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Territoires portugais en Afrique occidentale : l’assassinat d’Amilcar Cabral
L’assassinat d’Amilcar Cabrai, secrétaire général du Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert (PAIGC), a suscité une émotion intense dans le Tiers-Monde. Animateur du PAIGC depuis vingt ans, ce chef nationaliste, dont le rayonnement personnel atteignait au niveau international, disparaît avant l’achèvement de sa mission de « libération » des territoires demeurant soumis à l’autorité portugaise dans l’Afrique de l’Ouest.
Toute la lumière est loin d’être faite sur l’attentat qui lui a coûté la vie, le 20 janvier 1973 à Conakry ; il semble, toutefois, que l’on ne puisse exclure l’existence de graves dissensions au sein de son propre parti, ce qui expliquerait la rapidité avec laquelle s’est accréditée la rumeur d’un règlement de comptes entre nationalistes appartenant à des tendances opposées. La disparition prématurée du leader africain compromet, sans doute, la recherche d’une solution satisfaisante à l’un des plus douloureux problèmes qui restent posés à la décolonisation mais, par contrecoup, elle attire l’attention mondiale sur la Guinée Bissau et les îles du Cap Vert, objets fort divers d’un drame lointain, quelque peu ignoré des foules occidentales.
On peut se demander si les difficultés du PAIGC ne proviennent pas essentiellement de l’association presque contre-nature de deux pays qu’un océan sépare, et que seule unit, très artificiellement du reste, la domination lusitanienne.
La Guinée-Bissau, pays plat, grand comme cinq départements français, s’étale sur le continent entre le Sénégal et la Guinée de Conakry, offrant son littoral lagunaire, prolongé par l’archipel des Bissagos, à la mousson du Sud-Ouest dispensatrice de pluies diluviennes. À travers marécages et rizières, le terrain s’élève péniblement de 40 mètres jusqu’aux plateaux de Bafata et de Gabu, avant d’atteindre, à 150 km de la mer, les collines de Boe et la brousse soudanienne où alternent les galeries forestières et la savane arbustive.
Les 14 îles et îlots du Cap Vert surgissent en plein océan et s’éparpillent sur un espace maritime considérable bien que leur superficie réelle ne dépasse guère 4 000 km2. Cet archipel d’origine volcanique et de relief accidenté – il culmine à 2 829 m dans l’île de Fogo – situé à 450 km de la côte africaine et 2 900 km de Lisbonne, resta longtemps inhabité et totalement isolé, aussi bien de l’Afrique que de l’Europe, tant son approche inspirait de craintes aux navigateurs.
Carte des territoires portugais en Afrique occidentale - Îles du Cap Vert et Guinée
Dans le domaine ethnique, on remarque moins les différences, encore que les peuples de Guinée Bissau, Balantes ou Manjaques, anciennes tribus guerrières stabilisées par la culture du riz dans la zone inondée, et Mandingues ou Peuhl de l’intérieur, aient peu de points communs avec la population hybride des îles du Cap Vert provenant en majorité d’un métissage de Portugais et de Noirs déportés à l’époque de l’esclavage.
La diversité se retrouve à l’origine du sous-développement économique. En Guinée Bissau les ressources provenant de l’agriculture régressent dans la mesure où se développent la guérilla et l’inévitable répression. Une rizière laissée en friche redevient vite un marais inculte dans un pays qui peut recevoir 3 à 4 m d’eau de pluie par an.
En revanche sur les îles du Cap Vert, où, durant une mauvaise année, il tombe moins d’un demi-centimètre d’eau, la sécheresse interdit toute agriculture intensive et contribue à maintenir une population, souffrant de la croissance la plus galopante d’Afrique, dans un état misérable qui la pousse à émigrer vers l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Afrique où les Cap-Verdiens deviennent des « portugalais ».
Sur le plan administratif, la Guinée Bissau et les îles du Cap Vert sont considérées comme des provinces d’outre-mer représentées à l’Assemblée nationale et à la Chambre corporative et administrées par un gouverneur assisté d’un secrétaire général, d’un Conseil législatif et d’un Conseil de gouvernement.
Le Gouverneur de l’archipel réside à Praia, la capitale. Quant au Gouverneur de la Guinée Bissau, il commande en même temps les forces armées portugaises chargées de rétablir l’ordre troublé par la rébellion.
Lisbonne considère que les activités des mouvements nationalistes engagés dans la lutte pour l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap Vert constituent un danger mortel pour les intérêts du Portugal.
C’est afin d’enrayer cette menace que le Dr Marcello Caetano intensifie l’effort de défense de ces « provinces » africaines d’une importance vitale pour le système des communications entre la métropole et les « territoires » d’Afrique Australe.
Carte - Guinée portugaise
À l’heure où les grandes puissances cherchent inlassablement à élargir et à renforcer leur réseau de bases à travers le monde, se contentant souvent, à défaut d’infrastructure permanente, d’obtenir des facilités d’escale aux points de passage « obligés », l’archipel du Cap Vert, providentiellement placé au croisement des routes maritimes et aériennes reliant les trois continents baignés par l’Océan Atlantique, prend une valeur stratégique incontestable, non seulement à la modeste échelle portugaise mais au niveau eurafricain et, pour tout dire, mondial.
Une fois l’enjeu, dont nous venons de préciser les contours, placé nettement sous le projecteur de l’actualité, une question vient à l’esprit : qui était Amilcar Cabrai ?
Ceux qui le connaissaient mal l’appelaient le « Che africain »… Comme s’il avait eu besoin d’un modèle pour affirmer sa personnalité ! Ses admirateurs, selon les moments, voyaient en lui un grand politique, « le guerrier à la poigne d’acier », ou « le guide au cœur pur » !
Ses adversaires eux-mêmes lui reconnaissaient la qualité « d’interlocuteur valable » ; au lendemain de sa mort, les Portugais n’ont-ils pas avoué : « sa disparition soulèvera plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. Tout bien considéré c’est une perte pour nous » ?
Né en septembre 1924 à Bafata, en Guinée Bissau, de parents originaires des îles du Cap Vert, Amilcar Cabrai reçut une éducation « européenne ». Étudiant au Portugal, le jeune « Cap Verdien » s’initia au marxisme et, prenant conscience de la discrimination raciale, se voua à la lutte nationaliste. Après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur en 1952, de retour en Guinée Bissau, il milita en faveur de la décolonisation et participa, en 1956, à la création du PAIGC, dont il devint le Secrétaire général en 1961.
Clandestin à sa formation, le PAIGC reçut aide et soutien des pays de l’Est, de Cuba et des États africains révolutionnaires. Opposé dans ses structures et ses méthodes au Front de lutte pour l’indépendance de la Guinée, le FLING, mouvement de tendance modérée, dirigé par Pinto Bull, le PAIGC de Cabrai, après une période préparatoire à la guérilla, s’engagea résolument dans l’action violente en août 1961.
Par des sabotages, des attaques de postes isolés à l’intérieur de la Guinée Bissau, les maquisards obligèrent les Portugais à opérer un quadrillage du pays et à dégarnir leurs frontières ; ce qui permit aux forces du PAIGC formées, armées et entraînées à l’extérieur, de pénétrer dans des zones favorables au Mouvement, de s’y implanter et de se répandre par osmose.
Actuellement, le PAIGC dispose d’une dizaine de milliers de combattants, organisés en « corps » de réguliers, chargés de mener les opérations de guérilla contre les 30 000 hommes du général Spinola, et en milices locales ayant pour mission d’affirmer l’emprise du Parti sur les populations, grâce à une organisation politico-militaire poussée au niveau du village et développée jusqu’au plan national par la création de Conseils généraux et l’élection d’une Assemblée nationale populaire.
La rébellion enregistre des succès dans les régions frontalières parmi les Balantes et les Mandingues et, venant du Nord et du Sud, fait tache d’huile à l’est de Bissau, notamment dans la plaine côtière proche de la Guinée de Conakry.
Les Portugais tiennent solidement le littoral au nord de Bissau et le pays Peuhl à l’intérieur : comme par ailleurs ils estiment « avoir la situation bien en mains », il est difficile de dessiner avec précision la zone que le PAIGC prétend contrôler.
Ce qui paraît certain néanmoins, c’est qu’en l’état actuel des choses et compte tenu de l’équilibre des forces en présence, de la détermination des deux camps, de leurs appuis extérieurs, de la conjoncture internationale, aucun des deux adversaires ne semble capable d’imposer à l’autre la décision sur le terrain. Selon certains dirigeants du PAIGC, quel que puisse être le destin de la Guinée Bissau, il ne saurait être lié à celui des îles du Cap Vert où le mouvement nationaliste éprouve des difficultés à s’organiser et à se manifester.
Une constatation de ce genre amène l’observateur impartial à se poser d’autres questions relatives aux circonstances et aux mobiles de la suppression d’Amilcar Cabrai.
Le président Sékou Touré, annonçant l’assassinat de son hôte, mit cette vilenie au compte des « mercenaires au service du colonialisme portugais ». Puis on apprit que le meurtrier n’était autre que le commandant de la marine du PAIGC, Innocente Camil. Arrêté avec ses complices par des éléments de la marine guinéenne de Conakry et traduit devant un Comité révolutionnaire comprenant des représentants de la République de Guinée, des Mouvements nationalistes et de divers pays étrangers, celui-ci passa aux aveux. De ses déclarations, Conakry conclut à une crise provoquée au sein de l’état-major du PAIGC par des propositions d’arrangement portugaises prévoyant l’indépendance de la Guinée Bissau en contrepartie du maintien de la souveraineté du Portugal sur les îles du Cap Vert, de la suppression du PAIGC et de l’exclusion des Cap-Verdiens des autres mouvements.
Faute de précisions sur un événement encore obscur, la version des faits diffusée par la radio de Conakry semble vraisemblable. Toutefois, la plupart des commentateurs africains rendent le Portugal responsable du meurtre de M. Amilcar Cabrai, soit directement, soit par « traître interposé » ou par « élément infiltré », mais responsable tout de même. C’est peut-être conclure hâtivement et de manière simpliste à propos d’une affaire très compliquée.
Il est pourtant vrai que M. Amilcar Cabrai, partisan farouche de la lutte armée pour une indépendance globale, ne pouvait souscrire à une dissociation des problèmes qui réduisait à néant les espoirs de ses compatriotes insulaires. En conséquence, à défaut de certitude, l’hypothèse de l’élimination d’un gêneur, dont la présence à la tête du PAIGC interdisait tout compromis, par certains Guinéens « continentaux » pressés d’en finir avec une guerre jugée par eux sans issue, garde sa part de probabilité.
Afrique australe : tensions dans la région du Zambèze
En deux endroits, sur les rives du Zambèze, on assiste à une recrudescence des activités des mouvements nationalistes africains. Ce regain de dynamisme vient à point nommé frapper l’opinion internationale au moment où se réunit le Comité de libération de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).
Les intrusions des guérilleros dans le district de Tete entraînent des réactions de l’armée portugaise, enveniment les relations du Mozambique et de son voisin, le Malawi, accusé de soutenir le Front de libération du Mozambique (FRELIMO).
D’autre part, les rebelles appartenant à l’Union des peuples africains du Zimbabwe, autrement dit le ZAPU, déclenchent une série d’opérations de commando à la frontière de la Rhodésie et de la Zambie, portant la tension entre les deux pays à un état de crise aiguë dont les répercussions s’irradient dans toute l’Afrique australe.
Délaissant les provinces du Nord Mozambique, Cabo-Delgado et Nyassa, le FRELIMO cherche à étendre son action vers la province de Tete dans le but évident de perturber les travaux sur le chantier du barrage de Cabora-Bassa.
La volonté de neutraliser l’effet psychologique alarmant, en dépit de dégâts matériels limités et d’infimes pertes en vies humaines, produit par les bombardements à la roquette, les embuscades ou les poses de mines, explique la violence des réactions portugaises. Sur le terrain les opérations se multiplient. Les forces armées, aux ordres du général Kaulza de Arriaga, annoncent des succès tandis que les partisans du FRELIMO profitent d’une nature se prêtant à la guérilla et de l’appui de la population pour esquiver les coups. Il est symptomatique qu’on roule en convoi sur les routes qui mènent de Beira à Tete ou à Salisbury !
Sur le plan politique, les mesures prises par les autorités, arrestations d’Africains et d’Européens, prêtres et pasteurs, regroupements des autochtones dans les zones « contaminées », marquent un net durcissement.
Enfin, dans les chancelleries, les relations entre Lisbonne et Blantyre se dégradent au point que le Président Banda, ulcéré par les accusations d’aide aux combattants du FRELIMO, installés ou transitant sur son territoire, en arrive à envisager le rappel de l’ambassadeur portugais.
Dans le même temps, on assiste à une relance du terrorisme et de la subversion aux frontières nord de la Rhodésie : divers attentats ou exactions, un enlèvement de fonctionnaires, des embuscades, l’explosion d’une mine, un accrochage avec les militaires rhodésiens et les policiers sud-africains installés en surveillance le long du Zambèze. Outre ces actions de commando, le ZAPU pratique la politique du ralliement en vue de contrôler la population.
Confronté aux mêmes difficultés que les Portugais au Mozambique, le gouvernement rhodésien riposte de la même façon en raidissant son attitude à l’intérieur et dans ses rapports avec la Zambie, rendue responsable de la détérioration de la situation dans la région frontalière.
Le 9 janvier 1973, Salisbury décide de fermer sa frontière, sauf pour le minerai de cuivre zambien dont le transit vers le port de Beira au Mozambique rapporte de substantiels revenus aux chemins de fer rhodésiens.
La riposte zambienne ne se fait pas attendre. Le 10 janvier 1973, Lusaka suspend ses expéditions vers Beira et décide de transporter son minerai aussi bien par la route sur Dar-Es-Salam en Tanzanie que par chemin de fer, à travers le Malawi jusqu’à Nacala au Mozambique ou vers le port de Lobito, en Angola. La Zambie, encouragée par les États africains indépendants et soutenue par l’OUA, passe à l’attaque par la voie diplomatique et dépose une plainte à l’ONU contre le blocus économique décrété par la Rhodésie et l’aide militaire que Pretoria apporte à Salisbury. Enfin, le Dr Kenneth Kaunda marque un point inespéré en provoquant une faille dans le dispositif « blanc ». En effet, à l’occasion de ce différend, des divergences se manifestent entre la Rhodésie et ses partenaires habituels, l’Afrique du Sud et le Portugal, dont les intérêts, en l’occurrence, ne coïncident pas avec les siens et qui ne s’associent pas volontiers au blocus de la Zambie.
C’est finalement la Rhodésie qui, tirant la leçon de son isolement et soucieuse de dénouer une crise préjudiciable à son économie, recherche une transaction que lui refuse, momentanément au moins, la Zambie.
Les raisins de la colère mûrissent en Afrique australe. L’Afrique noire indépendante, trop jeune et encore sous-développée, ne saurait s’engager dans un conflit de grande envergure contre l’Afrique « blanche », organisée et armée dans tous les domaines. L’économie des États noirs est trop tributaire du monde occidental et de ses prolongements sud-africains. Mais il est à craindre que les dirigeants de ces États, dégagés un jour de cette sujétion, ne cherchent à « libérer » leurs frères de couleur en intervenant directement contre les pays où se pratique l’apartheid.
Nous assistons sans doute aujourd’hui aux premières escarmouches d’une guerre raciale qui, si l’on n’y prend garde, pourrait, à moyen terme, s’étendre, s’amplifier et s’exacerber.
À longue échéance, l’incendie allumé aux frontières d’un « Monde noir », dressé face à une minorité blanche obstinément accrochée à ses privilèges, risque de transformer l’Afrique australe en un immense foyer de haine et de désolation. ♦