Défense en France - Vingt ans de coopération technique en matière d'armement - Cinquième session du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM)
Vingt ans de coopération technique en matière d’armement
C’est au début des années 1950 que la Société nationale de constructions aéronautiques du Sud-Est (SNCASE) acquit en Grande-Bretagne la licence de fabrication de l’avion à réaction Vampire. À partir de cet appareil, elle devait mettre au point, en accord avec la société britannique De Haviland, le Mistral, premier avion militaire français de l’après-guerre. Les deux firmes venaient de réaliser pour la première fois ce qu’on a appelé depuis la coopération technique en matière de fabrication d’armements (1) qui en vingt ans a connu de grands développements. Pourquoi une coopération ? M. Michel Debré répond : « Parce qu’elle est certainement souhaitable et probablement nécessaire ». Si, dans le passé, la relative simplicité des armes autorisait des fabrications qui se voulaient exclusivement nationales pour des raisons d’indépendance, il n’en va plus de même de nos jours : la complexité des systèmes d’armes modernes et leur prix de revient élevé poussent naturellement à rechercher des ententes entre firmes ou entre gouvernements, visant à mettre en commun les possibilités d’études, les connaissances technologiques et les capacités industrielles. On devine aussitôt les bénéfices mais aussi les risques d’une telle association.
Les avantages sont évidents. La confrontation des besoins, donc des idées, permet d’en faire germer de nouvelles. L’exemple le plus significatif à ce sujet nous est fourni par le système de missiles sol-air Cactus commandé en France par l’Afrique du Sud, financé par ce pays pour la majorité des travaux d’études et de mise au point et qui a été adopté par l’armée de l’air française sous le nom de Crotale. Ainsi le partage des charges financières autorise un pays à participer à un projet qui eût été trop ambitieux pour ses seules ressources.
Certes le coût total d’un projet en coopération dépasse sensiblement celui de la réalisation à l’échelon national. Ceci provient des frais supplémentaires occasionnés par les différences de langues, de normes, de manières de penser, de méthodes de travail, par la diversité des monnaies, des méthodes comptables, des législations, par la dispersion géographique des installations industrielles concernées. Mais tant que cette augmentation n’atteint pas 100 %, pour un projet bilatéral, chacun des partenaires y trouve son bénéfice (2). Ce bénéfice est encore renforcé par l’abaissement du coût unitaire de fabrication qu’entraîne la production de séries supérieures aux besoins nationaux, diminution de prix qui améliore les possibilités d’élargir le marché, donc à nouveau d’augmenter la production.
Une fois le système mis au point en commun, chaque partenaire peut le développer pour son compte dans une version particulière. C’est le cas, non seulement du système Crotale, mais aussi de l’Alphajet et des missiles Martel et Roland. Enfin, la coopération introduit une certaine émulation qui impose aux entreprises un dynamisme de la recherche et de la technologie et favorise certains regroupements, provoquant ainsi l’amélioration du niveau industriel national à l’échelon européen et mondial.
Toutefois ces avantages ne peuvent faire oublier certains inconvénients de la coopération.
Tout d’abord on pourrait penser que la mise en commun des moyens de chacun des partenaires devrait permettre une spécialisation dans la recherche et la fabrication et entraîner ainsi une réduction des délais de réalisation. En fait, il n’en est rien et l’on constate au contraire que les mêmes raisons qui sont à l’origine des augmentations de coût entraînent un allongement des délais. Il en découle un risque supplémentaire : pendant la longue période de développement d’un projet, l’un des partenaires peut, pour des raisons de calendrier entre autres, être tenté d’acheter ailleurs un matériel déjà existant et, quitte à abandonner sa mise, annuler sa participation. En fait, la plupart des pays estiment qu’il vaut mieux consacrer des fonds même importants au bénéfice de l’économie et des industries nationales. Mais le retrait de l’un des partenaires, pour des raisons de compression budgétaire, de changement d’orientation politique ou encore pour augmentation du coût et des délais de réalisation, constitue la plus grave menace pour un projet établi en coopération. On l’a vu avec le Super-Frelon. Certes sa réalisation a cependant été menée à bien mais le nombre de 662 appareils prévu à l’origine est tombé à 220 du fait de la défection du partenaire allemand, entraînant par là même une augmentation du coût qui obligea la Marine nationale à se limiter à 24 puis 18 appareils (3). Il arrive aussi que les différences de conception ou de doctrine puissent conduire à des divergences dans l’établissement des caractéristiques précises d’un projet. Si chacun des participants tient à faire admettre son point de vue, on risque de parvenir soit à un prototype sophistiqué, parce que rassemblant toutes les exigences des diverses spécifications, soit à plusieurs versions d’un même matériel. C’est le cas pour l’avion franco-britannique Jaguar dont il est prévu cinq modèles différents : deux versions école (Armée de l’air–RAF) et trois versions assaut (Armée de l’air–RAF–Marine nationale). Dans l’une ou l’autre hypothèse, les délais de réalisation et les prix de revient en pâtissent.
L’analyse des contingences qui viennent d’être énumérées, confrontée avec vingt ans d’expérience française et avec l’observation des réalisations étrangères ont permis de dégager un certain nombre de principes fondamentaux susceptibles d’assurer le maximum de chances de réussite à un projet de réalisation en coopération. Il importe tout d’abord d’obtenir que, pour un projet déterminé, les conceptions des divers participants soient aussi proches que possible. Ceci suppose des contacts préalables très actifs tant au niveau des états-majors qu’à celui des services techniques. Cette considération, jointe aux causes d’augmentation des délais et des coûts, milite en faveur de la limitation du nombre de participants à un même projet. D’un point de vue comptable cette limitation peut paraître illogique mais la coopération en matière d’armement n’échappe pas à la loi valable pour toute association : la multiplication des partenaires entraîne celle des problèmes. Une fois la décision prise, il est donc indispensable d’assurer une unité de direction au projet. Au niveau des États, un comité directeur se réserve le choix des grandes options, laissant la direction effective du programme à une agence exécutive. Au niveau des industriels, il faut confier la direction à un maître d’œuvre, de même nationalité que l’agence exécutive. Le choix du maître d’œuvre est parfois une opération délicate qui exige beaucoup de diplomatie, de même que la répartition rationnelle des tâches, qui ne doit froisser la susceptibilité d’aucun participant. C’est pourquoi il convient de rechercher un certain équilibre, voire une complémentarité, des entreprises associées pour éviter que l’une d’entre elles ne puisse se sentir ravalée au rôle subalterne de sous-traitant. Par ailleurs, l’expérience a montré que les projets qui avaient le plus de chance d’aboutir étaient ceux qui avaient d’abord été lancés sur le plan national et poursuivis ensuite en coopération. C’est le cas des hélicoptères franco-britanniques et des engins franco-britanniques et franco-allemands.
Si toutes ces conditions se révèlent nécessaires, elles ne sont pas cependant suffisantes et leur réunion ne saurait constituer à elle seule une garantie de succès, car chaque projet de coopération constitue un cas particulier qu’il convient d’étudier avec le plus grand pragmatisme. À l’exception de celle appliquée au Breguet Atlantic, toutes les tentatives de systématisation des procédures en vue de susciter a priori des projets de coopération se sont soldées par des échecs. Enfin, la coopération impliquant une interdépendance, elle nécessite surtout une option politique fondée sur la confiance et la solidité des liens politiques et économiques entre participants. C’est pour cette raison que les partenaires de la France sont principalement ses voisins immédiats et alliés de l’Europe occidentale.
Quels sont les principaux programmes actuellement développés ou construits par la France en coopération ?
Dans le domaine de l’aéronautique civile, le plus connu est évidemment le long courrier supersonique Concorde dont les études, commencées en 1959, ont été menées en commun avec la Grande-Bretagne à partir de 1962. Aux termes de l’accord conclu, la participation de chaque pays est fixée à 50 %.
Le court-moyen-courrier Airbus A300B fournit un exemple de coopération multilatérale puisque, à côté de celle de la France (37 %), on trouve la participation de la RFA (37 %), de la Grande Bretagne (20 %) (4) et des Pays-Bas (6 %).
À la fabrication du court-courrier Mercure collaborent, aux côtés de la France jouant le rôle de maître d’œuvre, l’Italie, la Belgique, l’Espagne et la Suisse, auxquelles vient de se joindre le Canada.
Pour ce qui est de l’aviation militaire, les deux premiers succès de la coopération ont été l’avion de patrouille maritime Breguet Atlantic, construit conjointement par la France, la RFA, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie, qui vient de recevoir son premier appareil, et l’avion de transport franco-allemand C-160 Transall.
En revanche les projets franco-britanniques d’avion à flèche variable et d’avion patrouilleur relais radar n’ont pas été poursuivis.
Dans la famille des Mirage, il existe des accords pour les études, la mise au point ou la fabrication entre les constructeurs français d’une part et, respectivement, la Suisse pour le Milan (5), la Belgique pour le Mirage V, le F1 et le G8, et l’Espagne pour le réacteur du Mirage III. Il est envisagé un Super F1 en commun avec l’Italie, l’Australie et les Pays-Bas. Au niveau de la conception et de la réalisation, en dehors du Jaguar franco-britannique déjà mentionné et dont il est prévu 400 appareils de série, il faut mentionner l’Alphajet et les hélicoptères.
Pour répondre à des besoins communs exprimés par la France et l’Allemagne, trois modèles d’avions-écoles ont été présentés. C’est le Breguet 125, baptisé Alphajet, qui l’a emporté sur les projets franco-allemand E.650 Eurotrainer et germano-hollandais VF-291. Cet avion-école, auquel la RFA compte également confier des missions d’appui tactique léger, sera construit en 400 exemplaires par participation égale de Dassault-Breguet et de Dornier. La France et l’Angleterre ont mis au point un programme d’hélicoptères prévoyant que la production dans chaque pays serait proportionnelle à la demande du marché national mais où les participations à la recherche et à la mise au point sont variables. La France est maître d’œuvre pour le SA-330 Puma, hélicoptère de manœuvre destiné à remplacer le H-34 et pour le SA-341 Gazelle (dont le rotor a été étudié et mis au point en liaison avec une firme allemande), successeur de l’Alouette II, tandis que la Grande-Bretagne assure la maîtrise d’œuvre du WG13 Lynx, au développement duquel participe la Marine nationale en vue de l’armement de ses Frégates F-67. La production des trois modèles devrait largement dépasser les 1 000 exemplaires.
Un secteur privilégié de la coopération technique est celui des engins où la France se trouvait bien placée en raison de l’avance prise par la société Matra. Après avoir participé, au sein de l’Otan, aux études et à la fabrication du missile sol-air longue portée Hawk, la France a développé d’autres programmes, dits de deuxième génération, avec l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie. Fruit d’une réalisation bilatérale, le Martel, engin sol-air de courte portée, a donné naissance en Angleterre à l’AJ-168 à guidage télévision et à un missile mer-mer Ship Martel tandis que la France a retenu la version AS-37 anti-radar tous temps autodirigée. Le missile air-surface Kormoran (AS-34) plus puissant que le Martel est étudié en commun par des firmes françaises et allemandes, à titre privé. Le missile sol-air basse altitude Roland, mis au point en commun, sera complété par l’Allemagne d’un radar de poursuite pour en faire un missile tous temps, tandis que la France se contente de sa version à guidage optique tout en étudiant son adaptation à la Marine. Toujours avec l’Allemagne, la France participe à l’étude et à la mise au point des engins antichars HOT (longue portée) et Milan (léger). La RFA est aussi associée à la production de l’Exocet MM38, missile mer-mer de réalisation française qui pourrait servir de base à l’étude franco-britannique d’une version SM38 mise en œuvre à partir d’un sous-marin. Autre engin mer-mer, l’Otomat, est réalisé conjointement par Matra et la firme italienne Otomelara.
Le radar de campagne Ratac est le produit d’études et de fabrication mises en commun par la France et l’Allemagne.
La RFA est également associée à la France pour la fabrication des vedettes type Cherbourg et la fourniture des moteurs des vedettes type 148 La Combattante II dont la France construit la coque et qui seront équipées d’Exocet et d’un canon de 76 mm italien.
Enfin, il faut mentionner l’accord intervenu depuis peu entre la France et les États-Unis en vue de développer le projet français Cormoran de détection sous-marine à longue portée. Le récent voyage à Washington du ministre d’État chargé de la Défense nationale ne peut que renforcer les perspectives de coopération technique avec les États-Unis.
Ce rapide survol des principaux programmes dans lesquels la France est engagée suffit à montrer que, malgré les problèmes soulevés, la coopération technique a fait son chemin, comme le confirmerait l’examen des exemples étrangers.
Exemplaire parfois, délicate ou décevante dans certains cas, la coopération technique a vingt ans. L’expérience acquise devrait lui permettre, après quelques difficultés de jeunesse, d’atteindre sa pleine maturité.
5e session du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM)
Réuni les 4 et 5 juillet sous la présidence du ministre d’État chargé de la Défense nationale, le CSFM a successivement été informé du statut général des militaires, des mesures catégorielles prévues pour 1973 et des réponses aux diverses questions inscrites à l’ordre du jour.
Les membres du Conseil ont entendu un exposé comparant la loi portant statut général des militaires votée le 29 juin avec le dernier état du projet qu’ils avaient été amenés à étudier en commissions en septembre et octobre 1971. Il a été précisé que les nombreux textes réglementaires destinés à compléter la loi (textes généraux concernant le recrutement, avancement, sanctions, positions, congés… et statuts particuliers) étaient en cours d’élaboration et que, conformément à l’article 3 de la loi, les plus importants d’entre eux seront soumis au Conseil. Le ministre a donné connaissance de l’avant-projet de l’un de ces textes : l’instruction prévue à l’article 7 de la loi qui doit réglementer le droit d’expression sur les problèmes militaires sans autorisation préalable. Parmi les mesures catégorielles actuellement à l’étude pour être inscrites au budget 1973, ont été annoncés notamment : un relèvement sensible de l’indemnité pour charges militaires et l’octroi d’un certain nombre de pécules à des officiers ayant quinze ans de service, ce qui constitue la première application de l’article 71 de la loi portant statut général des militaires.
Les questions retenues à l’ordre du jour de la session ont conduit le ministre à décider la création de trois commissions. La première a pour mission d’étudier les conditions d’application aux militaires de la réforme des rémunérations des fonctionnaires de la catégorie B en cours d’examen au sein de la fonction publique. Cette étude s’inscrit dans l’application de l’article 19 de la loi-statut qui stipule que « toute mesure de portée générale affectant la rémunération des fonctionnaires civils de l’État est, sous réserve des mesures d’adaptation nécessaires, appliquée avec effet simultané, aux militaires de carrière ». Cette commission, qui a déjà commencé ses travaux, comprend 14 membres du conseil et 6 représentants du commandement et de l’administration. Une deuxième commission, à laquelle participeront 10 membres du conseil, examinera les questions relatives au logement des militaires et à l’accession à la propriété. Les problèmes relatifs au recrutement, à la formation et à la carrière des sous-officiers seront étudiés par une troisième commission.
La prochaine session du conseil aura lieu au cours du 4e trimestre 1972. Son ordre du jour comportera l’examen des premiers textes d’application de la loi-statut, des problèmes du logement et des travaux réalisés par les trois commissions. ♦
(1) Ou matériels considérés comme tels aux yeux de la réglementation.
(2) Pour les études et le développement, on estime généralement que le coût en coopération est de 50 à 60 % supérieur à ce qu’il serait dans le cadre national. Dans le cas de 60 % l’économie réalisée par chaque partenaire est de 20 % pour un projet bilatéral, 46,66 % pour un projet à trois, etc. si les participants sont engagés à parts égales.
(3) Le Super-Frelon a été vendu à l’étranger (Israël, Afrique du Sud).
(4) Participation à titre privé de la firme Hawker Siddeley qui fabrique la voilure.
(5) Toutes les études et mises au point ne débouchent pas nécessairement sur une décision de fabrication.