Institutions internationales - L'ONU et la question de Panama - Velléités, volontés et inquiétudes européennes
Plusieurs événements avaient déjà, en eux-mêmes et par leur concomitance, illustré la fin de l’après-guerre. L’admission de la Chine populaire aux Nations unies (25 octobre 1971), les débuts de la normalisation des relations entre Washington et Pékin, la cessation des combats au Vietnam (27 janvier 1973), les efforts du Japon pour s’imposer, en Asie, comme le partenaire privilégié de la Chine et de l’Union soviétique, ont ouvert un « nouvel âge du Pacifique ». En dépit de ses insuffisances, le traité américano-soviétique du 26 mai 1972 sur la limitation de certains armements stratégiques, né de la conscience des risques impliqués par une relance de la course aux armements à partir des missiles antimissiles et des engins à ogives multiples, a consacré la naissance du « second âge nucléaire ». La substitution de rapports de rivalité commerciale à des rapports de dépendance entre les États-Unis et l’Europe relativise la notion de communauté atlantique dont certains avaient souhaité faire le fondement d’une alliance atlantique plus structurée et plus contraignante qu’elle n’était.
À ces événements s’en ajoute un autre, qui en confirme la signification historique, la fin du système de Bretton Woods. Il semble en effet, dès maintenant, que 1973 restera dans l’histoire comme l’année de la naissance d’un nouveau système monétaire. La conférence du « groupe des vingt », qui s’est achevée le 27 mars1973 à Washington, a sinon officiellement, du moins en fait, enterré le système des parités fixes établi à Bretton Woods en juillet 1944. Il n’est plus question de « parités fixes », mais de « parités stables », et le communiqué final de cette conférence de Washington a reconnu que « les taux flottants pouvaient constituer une technique utile dans des situations particulières ». Mais il ne suffit pas de définir un nouveau système par opposition à celui qu’il doit remplacer, il faut l’asseoir sur des règles de fonctionnement admises par tous, et c’est la nouvelle tâche du « comité des vingt ». Afin d’éviter que ne se représentent certaines des causes de la crise dont l’ampleur fut révélée le 15 août 1971 par la décision du président Nixon de suspendre la convertibilité en or du dollar – notamment les pressions exercées par la puissance dominante – les « vingt » pensent qu’à l’étalon-dollar doivent être substitués les Droits de tirage spéciaux (DTS) sur le Fonds monétaire international (FMI).
Mais c’est alors qu’au-delà des questions techniques apparaît un problème politique. La solution des DTS ne peut répondre à ce qu’en attendent ses promoteurs qu’à la condition que le FMI jouisse d’une autorité supérieure à celle des États membres, ceci étant d’autant plus nécessaire qu’il est vain d’espérer que les « indicateurs objectifs » par lesquels seront signalées des situations anormales d’excédent ou de déficit des paiements puissent être définis « objectivement », c’est-à-dire sans considérations politiques. Il y a une contradiction dans cette nécessité qui affecte le FMI. En effet, le temps des illusions d’une supranationalité de droit ou de fait est terminé, et qu’il s’agisse des Nations unies ou de la Communauté économique européenne (CEE), l’essentiel, pour ne pas dire la totalité de l’autorité, est de nature étatique. C’est au moment où l’on se rend compte que le système international reste soumis à l’autorité des États que l’on envisage, en matière monétaire, une solution qui implique pour le FMI une autorité susceptible de s’imposer à celle des États. Cette contradiction éclaire l’un des problèmes majeurs des institutions internationales.
L’ONU et la question de Panama
Ainsi que nous l’annoncions dans notre précédente chronique, le Conseil de sécurité a tenu une session spéciale à Panama. Il y était autorisé par la Charte des Nations unies, mais la décision n’en avait pas moins une signification politique. Il en avait été de même lorsque, l’an dernier [NDRL 2023 : le 28 janvier 1972], il s’était réuni à Addis Abeba, et il en sera de même l’année prochaine si, comme certains le demandent, il se réunit à Djakarta.
Il eût été vain d’espérer qu’une solution au problème du canal de Panama serait mise au point lors de cette session du Conseil de sécurité. D’une part, le statut du canal et de sa « zone » n’est pas imaginé de la même manière par les gouvernements panaméen et américain. De l’autre, au-delà de cette question, apparaît l’ensemble des problèmes de l’Amérique latine. Celle-ci connaît une expansion particulièrement rapide, tant en termes de produit national brut que sur le plan démographique, et elle doit en même temps faire face à d’innombrables problèmes économiques et sociaux. Les violents coups de barre politiques de certains gouvernements, vers la droite comme vers la gauche, et le réveil général du sentiment nationaliste sont une manifestation du mécontentement populaire devant les conditions de vie actuelles, et l’indice d’une ferme résolution de les modifier. Or, les gouvernements des pays industrialisés semblent s’être engagés dans une « ère de négligence » à l’égard de l’Amérique latine, non pas de propos délibéré, mais presque sans en prendre conscience.
Il est difficile d’apprécier le bilan de cette session spéciale du Conseil de sécurité. Moralement, il n’est pas sans importance que l’Amérique latine ait eu droit avec ses problèmes, ses aspirations, ses frustrations, aux projecteurs et aux haut-parleurs des Nations unies. Il est même probable que l’unité dont elle a fait preuve, la sympathie qui lui a été exprimée, renforceront, au-delà des Nations unies, sa position vis-à-vis de Washington. Mais juridiquement, comme cela arrive souvent dans les sessions du Conseil de sécurité, le bilan est proche de zéro. Après des heures et des heures de « consultations » où il était impossible de déceler, jusqu’à la dernière minute, si leur but était d’éviter le veto nord-américain ou de le provoquer, le projet de résolution concernant le canal de Panama a été repoussé à la suite du veto de la délégation des États-Unis – ce fut la troisième fois que, depuis 1945, les États-Unis usèrent du droit de veto que la Charte reconnaît aux membres permanents du Conseil de sécurité, alors que l’Union soviétique en a fait usage plus de 150 fois.
« Les États-Unis ont mis leur veto à la résolution, mais le monde a mis son veto aux États-Unis », a dit le ministre panaméen des Affaires étrangères, M. Juan Antonio Tack. Le propos est largement outrancier, mais M. Tack pouvait s’estimer satisfait : les Panaméens ont fort bien défendu leur position, réussissant à placer la question du canal au centre de l’attention mondiale.
Le débat va maintenant se poursuivre à partir des propositions américaines. Le représentant de Washington, M. John Scali, a déclaré : « Les États-Unis ont pleinement reconnu que les relations définies à l’origine dans le traité de 1903 doivent être ajustées aux réalités du monde d’aujourd’hui… Les États-Unis sont prêts à conclure promptement un nouveau traité. Ils estiment nécessaire, en même temps, de conserver la responsabilité pour l’opération et la défense du canal pendant une période additionnelle spécifiée dont la durée reste à être négociée ». De nouvelles relations entre Washington et Panama pourraient, selon lui, reposer sur cinq principes :
– Le traité de 1903 devrait être remplacé par un traité nouveau.
– Ce nouveau traité devrait être d’une durée déterminée, rejetant ainsi le concept de perpétuité.
– Panama devrait récupérer un territoire substantiel faisant partie actuellement de la zone du canal, avec des arrangements concernant l’usage d’autres secteurs. Ces secteurs constitueraient le minimum nécessaire aux États-Unis pour l’opération et la défense du canal, et seraient intégrés dans la vie juridique, économique, sociale et culturelle du Panama, selon un calendrier à négocier.
– Panama devrait retrouver sa juridiction dans la zone du canal sur la base d’un calendrier accepté mutuellement.
– Panama devrait recevoir des paiements annuels substantiellement augmentés pour l’usage du territoire en relation avec le canal.
Pour les États-Unis, il y aurait ainsi « aménagement » du statut, et non renonciation à la responsabilité sur le canal, artère vitale en raison de sa position géographique. Pour Panama, il s’agit de réintégrer le canal dans la souveraineté panaméenne. La question est loin d’être réglée. Peut-être les États-Unis et la République panaméenne pourraient-ils s’inspirer du vœu émis par le délégué français, M. Louis de Guiringaud, qui a demandé aux parties de poursuivre « dans le respect des principes de souveraineté et de coopération qui doivent guider leurs relations, de telle sorte que soit préservée l’utilisation d’une voie qui intéresse la communauté internationale tout entière… »
Cette idée de « voie d’eau qui intéresse la communauté internationale tout entière » pourrait-elle être reprise au niveau des Nations unies ? Il y a le canal de Panama, le canal de Suez, mais aussi le Danube… On ne peut qu’être sceptique. Car si cette question met en jeu la souveraineté nationale dans ce qu’elle comporte de plus immédiat, il n’en va pas de même pour une autre, qui n’a, hors le temps de guerre, que des aspects économiques, et qui provoque des tensions : le droit de la mer. Depuis que, le 1er septembre 1972, l’Islande a porté ses limites de pêche de 12 à 50 milles et interdit à des navires d’autres pays d’exploiter la zone ainsi protégée, une « guerre de la morue » s’est engagée, parsemée d’incidents mineurs, ne suscitant qu’une curiosité parfois teintée d’amusement, mais malgré tout importante. Londres-Reykjavik… mais aussi Madrid-Rabat : un dahir du gouvernement marocain a reporté à 70 milles marins (sauf pour le détroit de Gibraltar) la limite des « eaux de pêche ». Sans remonter jusqu’à la « guerre de la langouste » qui en 1963 opposa la France et le Brésil, des conflits semblables créent constamment des incidents en Amérique latine : le problème des 200 milles que presque tous les pays côtiers d’Amérique latine veulent réserver à leurs nationaux a été jugé assez important pour que le Conseil de sécurité l’inscrive à l’ordre du jour de sa session de Panama. Juridiquement, le problème est extrêmement complexe, car il met en cause la « liberté des mers » et les « droits des nations riveraines des océans », et aucun accord n’a jamais distingué les eaux territoriales, où s’exerce la souveraineté des États, des « zones de pêche réservées » et des fonds marins, où les richesses minérales sont exploitables. Il a été décidé que les Nations unies organiseraient en 1973 une conférence sur « le droit de la mer ». Son ordre du jour sera chargé, et elle devra régler un contentieux qui commence à devenir préoccupant.
Velléités, volontés et inquiétudes européennes
Dans une telle situation, dominée par les incertitudes, les Européens s’efforcent de définir des attitudes communes. Mais leurs intentions, pour sincères qu’elles soient, ne débouchent pas sur une véritable unification des attitudes. Le 16 mars 1973 à Bruxelles, ce ne sont pas des accords formels, mais des orientations vers une politique coordonnée, élaborée en commun, qui ont résulté de la rencontre des ministres des Affaires étrangères des « neuf » consacrée à la coopération politique. Sans doute ont-ils pu se féliciter de la collaboration entre leurs délégations à la conférence d’Helsinki sur la « sécurité européenne », sur leur prochaine reconnaissance concertée du Nord-Vietnam, sur leur coopération pour la reconstruction du Vietnam, y compris le Laos et le Cambodge, sur leur acceptation de la proposition de la Chine d’établir des relations plus étroites avec la Communauté (encore qu’ils aient jugé nécessaire d’attendre une initiative de Pékin). Mais la concertation s’est limitée aux sujets sur lesquels les « neuf » ne peuvent pas ne pas être d’accord. Leur coopération diplomatique asiatique, le Moyen-Orient, la Méditerranée, les aspects économiques de la conférence d’Helsinki, les débats des Nations unies, rien de tout cela n’est négligeable, mais il faudrait aller au-delà pour préparer le rapport qui, en 1975, doit esquisser ce que peut être la grande proposition du président Pompidou, l’union européenne.
Les « Neuf » sont pourtant affrontés à des problèmes immenses. Il ne suffit pas d’enregistrer les obstacles dressés devant la conclusion d’un accord avec la Suède par la « guerre de la morue ». Les grands problèmes sont ailleurs. Le 24 mars 1973, devant le Congrès, le président Nixon a présenté un rapport sur la situation économique internationale. En dépit de deux dévaluations du dollar qui ont bouleversé les taux de change entre les principales monnaies du monde capitaliste, la doctrine de Washington est restée ce qu’elle était. Déjà, le 15 août 1971, le président Nixon avait déclaré que le moment était venu « pour les grandes nations de s’engager dans la compétition mondiale sur un pied d’égalité ». « Les États-Unis, ajoutait-il, n’ont plus à affronter la concurrence avec une main liée derrière le dos ». On retrouve la même idée dans son message du 24 mars 1973. Depuis, pourtant, le dollar a subi deux dépréciations, et les devises fortes ont été réévaluées dans des proportions considérables, cependant qu’un nouveau système a été mis en place sans attendre que la réforme monétaire soit accomplie. On considère à Washington que les deux dévaluations du dollar ont été une « victoire », que l’on veut compléter sur le plan commercial : jamais la critique à l’égard de la politique commerciale de la CEE n’avait été formulée en des termes aussi vifs. Pendant ce temps, les « neuf » discutaient du siège du Fonds européen de coopération monétaire…
Les remous monétaires avaient profondément affecté la politique agricole commune (PAC), première grande réalisation de la CEE. La complexité du dossier et l’importance de l’enjeu expliquent que plusieurs réunions des ministres de l’Agriculture soient nécessaires. Dans cette affaire se trouvent en effet en cause non seulement l’évolution du revenu des exploitants au cours des mois à venir, mais aussi le maintien de la cohésion du Marché commun agricole. Le problème ne se pose pas simplement en termes de prix, dans la mesure où la fixation des prix traduit une volonté politique.
Dans cette situation, où les intentions communautaires restent ce qu’elles étaient, mais où les réalisations se heurtent à de sérieuses difficultés, certaines initiatives extérieures aux organismes officiels méritent attention. C’est le cas, par exemple, de l’étude que vient de publier aux Presses universitaires de France (PUF), le Centre de recherche sur le droit des affaires (CREDA), de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Paris : Pour une SARL européenne. Les projets élaborés jusqu’ici pour une « société européenne » visant une SA faisant appel à l’épargne paraissent postuler des structures trop contraignantes pour les sociétés européennes naissantes. Les sociétés « européennes » résultent le plus souvent d’un rapprochement entre des sociétés de nationalité différente, et l’intégration des entreprises s’effectue de préférence sous des formes fragmentaires ou dissociées : création de holdings de direction ou de holdings intermédiaires, fusion de filiales préexistantes ou création de filiales communes. Dans tous ces cas, la société commune ne fait pas appel public à l’épargne, et le cadre du rapprochement est une société fermée à risque limité. La formule souhaitée devrait se rapprocher de la Société à responsabilité limitée (SARL) française ou de la Gesellschaft mit beschränkter Haftung (GMBH) allemande, mais elle devrait être originale et élaborée en tenant compte des besoins des entreprises. Il y a là, en dépit du contexte politique général, un nouveau pas vers la cristallisation de ces « solidarités de fait » qui sous-tendaient l’appel lancé le 9 mai 1950 par Robert Schuman. On retrouve une des constantes de l’effort européen : il est difficile d’accepter les perspectives politiques des initiatives intégrationnistes, mais les nécessités du concret conduisent à multiplier de telles initiatives. Ceci aide sans doute à comprendre pourquoi la politique européenne de chacun des gouvernements des « Neuf » est marquée par d’apparentes contradictions. On retrouve la difficulté que nous signalions au début de cette chronique à propos du FMI : les exigences techniques paraissent imposer des aliénations de souveraineté que la rationalité politique ne considère pas comme nécessaires. C’est ce qui explique que, notamment sur le plan européen, la démarche paraît souvent hésitante. ♦