Outre-mer - Le territoire français des Afars et des Issas : terre d'exception… terre française - Éthiopie : la visite de M. Georges Pompidou, président de la République française
Le Territoire français des Afars et des Issas : Terre d’exception… Terre française
Prélude de bon augure à son voyage en Éthiopie, le séjour à Djibouti de M. Georges Pompidou, président de la République, s’est effectué dans les meilleures conditions du 15 au 17 janvier. Aucun incident, si minime fut-il, n’est venu troubler le déroulement d’un programme qui a permis au Chef de l’État de se rendre compte par lui-même des mesures à prendre dans le Territoire français des Afars et des Issas en vue d’y perpétuer une présence française indispensable à l’amélioration du niveau de vie de ses habitants, à la défense de nos intérêts stratégiques et au maintien de la paix, dans la « Corne » orientale de l’Afrique.
Connu surtout sous le nom de Djibouti, ou en tant qu’ancienne Côte française des Somalis, le Territoire français des Afars et des Issas est souvent désigné sous le sigle TFAI, quelque peu énigmatique au profane. Notre repli d’Indochine et, plus tard, la fermeture du canal de Suez, en réduisant considérablement le trafic du port, lui enlevèrent son titre d’escale privilégiée entre la Méditerranée et l’océan Indien.
Tandis que Djibouti, provisoirement tenu en dehors du courant traditionnel d’échanges entre l’Europe et l’Asie, garde l’espoir de devenir le grand port international d’une nouvelle route des Indes, les vieux coloniaux se souviennent d’un café à l’enseigne du « Palmier en Zinc » et des prouesses de jeunes plongeurs, habiles à se disputer les pièces de monnaie que des passagers désœuvrés leur lançaient du pont des navires.
Pour décrire ces rivages tourmentés et la mer lumineuse où Rimbaud dans ses « délires » voyait encore passer des « bateaux ivres », vulgaires boutres arabes transportant les armes ou le haschisch de quelque trafiquant, il faudrait posséder le lyrisme du poète, le réalisme alerte et imagé de Monfreid ou la plume facile de Kessel. Sinon on risque, à la manière de Ionesco, de ne voir dans la « Corne » que la défense redoutable de quelque gigantesque rhinocéros, pointée vers la péninsule Arabique et l’océan Indien.
En réalité, derrière le rêve, l’exotisme et le fantastique nous découvrons le drame d’un pays artificiel qui semble jouer au Cerbère du Bab-el-Mandeb, la Porte des lamentations ! Tout ici est excessif : le soleil implacable s’acharne à dessécher une terre volcanique dont le sel affleure en maints endroits, au gré d’une évaporation intense ; les pluies sont rares et l’eau est enfouie loin dans le tréfonds de cet amoncellement de laves arides ; dans les oueds aucune rivière ne coule ; entre les pierres calcinées, seuls poussent les arbres du désert, épineux rabougris, cactus rachitiques et palmiers nains… Univers lunaire, totalement déshérité, et pourtant infiniment attachant !
Les autochtones, Afars et Issas, nomades farouches, pratiquent l’élevage des chèvres et des chameaux sur des pâturages misérables ; pour nourrir leurs troupeaux faméliques ils achèvent de détruire une végétation moribonde. Mais la nomadisation nourrit mal son homme ; aussi depuis plusieurs années assiste-t-on à un exode vers les villes où de nombreux Afars et Issas, venus de leur brousse, s’agglutinent en quête d’un emploi hypothétique. Une population évaluée à 120 000 personnes en période dite des « hautes eaux », correspondant à l’immigration maximum, s’entasse à Djibouti déjà surpeuplé ; le même phénomène est enregistré dans les autres centres urbains, Dikhil et Ali-Sabieh, à l’intérieur, et, sur la côte, Tadjoura et Obock…
Obock où commença l’aventure coloniale… Car c’est là que s’installèrent les premiers représentants français, à partir du 11 mars 1862, après la signature du traité avec le délégué des sultans Danakil. En 1884, le protectorat étendu aux Sultans Afars et Issas, donnait à la France des droits sur les deux rives du golfe de Tadjoura, et la région devenait française en 1896, après que la capitale eut été transférée, en 1892, à Djibouti. En 1957, la Côte française des Somalis obtenait le statut d’autonomie interne ; dix ans après elle prenait le nom de Territoire français des Afars et des Issas, à la suite d’une consultation électorale qui permettait à 60 % des votants d’affirmer leur volonté de demeurer français.
Actuellement, l’organisation administrative répartit les responsabilités entre un Haut-Commissaire, représentant de la République française, et un Conseil de gouvernement, comprenant un Président et six ministres, responsables devant la Chambre des Députés.
Sur le plan national, le TFAI est représenté par un député, un sénateur et un membre du Conseil économique et social. Outre une section locale de l’UDR, trois partis se partagent les suffrages : l’Action pour la justice et le progrès (AJP), la Ligue populaire africaine (LPA) et le Rassemblement du peuple issa (RPI). Deux organisations subversives, installées toutes deux à l’étranger, revendiquent l’indépendance : le Front de libération de la côte des Somalis (FLCS), à Mogadiscio en Somalie, remuant et obstiné, et, à Diré-Daoua, le Mouvement de libération de Djibouti (MLD), peu actif. Quelques chiffres avant de traiter de la valeur stratégique du TFAI : 1 800 km de piste et 40 km de routes goudronnées, 784 km de voie ferrée simple, relient Djibouti à Addis-Abeba, dont 98 seulement se trouvent en territoire français ; le trafic annuel du port de Djibouti est de 1 000 navires et de 300 000 tonnes de marchandises, et l’aéroport international de la capitale est accessible aux avions quadriréacteurs ; le commerce extérieur est déséquilibré du fait que le montant des exportations représente à peine le tiers des importations.
L’importance stratégique du TFAI est évidente ; situé au lieu de rencontre, voire d’affrontement de deux ethnies, les Afars et les Issas, de deux États concurrents, l’Éthiopie et la Somalie, de deux races longtemps antagonistes, l’africaine et l’arabe, de deux religions en lutte ouverte depuis des siècles, l’islam et le christianisme, de deux mondes, le capitalisme occidental et le socialisme soviétique et chinois, il reproduit en microcosme la complexité de la zone.
Pour la France, qu’on l’appelle relais ou plaque tournante entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, le TFAI est grâce à son port un abri sûr pour les navires assurant le ravitaillement en pétrole depuis le golfe persique et un « chouf » efficace vers la mer Rouge et l’océan Indien ; grâce à son aéroport, il peut jouer son rôle de halte et de base de ravitaillement indispensables entre la métropole, les Comores, La Réunion et les Terres australes ; c’est aussi le poste d’écoute le mieux placé d’où l’on entend battre le cœur de l’Afrique et du monde arabe ; enfin de Djibouti, « poumon » de la région, partent route et chemin de fer, voies nourricières de l’Éthiopie.
À l’échelon local, l’antagonisme ethnique constitue une menace permanente pour l’ordre public. Pour cohabiter, Afars et Issas ont également besoin de l’autorité française, garante de justice. La rivalité entre l’Éthiopie et la Somalie sur le plan régional, de même qu’au niveau mondial, la compétition entre grandes puissances, entretiennent un climat d’insécurité dans la « Corne » orientale de l’Afrique, la péninsule Arabique et l’océan Indien. Là encore, la présence de la France dans le TFAI, clef de voûte d’un édifice fragile, équilibre l’influence américano-britannique et la poussée de « l’assistance » soviétique et chinoise ; ce faisant, elle concourt au maintien de la paix.
L’accueil, chaleureux et cordial, fait par la population au président de la République, a confondu à la fois les « bons apôtres », qui feignaient de craindre le renouvellement des incidents de 1966 et les dirigeants de l’opposition, dont le mot d’ordre d’abstention n’a manifestement pas été suivi.
De l’aéroport, où il était reçu par MM. Ali Aref, Président du conseil de gouvernement et Georges Thiercy, Haut-Commissaire de la République, jusqu’à la ville, le Chef de l’État retrouvait l’ambiance de l’Afrique en liesse. Le long de la route et sur la place Lagarde la foule manifestait librement sa joie.
Quand M. Georges Pompidou affirmait que la France ferait respecter la volonté de la population de rester française, sa voix retentissait dans le Territoire mais aussi au-delà de ses frontières. Le président de la République devait souligner que cette décision serait soutenue jusqu’au bout « contre toutes tentatives de sécession, quelles qu’elles soient… » Expliquant les raisons qui obligent la France « à une grande vigilance pour défendre les intérêts de la population autochtone » il ajoutait : « notre politique n’est pas de rejeter les étrangers… qui viennent à Djibouti chercher des emplois convenablement rémunérés… mais de proportionner leur arrivée… aux possibilités d’emploi et de faire en sorte que ne soit pas confondue leur voix avec celle des habitants originaires du Territoire »…
Afin de mieux assurer le développement du Territoire « dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’enseignement, des équipements sociaux, du progrès économique », l’effort portera sur l’accroissement de l’équipement scolaire, notamment dans l’enseignement technique, la résorption du chômage et l’habitat des travailleurs, l’étude des possibilités d’exploitation de l’énergie géothermique, la construction d’une route doublant le chemin de fer franco-éthiopien et d’une bretelle reliant Djibouti au réseau routier Addis-Abeba, Assab. « La France, a dit M. Pompidou, n’est pas indifférente aux difficultés du Territoire. Elle étudiera, en liaison avec le Gouvernement du TFAI, les moyens d’y remédier ».
Répondant à M. Ali Aref, pour qui le véritable combat à mener « est celui de la libération de l’homme », le Chef de l’État a déclaré que la France agirait afin d’assurer « la sécurité… la stabilité des institutions… l’éducation et la formation des hommes », en un mot, la promotion complète du territoire.
Le succès obtenu par le président de la République au cours de son voyage a été reconnu par ceux-là mêmes qui condamnaient à des titres divers la politique française dans le TFAI : à l’intérieur, par les dirigeants de l’opposition qui, reçus par le Chef de l’État, ont affirmé leur « profond attachement à la présence française » ; en Somalie, par les autorités gouvernementales qui ont exprimé le désir de recevoir officiellement M. Georges Pompidou, à Mogadiscio.
Amplement prouvée sur les plans humanitaire, économique, politique, militaire, l’importance stratégique du TFAI est indéniable. La présence française, facteur de progrès en toutes matières, facteur de paix à tous les niveaux, est indispensable à tous, aux autochtones d’abord, aux puissances voisines et aux Super-Grands ensuite. Quant à la France, étant chez elle dans le TFAI, elle peut et doit y rester longtemps.
Éthiopie : la visite de M. Georges Pompidou, président de la République française
La visite de M. Pompidou à Addis-Abéba, répondait à une invitation de l’Empereur Haïlé Sélassié et s’inscrivait logiquement à la suite de son séjour dans le TFAI comme le final heureux d’un voyage destiné à resserrer les relations amicales liant la France et l’Éthiopie et dont le Négus a pu dire qu’elles « remontent loin dans l’histoire et, parce qu’éprouvées par le temps, ont toujours conduit nos deux peuples à œuvrer en commun pour le même idéal de paix et de justice ».
D’aucuns affirment que les Français entrèrent en contact dès le temps des Croisades avec un Empereur d’Éthiopie, en qui l’on se plaît à reconnaître le légendaire Prêtre Jean, descendant de la reine de Saba et d’un Roi mage.
Au XVIIe siècle, des érudits, et Louis XIV en personne, portèrent leur curiosité vers les terres inconnues du Haut-Nil. Après une longue interruption, les recherches reprirent à partir de 1830 et des Français, grands explorateurs et diplomates, ramenèrent de leurs voyages renseignements, donations, traités d’alliance et accords commerciaux.
En perçant son canal, Ferdinand de Lesseps ouvre la porte à l’aventure au-delà de Suez. C’est le temps des pionniers de l’Orient et de l’Afrique, qui partent à la conquête d’un nouvel Eldorado et de ses richesses fabuleuses.
L’Empereur Ménélik, fondateur d’Addis-Abeba, conseillé par le Français Chefneux. s’associe aux vues du gouverneur Lagarde, conscient de l’importance que pourrait acquérir le port de Djibouti, transit obligatoire de tout commerce éthiopien, et le chemin de fer qui relierait Addis-Abeba à la mer.
C’est l’époque où, sur le plan militaire la collaboration franco-éthiopienne, contrariée sur le Nil par les convoitises britanniques, se heurte de surcroît à l’expansion italienne en Érythrée et en Somalie. En 1896, quand l’Italie exige l’application du traité d’Ucciali, Ménélik relève le gant et remporte la victoire d’Adoua, où « les chassepots ont fait merveille ! ».
L’amitié franco-éthiopienne résiste au temps cependant que le chemin de fer grimpe, lentement mais sûrement, à flanc de montagne ; il parvient à Diré-Daoua en 1902 et à Addis-Abeba en 1915.
Le Ras Tafari, futur Haïlé Sélassié Ier, désigné en 1916 comme héritier du trône, est un ancien élève de la mission française du Harar, province que gouvernait son père, le Ras Makonnen, cousin de Ménélik II ; ce qui explique assurément que, dès après la Grande Guerre, l’élite éthiopienne, éduquée à la française, adopte notre langue comme première langue étrangère.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle on voit souvent, côte à côte dans l’adversité, le Négus et le général de Gaulle, la France et l’Éthiopie entretiennent régulièrement des rapports de confiance et d’estime réciproques.
La visite de M. Pompidou, si besoin était, est venue ranimer la flamme d’une entente cordiale, jamais démentie.
Actuellement encore, les grands courants de l’influence française en Éthiopie se réfèrent au passé. Le chemin de fer franco-éthiopien, remis en état après les destructions de la guerre, demeure une voie de communication, pour le moment, irremplaçable. Le trafic annuel des marchandises atteint 250 millions de tonnes kilométriques, en dépit de la concurrence des transports routiers et de la fermeture du canal de Suez qui lui porte un préjudice sensible.
La culture française résiste bien à la pénétration anglo-saxonne. À titre d’exemple, le lycée franco-éthiopien Guébré-Mariam, dont la capacité d’accueil est d’environ 2 000 élèves, reçoit près de 1 400 enfants éthiopiens. De nombreux enseignants français sont détachés en Éthiopie et plus de cent étudiants éthiopiens poursuivent leurs études en France. Les antennes de l’Alliance française à Addis-Abéba, Asmara et Diré-Daoua, répandent l’enseignement du français aux adultes. La radio et la presse diffusent des informations en langue française.
À Addis-Abéba, les deux Chefs d’État sont tombés d’accord pour intensifier la coopération économique et culturelle : « Nous avons… maintes raisons de resserrer encore les excellentes relations que nous entretenons… » a déclaré le président Pompidou qui a ajouté : « À cette mission culturelle traditionnelle je souhaite très vivement qu’il s’en ajoute une autre en Éthiopie et que le français devienne la langue de nos relations économiques et commerciales… ».
Durant tout son séjour sur le sol éthiopien M. Pompidou a pu sentir la profondeur de l’amitié qui unit deux peuples également épris d’indépendance et de liberté et mesurer le prestige dont jouit la France en Éthiopie, en observant les réactions spontanées des foules, applaudissant sur son passage et criant leur enthousiasme. Au milieu des pompes et du folklore, partout le ton était à la détente : celle-ci prévalait au cours des échanges de vues sur la situation dans les zones d’intérêt commun et dans leur environnement, le TFAI, la mer Rouge, l’océan Indien, le Proche-Orient, l’Afrique.
Dans la « Corne » orientale de l’Afrique deux thèmes dominent naturellement le débat, à savoir, l’avenir du TFAI et la liberté de navigation dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Si les autorités d’Addis-Abeba estiment que « Djibouti est le débouché naturel de l’Éthiopie… », de l’avis de M. Pompidou, « son appartenance à la France crée pour les deux nations amies une raison de plus de coopérer ». Sur ce point, l’Éthiopie paraît se satisfaire d’un statu quo avantageux lui permettant d’éviter un conflit armé avec la Somalie et d’attendre une évolution favorable, à son point de vue du statut du territoire. Pour ce qui touche à la libre circulation entre la mer Rouge et le golfe d’Aden, dans un détroit verrouillé par les deux Yémen et le TFAI, l’Éthiopie sait que ce problème ne peut être résolu qu’à travers un accord avec la France, puissance militaire directement concernée et suffisamment reconnue dans le monde arabe pour servir d’élément modérateur dans une région qui « remue beaucoup ».
Il est évident que l’Éthiopie, dont la capitale est le siège de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), doit tenir compte des options « indépendantistes » de cet organisme et des surenchères auxquelles se livrent les mouvements de libération africaine. Mais cela ne devrait rien changer aux décisions prises au cours des entretiens d’Addis-Abeba.
Son voyage en Éthiopie aura permis au président de la République d’affirmer notre présence dans la « Corne » orientale de l’Afrique et d’en faire saisir l’importance vitale pour le maintien de la paix dans une zone particulièrement chaude du globe où la France est arbitre et partie, à la satisfaction de ses intérêts propres et de ceux de la collectivité internationale. ♦