Institutions internationales - L'ONU plus « universelle » - Affrontements russo-chinois à l'ONU - Le Portugal en accusation à l'ONU - Les suites européennes du « Sommet » de Paris
La réélection du Président Nixon et le succès électoral du Chancelier Brandt ont inséré un facteur de continuité dans une situation qui, en certains secteurs, paraissait susceptible de se modifier assez sensiblement. En maintenant le Président Nixon à la Maison-Blanche, les citoyens américains lui permettent de poursuivre une politique étrangère dont on connaît les grandes lignes : accentuation de la détente avec l’Union soviétique, normalisation des relations avec la Chine, « redéfinition » des rapports avec le Japon, recherche d’une harmonisation commerciale interatlantique et défense du dollar – indépendamment, bien entendu, de la fin de la guerre du Vietnam. Si cette confirmation du mandat présidentiel de M. Nixon n’a comporté aucune surprise, on pouvait s’interroger sur l’issue des élections allemandes, certaines tensions économiques et financières, et plus encore les initiatives diplomatiques de M. Brandt ayant suscité de vives critiques de la part de l’opposition et « sensibilisé » de larges secteurs de l’opinion. Son succès n’assure pas à M. Brandt qu’il va pouvoir régler facilement les problèmes économiques et financiers, mais il lui permet de poursuivre sa politique étrangère. Il importe peu, ici, de savoir si le traité interallemand a joué en faveur du Chancelier : pour l’objet de cette chronique, l’essentiel est que ce traité (comme nous l’indiquions le mois dernier) va permettre l’entrée des deux Allemagne à l’ONU.
L’ONU plus « universelle »
Le traité entre les deux États allemands parachève la politique d’« ouverture » à l’Est menée depuis trois ans par le Chancelier Brandt. Avec la déclaration des Quatre réservant leurs droits et responsabilités en Allemagne, les bases juridiques de la coexistence entre l’Est et l’Ouest au centre de l’Europe sont établies d’une manière solide et pour une durée théoriquement illimitée. Les champs de mines à la frontière sont certes toujours là, et le mur de Berlin n’est pas démoli. Mais après un quart de siècle d’une guerre froide qui menaça à plusieurs reprises de devenir « chaude », des relations normales sont enfin établies entre les deux États allemands qui se font face au cœur du Vieux Continent.
Deux États allemands, telle est bien la signification historique de ce traité. Si Bonn a dû faire un effort pour l’admettre, après avoir longtemps considéré la République démocratique allemande (RDA) comme un phénomène passager, M. Erich Honecker, premier secrétaire du PC est-allemand, s’en est réjoui le 24 novembre 1972 en déclarant : « L’histoire s’était déjà prononcée pour l’existence de deux États séparés… C’est un avantage pour le monde que deux États souverains existent sur le sol allemand ». La réunification allemande devient ainsi un rêve pour les uns, une hypothèse d’école pour les autres, en tout état de cause, elle quitte le terrain politique.
Dès la mi-novembre, la RDA a été admise à l’UNESCO, et M. Waldheim, Secrétaire général de l’ONU, lui a accordé le statut d’« observateur », dont la République fédérale (RFA) jouit, elle, depuis de nombreuses années.
Il ne semble pas que l’on envisage une session spéciale de l’Assemblée générale pour procéder à l’admission immédiate des deux États allemands au sein de l’ONU. Le principe de cette admission étant maintenant un fait acquis, il appartiendra à la prochaine Assemblée générale, en septembre 1973, de l’entériner : elle inscrira probablement cette question en tête de son ordre du jour. Eu égard à la puissance acquise par l’Allemagne, il était anormal que celle-ci ne fût pas membre de l’ONU, et seule sa division empêchait son adhésion. Cette division étanat consacrée juridiquement, les deux États allemands y entreront côte à côte, ce qui permettra à l’ONU de mieux répondre à la volonté d’universalisme de ses fondateurs.
En octobre 1971, la Chine populaire, vraisemblablement en septembre 1973 les deux États allemands : l’ONU se trouvera mieux en accord avec les réalités du temps présent, et c’est pour elle une heureuse normalisation.
Affrontements russo-chinois à l’ONU
Mais si l’ONU se trouvera ainsi mieux à même de répondre à ce qu’en dépit de ses faiblesses et de ses échecs on reste en droit d’attendre d’elle, elle sera toujours une tribune privilégiée pour certains affrontements. Après les luttes homériques russo-américaines du temps de la guerre froide, après les grands débats sur la décolonisation, le temps paraît venu des affrontements russo-chinois. Sans doute vaut-il mieux que les deux pays se vouent aux gémonies à New York que de se battre sur l’Oussouri, mais leur antagonisme risque d’assombrir l’atmosphère de débats qui gagneraient à ne pas être affectés par une passion systématique.
Le 13 novembre 1972 par exemple, le représentant de Pékin a solennellement accusé l’Union soviétique de préparer une agression nucléaire contre la Chine. L’occasion lui en a été fournie par le débat de la commission politique sur la proposition soviétique de non-recours à la force dans les relations internationales et d’interdiction permanente des armes nucléaires… « Les faits irréfutables sont là pour montrer que les dirigeants soviétiques n’ont pas posé leur couteau de boucher et qu’ils ne deviendront pas des bouddhas ». Les auteurs de la Charte de San Francisco ne pensaient sans doute pas que de tels propos seraient tenus à la tribune de l’ONU… Mais, au-delà de l’invective (qui, somme toute, n’est qu’une bataille verbale), le délégué chinois a, en matière de désarmement nucléaire, exposé un point de vue qui, dépassant les divergences sino-soviétiques, concerne toutes les puissances nucléaires :
« Si l’Union soviétique est vraiment pour la prohibition permanente de l’utilisation des armes nucléaires, pourquoi ne propose-t-elle pas l’interdiction complète et la destruction totale des armes nucléaires ? Pourquoi continue-t-elle de développer son armement nucléaire avec acharnement, tout en s’opposant fébrilement à ce que d’autres effectuent des essais nucléaires nécessaires et de caractère défensif ? La vérité est que, il n’y a pas longtemps, elle a conclu avec les États-Unis un accord sur la limitation des armements stratégiques, et c’est dans ces circonstances qu’elle travaille à faire revivre le vieux rêve khrouchtchévien de la collaboration soviéto-américaine pour la domination mondiale ».
Dégagés de la polémique et de l’outrance, ces propos remettent en lumière les raisons pour lesquelles l’accord de Moscou sur la non-prolifération des armes nucléaires ne fut pas signé par la Chine – ni par la France. Deux idées-forces n’ont cessé d’inspirer la politique française en ce domaine :
– Il n’est de désarmement sérieux que nucléaire, et celui-ci suppose à la fois l’arrêt de la production des matières fissiles à destination militaire et la reconversion des stocks de bombes et d’ogives thermonucléaires.
– Le seul contrôle possible est celui des véhicules ou vecteurs. Mais, comparable à l’attitude observée par l’URSS dans les années d’après-guerre et maintenue par la France au cours des dernières années, l’attitude de la Chine diffère très sensiblement de l’une et de l’autre, car elle revêt un caractère beaucoup plus offensif. Pékin entend faire du désarmement nucléaire une arme politique contre les deux « super-Grands » qu’elle a commencé à soumettre, à l’ONU, à un pilonnage incessant. L’épreuve de force entre Moscou et Pékin est l’un des facteurs dominants de tous les débats de l’ONU.
Le Portugal en accusation à l’ONU
Le 15 novembre 1972, le Conseil de sécurité a examiné la situation dans les territoires portugais d’Afrique, à la demande des délégués africains. Ceux-ci avaient déjà marqué un point important, l’Assemblée générale ayant adopté, par 98 voix contre 6 et 8 abstentions, une résolution affirmant que les mouvements de libération de l’Angola, de la Guinée-Bissau et du Mozambique sont les « représentants authentiques » des populations de ces territoires, et invitant le Secrétaire général à faire en sorte que des négociations s’engagent rapidement entre Lisbonne et les mouvements nationalistes. M. Caetano, chef du gouvernement portugais a, dans une allocution radiotélévisée, immédiatement répliqué qu’« une telle négociation est impossible, car il serait sacrilège de livrer les terres portugaises à des bandes rassemblées pour servir des intérêts étrangers ». Il a déploré que l’ONU intervienne ainsi dans les affaires du Portugal « alors qu’elle s’est révélée incapable de régler aucun des graves incidents troublant la paix du monde ». Il est vrai que l’ONU ne s’est guère indignée des tueries du Biafra, et plus récemment du Burundi, pour s’en tenir à l’Afrique. Le débat n’est pas nouveau… D’ailleurs, depuis des années on ne compte plus les condamnations prononcées contre Lisbonne dans les diverses instances de l’ONU : leur multiplicité leur faisait perdre toute efficacité, et les attaques contre le Portugal étaient devenues une routine, certains disaient même qu’elles faisaient dorénavant partie du folklore onusien. Mais le Portugal enregistre certaines défections parmi les pays occidentaux qui le soutenaient jusqu’ici. Seuls les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Brésil, la République sud-africaine et l’Espagne l’ont appuyé lors du dernier débat. La France s’est abstenue, dans le souci de ne pas heurter les sentiments de ses anciennes colonies africaines, devenues aujourd’hui pour elle des partenaires à la coopération desquels elle est fort justement attachée.
Le 1er janvier 1973, le siège du Portugal à l’UNESCO sera vide. Le gouvernement de Lisbonne quitte en effet cette Organisation, en apparence volontairement, en fait sous la pression des États du tiers-monde, qui n’acceptent pas sa politique en Afrique. Dans l’absolu, on peut comprendre qu’une organisation internationale à qui ses statuts confèrent de veiller à la promotion des droits de l’homme prenne des mesures contre ceux de ses membres dont la politique reste entachée de racisme ou de colonialisme. Dans le concret, on peut se demander si l’UNESCO demandera des comptes à l’Ouganda du général Amin pour sa politique raciale. Il en est de l’UNESCO comme de bien d’autres organisations, nationales et internationales : elles restent enfermées dans le concret sans pouvoir négliger leur finalité. D’où certaines de leurs contradictions et beaucoup de leurs difficultés.
Les suites européennes du « Sommet » de Paris
Depuis le « Sommet » de Paris des 19-20 octobre 1972, plusieurs réunions à l’échelon ministériel ont tenté de donner un contenu concret aux décisions de principe prises par les chefs d’État et de gouvernement. Lors de, cette réunion « au sommet », deux grands thèmes d’action avaient été dégagés : la lutte contre l’inflation et la politique sociale. Fin octobre, les ministres des Finances des « Neuf » s’étaient réunis à Luxembourg pour essayer de coordonner leur action contre la hausse des prix, phénomène qui inquiète tous les pays. Le 10 novembre 1972, leurs collègues chargés des questions sociales ont étudié les mesures à prendre pour que le Marché commun ait une « dimension sociale ». Sans doute celle-ci n’a-t-elle pas été jusqu’ici complètement ignorée : les aides à la mobilité et à la réadaptation des travailleurs, les prêts au développement régional, l’action en faveur des ouvriers migrants, etc., en témoignent. Mais le progrès social n’apparaissait que comme le sous-produit de la croissance économique.
Aujourd’hui, on voudrait inverser ce qu’un mathématicien appellerait l’ordre des facteurs, c’est-à-dire donner à l’Europe des objectifs sociaux d’où pourrait découler une autre politique économique, et l’idée européenne elle-même s’en trouverait renforcée. C’est pourquoi des propositions concrètes ont été avancées, tant par la Commission des Communautés européennes que par M. Edgar Faure, ministre d’État et ministre des Affaires sociales. La première a insisté sur la nécessité d’harmoniser les législations des États-membres en matière de licenciements collectifs, à l’heure des sociétés multinationales, sur celle de prendre des mesures contre le chômage des jeunes, et en faveur des personnes qui quittent l’agriculture, ceci mettant en question les compétences et les moyens d’action du Fonds social européen. Le « plan » présenté à Bruxelles par M. Edgar Faure s’inscrit dans les perspectives tracées par la conférence « au sommet » de Paris. À propos des « actions nationales liées à des objectifs communautaires », M. Edgar Faure a pu insister sur l’égalisation des salaires masculins et féminins et sur le relèvement des bas salaires, en se référant à ce que le gouvernement français a fait en ce domaine. Il ne s’en est pas contenté. La « Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail et de vie » avait été évoquée par le président Pompidou dans sa déclaration d’ouverture de la conférence « au sommet ». M. Edgar Faure a précisé – ce qui n’est pas négligeable – que cette fondation devrait être administrée par la Commission de Bruxelles, ainsi d’ailleurs que le « Centre communautaire de formation professionnelle et de formation permanente », également proposé par la France. Enfin, il a demandé qu’un effort particulier soit engagé pour « l’amélioration de la satisfaction des besoins collectifs ». Sans doute ne sait-on pas si ces centres et ces instituts seront de simples « académies » ou des noyaux d’impulsion, mais il est déjà important qu’ils soient inscrits au programme des prochains mois. Toutefois, il est difficile de prévoir comment les syndicats pourront être associés à cette œuvre : la DGB (Confédération allemande des syndicats) allemande entend « cogérer » le système économique dans lequel nous vivons, alors qu’en France, la CGT et la CFDT souhaitent remplacer ce système par un autre. La concertation intersyndicale apparaît ainsi comme indispensable à l’extension sociale des objectifs du Marché commun.
Dans le même temps – autre tâche de longue haleine – une compagnie européenne des chemins de fer est mise à l’étude, sur proposition des « Six » et de la Grande-Bretagne. En attendant que celle-ci puisse voir le jour (pas avant plusieurs années) il est prévu de constituer une « entité provisoire », sorte de groupe de travail chargé d’accélérer la coopération des compagnies dans un certain nombre de secteurs, notamment :
– coordination des projets et des investissements pour la création de services à grande vitesse et la mise en place d’infrastructures nouvelles (par exemple, projet de desserte rapide Paris-Londres et Londres-Bruxelles par turbotrains ou aérotrains) ;
– standardisation des équipements et des installations ferroviaires ;
– étude des structures de la future compagnie européenne.
Il est bien certain qu’étant donné notamment les rapports très particuliers qui lient les compagnies de chemin de fer avec les différents États, l’intégration ferroviaire doit avancer du même pas que l’intégration politique. Les progrès de l’intégration économique permettent toutefois d’envisager une coopération beaucoup plus serrée des différents réseaux ferroviaires. L’idée à long terme est en somme d’essayer de faire pour l’Europe ce qui a été fait pour la SNCF, lorsqu’en 1938 celle-ci a regroupé les réseaux des différentes compagnies françaises. Certains (dont la France) ont proposé que l’on accélère les travaux, en créant dès maintenant non seulement une « entité provisoire », mais une véritable société d’études commune aux « Neuf ». Des pays moins « intégrationnistes » comme la RFA s’y sont opposés, et c’est ainsi qu’apparaît une nouvelle fois ce qui reste paradoxal, pour le moins, à savoir que le pays accusé de freiner l’unification européenne, la France, est celui qui suggère les réalisations les mieux aptes à faire progresser cette unification. Il faut ajouter qu’il est prévu que cette future compagnie européenne devra être largement « ouverte », et avoir notamment des liens particuliers avec les « réseaux charnières » comme ceux de l’Autriche et de la Suisse.
Enfin, à la veille de l’ouverture à Helsinki des pourparlers préparatoires à une conférence sur la sécurité européenne, les ministres des Affaires étrangères des neuf pays de la Communauté ont tenté, à La Haye, de coordonner leurs positions. Un représentant de la Commission de Bruxelles sera présent dans les coulisses pour fournir des conseils techniques aux délégations participant à ce « salon des ambassadeurs », mais de nouvelles consultations sont nécessaires pour savoir si un seul porte-parole s’exprimera au nom des « Neuf » sur les questions mettant en cause la Communauté. Il ne semble pas que l’on parvienne à ce résultat. En effet, alors que certains souhaitent lier étroitement la conférence sur la sécurité européenne et celle sur la réduction des forces en Europe, la France ne peut accepter cette liaison, puisqu’elle ne participera pas à la seconde des conférences. Au surplus, la France souhaite que chaque État représenté soit en mesure d’apporter sa contribution à la conférence, et dans cet esprit, elle désire éviter toute formule pouvant donner l’impression d’une négociation de bloc à bloc.
Si l’on reprenait les deux termes de l’attitude française lors des discussions sur la candidature britannique, renforcement-élargissement de la Communauté, on noterait que le renforcement se poursuit, par des mesures concrètes. Mais s’il n’est pas question d’un nouvel élargissement, le problème reste posé des relations entre la CEE et certains pays. Début décembre, on ignorait dans quelles conditions l’Espagne signerait un protocole pour adapter l’accord préférentiel établi en 1970 avec la Communauté, tout dépendant des garanties données par la Communauté dans le cadre de la politique méditerranéenne « globale » qu’elle cherche à définir. De toute manière, le gouvernement espagnol a fait savoir qu’il était disposé à signer le protocole d’adaptation technique pour un an seulement, et non pour cinq. C’est qu’en effet, si la perspective d’une zone de libre-échange industriel est bien vue en Espagne, il n’en va pas de même dans le domaine agricole, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’Espagne pourrait demander son rattachement à l’Association européenne de libre-échange (AELE), en dépit de l’opposition (politique) de la Suède et de la Norvège.
De tout cela il apparaît que l’effort européen se dégage de plus en plus de la mystique, pour se définir de plus en plus en termes économiques et politiques. C’est dans cette perspective que doivent être situées les initiatives présentes. Et que l’on ne s’y trompe pas : en 1945 ou en 1950, quiconque aurait prévu l’Europe occidentale de 1972 aurait passé pour un incorrigible rêveur, cette Europe qui existe et qui progresse. ♦