-africaine et en Chine, deux pays jusqu’alors pratiquement ignorés par les responsables de l’ONU. Il n’hésita pas à critiquer les États-Unis pour le bombardement des digues tonkinoises…
Dans le rapport qu’il a préparé pour la session 1972 de l’Assemblée générale, il prend parti sans ambiguïté contre certaines idées reçues quant au fonctionnement même de l’ONU. Selon lui, en effet, le système du « concert des grandes puissances » constitue « une survivance du XIXe siècle » et il est « inacceptable à long terme ». Ceci revient à remettre en cause le droit de veto des « Grands », membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, Union soviétique, France, Grande Bretagne et Chine), alors que les auteurs de la Charte de San Francisco voyaient dans ce droit de veto le moyen, pour les cinq « Grands », de sauvegarder la paix par leur entente. C’est une triste histoire, que celle du veto au Conseil de sécurité, celui-ci ayant été utilisé, notamment par l’Union soviétique, moins pour favoriser des solutions que pour les éviter. Conçu dans l’idée que la « grande alliance » se maintiendrait dans la paix comme elle s’était affirmée dans la guerre, ce droit de veto devait être profondément altéré par la guerre froide. Sans doute ce droit reconnu à cinq puissances était-il en contradiction avec le principe de l’égalité de tous les États-membres, mais il entendait remédier à l’une des causes de l’impuissance de la Société des Nations (SDN). À plusieurs reprises certains ont réclamé le retour à l’égalité, et des pays comme le Japon, le Brésil, l’Indonésie, n’ont pas caché leurs réticences à l’égard d’un système né dans les illusions de 1945 et méconnaissant l’extension du jeu des relations internationales au-delà des puissances occidentales (la Chine, alors celle de Tchang Kaï-Chek, étant docile aux incitations des États-Unis). À cela, on peut répondre que les cinq « Grands » sont les seules puissances nucléaires du monde, on peut évoquer la difficulté à réaliser sur le plan international une égalité qu’il est difficile de concrétiser à l’intérieur d’un État, on peut se demander s’il est très rationnel d’accorder les mêmes droits à une puissance comme les États-Unis, l’Union soviétique, la Chine, qu’à un micro-État ou à un État resté féodal. Enfin, si la sagesse n’est pas l’apanage des « grands », elle ne l’est pas davantage des « petits », et le rapport des forces nucléaires imposant aux « grands » de ne pas recourir à la violence pour régler leurs différends, les risques de guerre se maintiennent surtout entre les « petits ». En fait, l’ONU se trouve aujourd’hui devant une difficulté majeure : conçue dans la perspective de l’universalisme, elle fut très vite l’un des théâtres de la guerre froide, puis le terrain d’expérience des pays accédant à l’indépendance. Elle doit maintenant surmonter les conséquences de la guerre froide, s’adapter à un monde qui n’est plus celui des « deux grands », et faire en sorte que, sans jouir de privilèges exorbitants, les « grands » puissent utiliser sinon leur force, du moins leur influence, au service de la paix entre les « petits ». Mais cela suppose, bien entendu, que les « grands » soient d’accord entre eux…
Le premier veto de la Chine à l’ONU
Il ne semble pas que l’on en soit déjà là… Voici un an se déroulaient les dernières négociations sur l’admission de la Chine communiste aux Nations unies, admission qui impliquait sa présence au Conseil de sécurité, aux côtés des quatre autres « grands » de 1945. Fin août, pour la première fois, le représentant de Pékin a utilisé son droit de veto, contre l’admission du Bangla Desh. Le fait appelle plusieurs observations.
On ne peut voir dans le veto chinois une simple expression du conflit Moscou-Pékin, bien que le Bangladesh soit né d’une guerre à l’arrière-plan de laquelle l’Union soviétique et la Chine étaient rivales. Le représentant chinois a pu invoquer un argument de droit. La résolution du 23 décembre 1971 du Conseil de sécurité demandait aux intéressés de respecter les conventions de Genève. L’article 128 de celle de 1949 stipule que « les prisonniers de guerre seront libérés et rapatriés sans délai après la fin des hostilités actives ». Or l’Inde détient encore, en son nom et en celui de son allié le Bangladesh, près de cent mille prisonniers civils et militaires, affirmant qu’elle ne les relâchera que lorsqu’elle aura la preuve que le Pakistan n’a plus de « visées agressives » à son égard. Le représentant chinois en a tiré argument, au nom du respect des régies internationales, se posant ainsi en défenseur du droit international.
Mais son attitude comporte un autre aspect, non moins important. En utilisant son droit de veto, la Chine s’est comportée en « grande puissance » à part entière. Malgré sa volonté maintes fois proclamée de ne pas « jouer le jeu des grands », le gouvernement de Pékin a été contraint de se dédire, tombant, de l’avis de certains observateurs, dans un piège tendu par Moscou. L’image de la Chine populaire va incontestablement s’en trouver ternie aux yeux du Tiers-Monde dont elle voulait apparaître comme le porte-parole permanent au Conseil de sécurité. Les promesses faites de ne jamais se conduire « comme l’URSS ou les États-Unis » en utilisant le droit de veto pour bloquer une majorité opposée à ses vues tombent devant le « non » formulé le 25 août par M. Huang Hua. L’égalitarisme prôné par Pékin entre « petits et grands » passe du stade de la pensée de Mao à celui du vœu pieux. Le délégué de Pékin semble avoir d’ailleurs bien compris dans quelle impasse l’habileté manœuvrière de son collègue soviétique le poussait, ainsi qu’en témoigne la virulence dont il a fait preuve à l’égard du « rôle insidieux joué par le social-impérialisme des Soviétiques en Asie du Sud-Est ». Le délégué du Soudan avait tenté d’éviter cette impasse en demandant l’ajournement de toute décision pour « éviter à certains pays d’avoir à choisir entre amis ». Il n’a pas été suivi, et M. Huang Hua a été contraint de choisir entre les principes et la réalité, entre la raison de l’esprit et la raison d’État.
La décision du Conseil de sécurité à propos du Bengladesh n’est certainement pas définitive. L’Assemblée générale pourrait être saisie de cette affaire, mais on peut se demander dans quelle mesure l’Inde, le Pakistan et le Bengladesh peuvent, par la négociation, parvenir à un accord durable, sans la perspective duquel la candidature de Dacca pourrait encore être repoussée par un nouveau veto chinois. Quoi qu’il en soit, et au-delà de cette suite de la guerre indo-pakistanaise de l’an dernier, l’attitude chinoise introduit une nouvelle donnée dans le jeu du Conseil de sécurité. Donnée essentiellement psychologique encore, mais dont les développements politiques pourraient ne pas tarder à se manifester, pour peu que les questions en discussion le permettent.
Nouvelle impulsion européenne
En proposant la réunion d’une conférence « au sommet » des « Dix », le président Pompidou voulait donner une nouvelle impulsion à l’effort européen, celui-ci ne pouvant pas être, après l’adhésion de la Grande-Bretagne, ce qu’il était auparavant, et c’est précisément ce qui distingue cette suggestion de celle qui, en 1969, aboutit à la Conférence de La Haye. La simple annonce de ce projet suscita de vives controverses, qui virent ressurgir les thèses antagonistes sur les mérites respectifs des diverses structures possibles pour l’Europe. Ces oppositions se sont manifestées si souvent qu’il serait vain de les rappeler dans cette chronique, et plus encore de reprendre les arguments avancés par leurs partisans. D’autant que, dans le présent numéro de la Revue, M. Louis-Albert des Longchamps analyse la position française à l’égard de ce problème de l’Europe. Mais il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’une nouvelle fois, les discussions sur les principes et les finalités de la construction de l’Europe furent hypothéquées par des ambiguïtés et des contradictions, les adversaires de la position française n’avouant pas qu’ils n’étaient pas disposés à mettre en œuvre les idées qu’ils avançaient en matière d’aliénation des souverainetés nationales.
Aussi bien, le principe de cette réunion d’une conférence « au sommet » ayant été maintenu, et les dates prévues ayant été acceptées, l’essentiel concerne moins les antagonismes doctrinaux que les réactions devant les problèmes concrets, qu’il s’agisse des rapports avec les États-Unis (dans tous les domaines, monétaire certes, mais aussi politique, économique et militaire), des relations avec l’Europe de l’Est (et l’on ne peut négliger les divergences de vues quant aux objectifs et aux modalités des deux conférences envisagées, l’une sur la « sécurité européenne », l’autre sur la réduction « mutuelle et équilibrée » des forces), des formes nouvelles que pourrait prendre l’aide des États européens aux pays en voie de développement, de leur accord sur une politique méditerranéenne, etc.
Ces problèmes concrets sont d’autant plus complexes que, le 21 juillet, six pays neutres ont signé des traités de libre-échange avec la Communauté, et que l’on peut ainsi parler de l’« Europe des Seize ». Les textes signés ce jour-là à Bruxelles conduisent à un ensemble de 16 pays liés par des accords de libre-échange, entre lesquels les produits industriels circuleront en franchise. Le but de ces traités entre la Communauté d’une part, la Suède, la Finlande, l’Islande, l’Autriche, le Portugal et la Suisse (avec le Liechtenstein) de l’autre, est d’éliminer progressivement les obstacles pour l’essentiel des échanges en vue d’aboutir à la constitution d’une vaste zone de libre-échange. Les droits de douane existant au 1er janvier 1972 doivent disparaître en cinq étapes de 20 % à partir du 1er janvier 1973, la dernière devant se situer le 1er juillet 1977. Dans ces 16 pays, la circulation des marchandises sera donc analogue à ce qu’elle est dans le Marché commun. Ces six pays obtiennent ainsi un avantage qui paraissait inespéré : l’élimination, au profit de leurs marchandises et moyennant réciprocité, du tarif douanier commun, la participation directe au marché européen, sans toutefois qu’ils aient à assumer les obligations imposées aux membres à part entière de la CEE. Il s’agit là de la conclusion de la négociation engagée à l’automne 1970 entre la CEE et plusieurs pays de l’AELE (« Association européenne de libre-échange », créée à l’instigation de la Grande-Bretagne au lendemain de la conclusion du Traité de Rome).
Lorsque cette négociation s’engagea, les plus optimistes n’osaient espérer que finirait par prévaloir la solution raisonnable qui a été adoptée, cet établissement d’une zone de libre échange industrielle entre chacun de ces pays, d’une part, et la CEE élargie, de l’autre. On redoutait notamment que les vieilles préventions françaises contre cette formule n’obligeassent les négociateurs à rechercher des arrangements commerciaux qui auraient contrevenu aux règles du GATT sans satisfaire personne. Mais grâce à l’attitude moins protectionniste du patronat français, le gouvernement de Paris, soucieux de ses relations avec les pays neutres, n’a pas été le dernier à accepter les propositions de la Commission de Bruxelles. En définitive, l’établissement de cette zone de libre-échange constitue le plus petit commun dénominateur permettant de concilier les exigences de la politique et l’indispensable développement des échanges intra-européens. Rien n’aurait été plus absurde ni plus dangereux pour l’Europe tout entière que d’affaiblir les économies des pays de l’AELE restés en dehors de la CEE. Si l’on tient compte du fait que la CEE a déjà conclu des accords d’association avec la Grèce et la Turquie, la vaste zone de libre-échange qui a pris naissance à Bruxelles le 21 juillet englobe l’ensemble des nations de l’Europe occidentale, à une notable exception près : l’Espagne, laquelle, à en croire les prévisions des experts, sera à la fin de cette décennie la dixième puissance industrielle du monde. C’est là une anomalie qu’il faudra bien corriger un jour ou l’autre, mais de divers côtés, de nombreuses voix s’élèvent en faveur de l’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne. La politique est moins le règne de l’absolu que l’art du possible : c’est en termes de possibilités économiques que se pose le problème de l’insertion de l’Espagne dans la Communauté européenne, et ce problème ne sera pas éludé par des considérations idéologiques. La seule question concerne la date à laquelle l’emportera le sens du concret, politiquement avec la place de l’Espagne dans le monde méditerranéen, économiquement avec son poids industriel. D’ores et déjà, le problème est inscrit dans ceux que les « Dix » ne pourront éluder. ♦
Cette chronique était déjà imprimée lorsqu’a eu lieu l’attentat contre la délégation israélienne aux Jeux Olympiques de Munich. Nous reviendrons ultérieurement sur les aspects de ces événements qui concernent les institutions internationales.