Institutions internationales - Les deux Allemagne à l'ONU. - L'Europe et son « Horizon 1980 » - Les décisions du « Sommet » de Paris - Une décision « européenn » de la Grande-Bretagne - Lutte « européenne » contre l'inflation
À peine la conférence « au sommet » de Paris des 19-20 octobre était-elle terminée que s’engageaient des controverses sur l’importance et la signification de ses résultats, et chacun en dressait un bilan en fonction de ses sentiments quant à la nature politique de l’Europe. Les uns regrettaient qu’elle n’ait pas établi un plan audacieux en matière institutionnelle, les autres déploraient que les mécanismes prévus pour l’union économique et monétaire risquassent d’aboutir à des aliénations de souveraineté. Il est donc nécessaire d’en situer la place dans l’effort européen, puisqu’il est évident que la situation présente étant fondamentalement différente de celle des années 1950, les solutions envisagées alors ont perdu une part de ce qu’elles pouvaient représenter. À peine ces controverses s’apaisaient-elles que les ministres des Finances se réunissaient pour étudier, à la lumière d’un mémoire de la Commission des Communautés, les mesures qui pourraient être prises contre l’inflation, dont l’aggravation menace tous les membres de la Communauté (et bien d’autres pays).
Si l’attention s’est concentrée sur les élections américaines et allemandes, sur l’ouverture des conversations préliminaires à la « conférence sur la sécurité européenne », plus encore sur les chances de la fin de la guerre du Vietnam, etc., certains aspects de ces événements n’ont pas été mis en lumière. Sans doute ne faut-il pas s’attendre à de profonds changements dans la politique étrangère des États-Unis et de la République fédérale allemande (RFA). Mais certaines orientations seront accentuées, notamment en ce qui concerne l’attitude des États-Unis à l’égard de l’Europe lors des négociations économiques et financières dont le principe est acquis : « Nixon Round » et réforme du système monétaire international. Les premières confrontations sur la « sécurité européenne » vont mettre en question, au moins théoriquement, d’une part les liaisons européo-américaines en matière de défense, de l’autre le Pacte de Varsovie, dans la recherche d’un consensus sans lequel la « sécurité européenne » ne serait qu’un jeu de mots. Communauté européenne, Otan, UEO, Pacte de Varsovie vont ainsi se trouver impliqués par ces négociations.
Certaines d’entre elles ne sont possibles que grâce à un changement dans le climat international. Ce changement ne peut pas rester sans répercussions sur l’état de certains problèmes. C’est ainsi que l’entrée des deux Allemagne à l’ONU a été, une nouvelle fois, envisagée, dans un contexte nouveau.
Il se pourrait ainsi que les prochains mois fussent riches en négociations traduisant la volonté des gouvernements de concrétiser les grands changements qui, en quelques mois, ont affecté les relations internationales. L’histoire ignore la génération spontanée (elle ignore aussi les retours en arrière). Qu’il s’agisse des voyages du Président Nixon à Pékin et à Moscou, de la ratification des traités entre la République fédérale allemande et plusieurs pays de l’Est européen, du virage marqué par la normalisation des rapports Tokyo-Pékin à la suite du voyage de M. Tanaka en Chine, etc. aucun de ces événements n’est inexplicable, ni même surprenant, si l’on considère le processus au terme duquel il s’est inscrit, et le contexte psycho-politique qui l’a engendré. On a pu parler du « second âge nucléaire » lors de la mise au point des missiles antimissiles et des engins à ogives multiples. Bon nombre d’Américains pensaient que le Pacifique serait « l’océan central du monde » en l’an 2000 (donc dans un quart de siècle) : le voyage de M. Tanaka à Pékin a marqué la naissance de ce que l’on ne peut pas ne pas considérer dès maintenant comme « la nouvelle Asie ». Face à ces changements, qui consacrent vraiment la fin de la première phase du monde issu de la Seconde Guerre mondiale, que devient l’Europe ? C’est ainsi que l’on retrouve la conférence « au sommet » des 19-20 octobre.
Les deux Allemagne à l’ONU ?
Pour les dirigeants allemands, la session annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU a toujours été l’occasion de rencontrer, en un minimum de temps, le plus grand nombre possible de personnalités. M. Scheel, ministre fédéral des Affaires étrangères, n’a pas dérogé à cette tradition en octobre. Mais il voulait surtout, cette année, étudier avec le secrétaire général, M. Waldheim, le problème de l’entrée des deux Allemagne à l’ONU. Cette adhésion de la RFA et de la RDA suppose la conclusion d’un traité entre Bonn et Berlin-Est (1) devant définir les relations entre les deux États allemands et, dans l’esprit des dirigeants ouest-allemands, préciser que la RFA et la RDA sont deux parties d’une même nation. Les Allemands de l’Est s’efforcent, au contraire, de faire admettre que les deux Allemagne sont étrangères l’une à l’autre, et qu’il convient donc qu’elles aient les rapports classiques de pays étranger à pays étranger. Tout, début novembre, était dominé par les discussions entre M. Bahr, secrétaire d’État à la Chancellerie, et M. Kohl, son collègue à la présidence du conseil du gouvernement de Berlin-Est.
Bien que l’entrée des deux Allemagne à l’ONU ne soit prévue que pour 1973, les modalités de cette adhésion ont déjà été étudiées. Il a été entendu qu’une déclaration serait faite à cette occasion, soulignant qu’il n’existe pas de traité de paix avec l’Allemagne, et que les droits et les responsabilités des quatre puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale concernant l’Allemagne et Berlin n’en seraient pas affectés (2). Ceci explique que lors de son voyage à Moscou à la mi-octobre, M. Bahr a insisté auprès des dirigeants soviétiques pour que le « traité fondamental » entre les deux États allemands comporte une clause rappelant les droits et les responsabilités des Quatre Grands en ce qui concerne l’Allemagne dans son ensemble. La formule retenue devrait affirmer d’une part la souveraineté des deux États allemands, d’autre part garantir le maintien des droits des « 4 » après l’admission de la RFA et de la RDA à l’ONU. Le 23 octobre, les ambassadeurs des « 4 » se sont réunis à Berlin pour étudier les modalités du maintien de leurs responsabilités « dans la perspective » de cette double adhésion à l’ONU.
Le problème fondamental tient à ce qu’en principe l’ONU se compose de nations pleinement souveraines, alors qu’il s’agit par ailleurs de maintenir la théorie – ou la fiction ? – de l’unité allemande. Les trois Occidentaux ne sauraient renoncer à des droits qui leur permettent notamment de maintenir leurs positions berlinoises. Les Soviétiques, contraints à ne pas trop brusquer la RDA, ne manifestent pas trop d’enthousiasme, mais on sait à Moscou comme à Berlin-Est que, faute d’un accord, l’entrée des deux Allemagne dans l’organisation internationale demeurera bloquée, sans parler des répercussions possibles sur le déroulement de la conférence « sur la sécurité » et sur la poursuite de la détente en Europe. Il semble que l’on s’oriente vers la recherche d’une solution comportant d’une part une déclaration des « 4 », de l’autre un échange multiple de lettres entre la RFA et les trois Occidentaux comme entre la RDA et l’Union soviétique. Les documents visant à maintenir les droits des « 4 » tout en respectant la susceptibilité et la « demi-souveraineté » des deux États allemands se placeraient ainsi sur deux étages distincts, mais communicants. Telle est la tâche à laquelle se consacrent les ambassadeurs des « 4 ».
Il est un autre aspect de ce problème que l’on ne peut ignorer, encore que ses développements ne paraissent pas inscrits dans un avenir immédiat, ni sans doute proche : qu’adviendrait-il de la Communauté européenne si l’Allemagne était réunifiée ? La question a été posée lors de la préparation du traité de Rome en 1957. Lors du débat sur la ratification de ce traité à l’Assemblée nationale, M. Pierre-Henri Teitgen avait ainsi précisé les données juridiques du problème : « Si l’Allemagne venait à être réunifiée, dans des conditions telles que la République fédérale de Bonn disparaisse pour faire place à un autre État constitué dans d’autres frontières, alors l’un des signataires du traité disparaissant, chacun des partenaires pourrait invoquer, à tout le moins, la clause rebus sic stantibus. Même la possibilité de résiliation serait ouverte du fait que, l’un des signataires du traité ayant disparu, nous ne nous trouverions plus dans les conditions d’origine » (3). Mais l’article 7 des Accords de Paris du 23 octobre 1954 stipule que la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne se sont engagés à coopérer « en vue d’atteindre, par des moyens pacifiques, leur but commun : une Allemagne réunifiée… intégrée dans la Communauté européenne ». Que serait la position des membres de la Communauté devant une Allemagne réunifiée ? Que serait la position de cette Allemagne réunifiée devant la Communauté ? S’il est difficile de répondre à la première question, la seconde ne souffre aucune équivoque : en cas de réunification, le nouvel État allemand serait seul maître de décider de son appartenance à la Communauté européenne, donc, en fait, du maintien ou de la dislocation de celle-ci. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Allemagne de l’Est n’était pas absente de la conférence « au sommet » des 19-20 octobre.
L’Europe et son « horizon 1980 »
Mais, quelles que puissent être les incertitudes qui sont liées à la possibilité, même lointaine, d’une réunification allemande, les résultats de la conférence de Paris se projettent sur l’avenir, dans la perspective d’un « horizon 1980 », puisque c’est cette échéance que le Président Pompidou souhaiterait voir respecter pour l’« union européenne ».
Le premier effort européen au lendemain de la guerre fut concrétisé par le « plan Schuman » d’où sortit la Communauté Charbon-Acier, cette CECA qui, dans l’histoire, restera comme le premier pilier de l’édifice européen. Il était alors entendu que les communautés fonctionnelles ne trouvaient pas leur fin en elles-mêmes, mais ne valaient qu’en tant qu’éléments d’une construction politique qu’elles préparaient. Par le moyen de ces communautés fonctionnelles dont le fonctionnement impliquait certaines aliénations de souveraineté, on pensait arriver à l’intégration politique, un fédéralisme fonctionnel devant préparer le fédéralisme institutionnel.
Après le charbon et l’acier, le second secteur choisi fut la défense – et ce fut le projet de CED, présenté, ce que l’on a tendance à oublier, en même temps qu’un projet de Communauté politique. Peu importent maintenant les raisons pour lesquelles ce projet de CED fut rejeté, celles qui tinrent à l’ampleur des aliénations de souveraineté qu’il impliquait en un domaine fondamental, celles qui furent liées au réarmement allemand. L’essentiel est que la décision de l’Assemblée nationale française le 31 août 1954 mit un terme au processus engagé avec la CECA.
Mais, si les questions de défense trouvèrent une solution au sein de l’UEO, l’effort européen se trouvait dans une impasse : la CECA servit de modèle lors de la « relance » qui, décidée lors de la conférence de Messine, aboutit par le traité de Rome à la création du Marché commun et d’Euratom. Sans doute de grandes précautions furent-elles prises pour ne pas rallumer les controverses suscitées par le projet de CED, sans doute l’objectif politique ne fut-il pas aussi nettement explicité, mais la finalité du traité de Rome n’en était pas moins plus politique qu’économique : il s’agissait, par l’intégration des économies, d’arriver à l’intégration politique. Dans cette perspective, la Commission – organe communautaire majeur – était aux yeux de certains, appelée à jouer un rôle décisif, celui d’un embryon de gouvernement européen. Ceci ne pouvait être accepté par le général de Gaulle, pour qui l’Europe ne pouvait être fondée que sur les réalités inaliénables que sont les États : à la perspective fédérale se substitua la perspective confédérale. D’où des heurts avec la Commission, qui se voyait privée des prérogatives politiques sinon définies, du moins sous-entendues par le traité de Rome.
Sans doute, en rejetant l’idée même de l’intégration politique, le général de Gaulle a-t-il ralenti le développement des organismes spécifiquement communautaires, mais en bien des circonstances il a exprimé publiquement des positions que plusieurs partenaires de la France approuvaient : pour des raisons diverses, l’idée d’intégration avait perdu l’essentiel de son pouvoir attractif, et le problème était dès lors de savoir comment organiser la coopération des États au sein d’instances européennes respectant leur souveraineté, et se comportant en « européennes », non en « atlantiques ». D’où les tensions nées du refus opposé à la candidature de la Grande-Bretagne, qui, pourtant, était un appoint contre l’idée d’intégration.
L’effort européen s’enferma alors dans une série de contradictions : le général de Gaulle disait « non » à la Grande-Bretagne et à l’intégration politique, certains partenaires de la France souhaitaient l’adhésion de la Grande-Bretagne et réclamaient l’intégration, alors que Londres n’imaginait pas d’accepter cette intégration, à laquelle, d’ailleurs, ses hérauts pensaient surtout en tant qu’argument contre le général de Gaulle. Il était logique que, dans de telles conditions, l’effort européen piétinât.
Une « relance » historiquement comparable à celle de Messine était nécessaire : ce fut, à l’initiative du Président Pompidou, la conférence de La Haye des 1er-2 décembre 1969. La Politique agricole commune (PAC) – élément essentiel du renforcement de la Communauté réclamé par la France – fut mise en route, et le principe de l’adhésion de la Grande-Bretagne fut admis. Renforcée par la mise en œuvre de la PAC, et par l’intensification de son dynamisme propre, la Communauté européenne s’« élargissait ». Puis survinrent des événements qui sont encore dans les mémoires, notamment les crises monétaires liées, les unes à la faiblesse de la livre sterling, les autres à la puissance du mark, toutes dominées par la crise du dollar. Des solutions communautaires ne pouvaient être élaborées que dans une perspective politique : telle fut la raison d’être de la nouvelle initiative du Président Pompidou, telle fut la genèse de la conférence de Paris.
Il ne s’agissait pas de reprendre les vieilles controverses sur les mérites respectifs de la supranationalité et de la coopération gouvernementale, mais de mettre en place des mécanismes propres à concrétiser la volonté communautaire. La controverse théologique était dépassée, d’autant qu’il s’agissait moins de concevoir une Europe « en soi » que de l’envisager dans le cadre mondial, ainsi que le disait le Président Pompidou : « À l’heure où, nous le savons bien, les très grandes puissances, qu’il s’agisse de l’Union soviétique mais aussi des États-Unis, ne considèrent et ne peuvent considérer les problèmes européens qu’en fonction de leurs intérêts propres, nous devons à nos peuples de ranimer l’espérance d’une Europe maîtresse de son propre destin ». Ces propos furent tenus lors de l’ouverture de la conférence de La Haye. Ils auraient pu l’être à l’ouverture de celle de Paris, et ils y auraient même été encore plus « actuels », car les entretiens Nixon-Brejnev de Moscou, le traité sur la limitation de certains armements stratégiques, les récents accords sur le commerce entre les deux super-Grands, la proximité des grandes négociations sur les armements en Europe, etc. rendent plus actuelle et plus impérative cette prise de conscience des Européens.
Pour fournir un cadre à cette prise de conscience, le président Pompidou propose une « union européenne » pour l’« horizon 1980 ».
À la veille de l’ouverture de cette conférence de Paris, le président Pompidou en a ainsi défini les grands objectifs :
« … Faire de l’Europe une réalité, ayant sa personnalité, son indépendance, ses propres positions sur les problèmes internationaux, résolue à revendiquer le droit et à s’imposer la règle de parler d’une même voix dans les grandes négociations monétaires, commerciales qui s’annoncent, déterminer ses conceptions originales en matière de progrès social comme dans la détermination d’une civilisation européenne originale, moderne, humaine, une civilisation d’hommes libres, tout cela constitue des objectifs ambitieux… »
Tels étaient les objectifs. Quels moyens ont été envisagés pour les atteindre ?
Les décisions du « sommet » de Paris
• Les États-membres de la Communauté ont réaffirmé leur volonté de réaliser de façon irréversible l’Union économique et monétaire. Cette formule a voulu éliminer l’incertitude que peut entraîner le fait que le passage à la seconde étape est lié à la réalisation de certaines conditions qui demeurent, mais qui seront réalisées. Des procédures communautaires plus efficaces doivent permettre de coordonner plus étroitement les politiques économiques.
• La coopération politique sera intensifiée, dans le cadre des réunions périodiques (4 par an) des ministres des Affaires étrangères, mais aucune institution nouvelle n’est créée.
• Une série d’études va être engagée sur le renforcement des institutions. La Commission doit dire pour le 1er mai prochain ce qu’elle propose en ce domaine pour réaliser l’union monétaire. Le Conseil des ministres prendra avant le 30 juin des mesures pratiques pour améliorer ses procédures de décision. Des dispositions pratiques pour améliorer les rapports entre l’Assemblée, la Commission et le Conseil doivent être mises en œuvre sans délai. Le Conseil économique et social pourra rendre des avis de sa propre initiative. On usera aussi largement que possible de la procédure qui permet d’étendre, par un vote unanime du Conseil, les compétences communautaires.
• Un objectif majeur est de transformer, pour 1980, dans le respect absolu des traités déjà signés, l’ensemble des relations entre États membres en Union européenne. Les institutions de la Communauté prépareront avant la fin de 1975, un rapport qui sera soumis à un « sommet ».
• La politique sociale est un objectif essentiel, les participants ayant demandé « une action vigoureuse », à leurs yeux aussi importante que la réalisation de l’union économique et monétaire, avec une participation croissante des partenaires sociaux aux décisions économiques et sociales. Alors que le Traité de Rome donnait à la Communauté peu de pouvoirs en matière sociale, c’est aux institutions de la Communauté que le « sommet » a demandé d’agir.
• En matière d’industrie, de science, de technologie, d’énergie, d’environnement, une coordination doit être réalisée au sein des institutions communautaires : élimination des entraves techniques aux échanges, des barrières juridiques et fiscales qui s’opposent au rapprochement des entreprises, statut d’une « société européenne », promotion d’entreprises concurrentielles de technologie avancée, reconversion des industries en crise dans des conditions sociales acceptables, surveillance des concentrations du point de vue économique et social, maintien d’une concurrence loyale, etc.
• Le communiqué final a marqué un net progrès vers une politique européenne d’ensemble en faveur des pays en voie de développement, sans rien sacrifier de l’importance essentielle attribuée à la politique d’association avec l’Afrique, ni des accords projetés avec les pays méditerranéens. Des études et des décisions sont prévues dans le courant de 1973 pour promouvoir des accords de stabilisation des marchés et de croissance des recettes que les pays en voie de développement tirent des produits de base, pour accroître le volume des aides financières publiques et en améliorer les conditions, pour parvenir à un objectif de croissance substantiel (la Commission propose 15 % par an) des importations de produits manufacturés en provenance de ces pays.
• En matière de politique régionale, le communiqué final mentionne à la fois les régions qui n’ont jamais été développées et celles dont les industries sont en déclin, les unes et les autres devant recevoir une aide communautaire.
• En ce qui concerne enfin les relations avec les États-Unis et les pays de l’Est, l’objectif est, dans la mesure où un effort de tous les partenaires le permet, de conclure à l’échelle mondiale, en 1975, un nouveau « Kennedy Round » sur base de réciprocité, portant sur les obstacles tarifaires et non tarifaires, avec la pleine participation des pays en voie de développement. Pour l’Est, le communiqué prévoit une politique commerciale commune dès le 1er janvier 1973 – mais rien n’est, en fait, décidé.
Le président Pompidou a souligné ce à quoi il accorde la valeur d’un impératif : « L’Europe ne doit pas être une Communauté de marchands ». Mais dès lors que l’on va au-delà des considérations strictement commerciales, pour arriver aux problèmes de politique économique, budgétaire, industrielle, on se heurte immanquablement aux questions de politique pure. Il était exclu que l’intégration politique fût posée comme objectif, même à long terme, et l’« Union » peut se bâtir sur d’autres principes. Mais dès lors que l’on opte pour une coordination de plus en plus poussée des politiques nationales, les aliénations de souveraineté, même limitées, ne conduisent-elles pas à cette intégration ? C’est ainsi, par exemple, qu’il ne peut y avoir une politique économique commune sans politique budgétaire également commune. Aussi bien serait-il prématuré de poser le problème des institutions. Celles-ci affirmeront leur nécessité au fur et à mesure que le « fonctionnel » ne se suffira pas à lui-même, et c’est à propos du « budget européen » alimenté par des prélèvements aux frontières de la Communauté, que se poseront dans le concret les problèmes des prérogatives de la Commission et de l’Assemblée, puisqu’il a été décidé qu’à partir de 1974 ce budget serait régi par la Commission, sous le contrôle de l’Assemblée.
Une décision « européenne » de la Grande-Bretagne
Dans l’immédiat, c’est à des questions concrètes que se consacrent les gouvernements, et, à cet égard, le gouvernement britannique a pris une décision particulièrement significative.
Sans doute, à la veille du « sommet » de Paris, M. Edward Heath avait-il émis le souhait que l’Europe « s’exprime par une seule voix ». Mais les mots gagnent à trouver une confirmation dans le comportement. Or le 25 octobre, le ministère de l’Intérieur britannique a publié une réglementation aux termes de laquelle, à partir du 1er janvier 1973, Londres dispensera du permis de travail les ressortissants de la CEE. Ceux-ci pourront chercher un emploi en Grande-Bretagne, y créer une affaire et s’installer à leur compte, comme les citoyens du Royaume-Uni pourront le faire sur le continent. Les ressortissants de la Communauté vont ainsi se trouver favorisés par rapport à ceux du Commonwealth. Ces derniers se retrouveront sur un pied d’égalité avec les étrangers, tandis que les ressortissants de la Communauté bénéficieront d’une priorité sur le marché du travail. En effet, les travailleurs du Commonwealth, sauf exception, devront obtenir un permis de travail qui ne sera valable que pour douze mois ; et non pas indéfiniment comme dans le passé. En outre, c’est seulement si un emploi n’a pas été pris par un ressortissant de la Communauté dix-huit jours après avoir été annoncé comme vacant, qu’un citoyen du Commonwealth pourra l’obtenir. En revanche, à la différence des citoyens du Commonwealth, les « Européens » devront signaler leur présence à la police s’ils restent plus de six mois dans le pays. S’ils ont trouvé un emploi, ou s’ils se sont installés à leur compte, un permis de résidence leur sera attribué pour cinq ans, et aucune restriction ne sera apportée à leur liberté de changer d’emploi. Après quatre années de travail, ils pourront demander au ministère de l’Intérieur que ce délai restrictif de cinq ans ne leur soit plus applicable. L’entrée en Grande-Bretagne, autorisée maintenant pour une période uniforme de six mois et non plus de trois mois, comme par le passé, ne pourra être refusée que pour des raisons de police ou de santé. Une fois en possession d’un emploi, le ressortissant de la Communauté pourra faire venir en Grande-Bretagne ses descendants et ascendants directs.
Dans le domaine politique, l’adhésion à la CEE s’est traduite par un discours très « européen » de la Reine au banquet donné en l’honneur du président Heinemann. S’écartant de la neutralité quelle se doit d’observer – les anti-européens en déduisaient que la souveraine, en son for intérieur, était opposée à l’adhésion à la Communauté – la Reine a parlé de la « grande réussite » que représente la création « du plus grand ensemble commercial du monde, un des groupements économiques les plus puissants ». Certains parlementaires ont accusé M. Heath d’avoir influencé la souveraine. Mais dans les milieux proches du Palais, on a fait remarquer qu’après avoir été strictement neutre durant le débat, la Reine avait parfaitement le droit de commenter favorablement une décision du Parlement à laquelle elle a donné une approbation officielle. L’esprit « européen » a, en tout cas, favorisé la visite du président de la RFA, Gustav Heinemann. Et, commentant le « sommet » de Paris, M. Heath a proclamé devant les Communes le 22 octobre : « L’Union européenne que nous nous sommes donnée comme objectif est une réaffirmation de tout ce qui s’est produit de meilleur sur notre continent depuis la fin de la guerre. Cette fois, la Grande-Bretagne était présente ». Cette dernière phrase sous-entend-elle un regret de l’attitude antérieure de Londres, qui, on le sait, refusa de participer à la CECA, et, après avoir vidé de toute substance le Conseil de l’Europe, refusa de participer même aux négociations qui devaient conduire au traité de Rome ? S’il en était ainsi, le changement serait considérable…
Aussi bien a-t-on enregistré avec satisfaction à Bruxelles la désignation de Sir Christopher Soames et de M. George Thomson comme représentants britanniques à la Commission (4). La Commission, qui comptait jusqu’ici 9 membres, en comptera 13 à partir du 1er janvier : 2 pour chaque grand pays (Grande-Bretagne, RFA, Italie, France), 1 pour les autres. On considère à Bruxelles que le choix britannique, après celui de M. Patrick Hillery, ministre des Affaires étrangères de la République d’Irlande, prouve que les nouveaux États ont l’intention de jouer un rôle important au sein de la Commission.
Lutte « européenne » contre l’inflation
Les 29 et 30 octobre, les ministres des Finances des « Neuf », réunis à Luxembourg, ont étudié un plan de lutte contre l’inflation présenté par la Commission. Tout le monde était conscient de la nécessité d’agir en commun contre les hausses des prix, la seule question étant de savoir quelles seraient l’ampleur et l’efficacité des décisions arrêtées. En tout état de cause, on craint qu’à plus ou moins court terme, une inflation par la demande ne vienne prendre le relais de l’inflation par les coûts. M. Giscard d’Estaing, au nom de la France, avait déjà, fin août, attiré l’attention de ses collègues sur ce danger.
Le plan de la Commission comportait 8 points :
– Les États-membres devraient mieux équilibrer leur budget, éviter de financer leur déficit par le crédit (sauf l’Italie), limiter le taux d’accroissement des dépenses à celui de la production intérieure brute en valeur, prévoir des crédits optionnels – c’est-à-dire mettre en œuvre une politique que seule la France, jusqu’à présent, applique.
– La masse monétaire ne devrait pas augmenter, à partir de 1974, plus vite que la PIB en valeur. Il faudrait réduire les excès de liquidités, agir sur les réserves budgétaires des banques et sur les taux d’intérêt, tout en contrôlant l’afflux des capitaux extérieurs.
– Les prix industriels et ceux des services devraient être mieux surveillés, pour créer par la concertation un climat favorable à la modération des hausses des revenus.
– Les difficultés de l’emploi devraient être résolues par une lutte contre les déséquilibres structurels et régionaux.
– Les droits de douane devraient être réduits unilatéralement à partir du 1er janvier 1973 de 15 % (5).
– Diverses mesures pourraient assainir les marchés agricoles (suspension pour 6 mois des droits de douane sur la viande de bœuf, libération de l’importation des pommes de terre, freinage de l’augmentation des prix agricoles).
– La lutte contre les ententes portant sur les prix, les marchés, la limitation de la production devrait être intensifiée, sur le plan national et au plan communautaire.
– Enfin, les marchés publics devraient être ouverts à la concurrence communautaire.
Les résultats de cette réunion de Luxembourg n’ont pas répondu aux espoirs que l’on pouvait former au lendemain du « sommet » de Paris. Si les ministres des Finances sont tombés d’accord sur trois points importants (limiter en deux ans la croissance de la masse monétaire ; introduire davantage de rigueur dans la gestion des finances publiques en réduisant les déficits et en étalant dans le temps les dépenses ; permettre de surveiller de plus près les prix et les revenus et faciliter la concurrence), ils se sont, sur d’autres points, heurtés à de sérieuses difficultés. La Commission tenait beaucoup à l’abaissement pour 6 mois du tarif extérieur commun : elle ne l’a pas obtenu. Le représentant britannique, M. Rippon, a déclaré que son pays ne se sentait pas engagé par les mesures qui pourraient être prises avant le 1er janvier. Etc. Pièce maîtresse du plan, le contrôle de l’accroissement de la masse monétaire : celle-ci s’est gonflée depuis un an dans plusieurs pays, dont la France, de quelque 20 %. Les ministres ont décidé qu’en 1974 elle ne devrait pas augmenter plus que la valeur de la production nationale, calculée, non au prix réel, mais au taux d’augmentation des prix qu’on se sera fixé comme maximum. Dès 1973, la moitié du chemin entre le taux d’accroissement actuel et celui de l’objectif de 1974 devra être parcourue. Pour y parvenir, il faudra d’abord éviter le déficit budgétaire, et, si l’on ne peut l’éviter, le financer par l’emprunt. S’il y a des excédents de recettes, ils devront permettre de restreindre l’appel au crédit. Les banques centrales devront agir sur les taux d’intérêt, les plafonds de réescompte, les réserves obligatoires, l’« open market », le crédit à la consommation, les prêts personnels.
Des éléments de souplesse limitent la portée de cet accord. C’est ainsi qu’avec l’agrément des partenaires, il sera possible d’ajouter au calcul de la masse monétaire un coefficient pour tenir compte de données structurelles. Surtout, l’Italie n’est pas liée par la règle commune. Elle doit d’abord relancer son économie. Il est probable qu’en cas de récession, d’autres pays obtiendraient un statut comparable. Enfin, on ignore si, le 1er janvier, les Anglais et les Danois seront prêts à « jouer le jeu », ou s’ils demanderont un nouveau délai…
Les espoirs suscités par le « sommet » de Paris ont-ils été hors de proportion avec les réalités, donc avec les possibilités ? Sans doute pas. Mais ces espoirs n’ont de sens véritable qu’insérés dans une vision pragmatique de l’unification européenne, et si le pragmatisme peut aboutir à des résultats solides, ce n’est souvent que par des moyens peu spectaculaires. L’Europe se bâtira pas à pas, pierre par pierre. ♦
(1) La présente chronique était déjà imprimée lorsqu’a été signée, le 8 novembre, ce « traité fondamental ».
(2) Il n’y a pas de danger que la Chine communiste cherche à bloquer l’entrée de la RDA pour mettre en difficulté l’Union soviétique, ou celle de la RFA pour porter un coup à l’Occident. Cette question a été débattue entre émissaires chinois et ouest-allemands. Ce n’est qu’après qu’elle eut été clarifiée que le gouvernement de Bonn a accepté l’établissement de relations diplomatiques entre Bonn et Pékin.
(3) Voir L’Année politique, 1957, pp. 70-73.
(4) Le gouvernement français a désigné les deux représentants de la France : MM. François-Xavier Ortoli et Jean-François Deniau.
(5) La France s’y opposait. Une telle mesure, qui équivaudrait, selon M. Giscard d’Estaing, à une « mini-révaluation de l’ensemble des monnaies européennes », ne résoudrait pas le problème de l’inflation, qui trouve son origine dans la hausse des coûts de production. Elle serait un cadeau sans contrepartie aux États-Unis avant la grande négociation prochaine.