Institutions internationales - Initiatives de l'ONU au Moyen-Orient ? - Vers une nouvelle communauté atlantique - Nouvelles inquiétudes européennes
Si, rationalisant par une abstraction du contexte les événements de mai 1968 et leur conférant une logique qu’ils ne possédèrent pas, quelques groupements politiques menaçaient le gouvernement français d’un « printemps chaud », c’est surtout dans le domaine international que, dans les premiers jours de mai 1973, certaines tensions paraissaient susceptibles de s’aggraver en crises. Sans doute les insuffisances et les équivoques de l’accord de Paris du 27 janvier 1973 permettaient-elles de prévoir que l’arrêt officiel des combats au Vietnam ne créerait pas, par lui-même, les conditions de la paix. Mais on ne pouvait pas penser que la situation s’aggraverait au point de paraître justifier une rencontre entre MM. Henry Kissinger, conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, et Le Duc Tho, chef de la délégation nord-vietnamienne, et que la guérilla qui sévissait au Cambodge s’amplifierait comme elle l’a fait.
Dans le même temps, les inquiétudes grandissaient à propos des Philippines. Le gouvernement du présidant Ferdinand Marcos éprouve de plus en plus de difficultés à contenir la pression des guérilleros musulmans d’inspiration maoïste. Or cette aggravation de la situation inquiète les Américains qui, après leur départ du Vietnam, ont encore plus besoin de la base aérienne de Clark et de la base navale de Sunic. Ils aident le gouvernement philippin, et, à bien des égards, leur engagement ressemble à ce qu’il était au Vietnam il y a une quinzaine d’années. Rendus prudents par leur expérience vietnamienne, ils hésitent à céder aux demandes insistantes du président Marcos pour une aide militaire accrue. Mais que feront-ils si la « NAP » – la « Nouvelle armée populaire » – engage de nouvelles opérations ?
Dans le même temps encore, les regards se tournaient vers le Moyen-Orient, à la veille du vingt-cinquième anniversaire de la création de l’État d’Israël (1948), et vers l’Europe qui, à propos des prix agricoles, se trouvait affrontée à des problèmes qui, en fait, mettaient en cause sa cohérence et ses possibilités d’avenir.
Initiatives de l’ONU au Moyen-Orient ?
Les antagonismes raciaux et religieux, les développements tragiquement logiques de l’enchaînement du terrorisme, l’amplification d’une violence qui parvient parfois semble-t-il, à trouver sa justification en elle-même, permettent de poser, à propos du Moyen-Orient, la question que Raymond Aron, dans Les guerres en chaîne, posait à propos de la première guerre mondiale : « Les peuples se sont-ils battus jusqu’à la mort parce qu’ils se détestaient, ou se sont-ils détestés parce qu’ils se battaient furieusement ? Les belligérants se proposaient-ils, dès le premier jour, des objectifs limités, ou se sont-ils proposé de tels objectifs au fur et à mesure que la violence s’amplifiait ? ». Les belligérants se proposaient-ils, dès le premier jour, des objectifs limités, ou se sont-ils proposé de tels objectifs au fur et à mesure que la violence s’amplifiait ? ». Même si l’on fait la part des antagonismes raciaux et religieux, cette question mérite d’être posée. Or si elle peut décourager l’analyste, qui peut se contenter d’observer et d’essayer de comprendre, elle s’impose, comme un facteur essentiel de jugement, à celui qui peut tenter de suggérer une solution. Et tel est bien le cas du secrétaire général de l’ONU.
M. Gunnar Jarring, représentant spécial [du secrétaire général de l’ONU] pour la Paix du Proche-Orient, a été rappelé à New York le 26 avril 1973 pour aider le secrétaire général Kurt Waldheim à mettre au point le rapport que celui-ci doit soumettre au Conseil de sécurité dans les premiers jours de juin 1973. La situation n’a guère évolué. Le vote d’une résolution franco-britannique le 24 avril 1973 a montré aux Israéliens qu’ils n’ont rien à espérer de la « communauté internationale » et qu’ils ne doivent donc compter que sur eux-mêmes. Les déclarations qui ont précédé et suivi ce vote ont convaincu les Arabes qu’ils ne peuvent pas compter sur l’ONU pour récupérer les territoires perdus au cours d’une guerre qu’ils ont témérairement provoquée. Aucun rapport du secrétaire général ne saurait réconcilier les deux interprétations absolument opposées qui ont rendu futile, depuis plus de cinq ans, toute invocation de la résolution 242. La divergence a été explicitement soulignée par les représentants de l’URSS et des États-Unis. La paix, a dit M. Iakov Malik, ne peut être basée que sur « le retrait de toutes les forces israéliennes de tous les territoires arabes occupés ». La paix, lui a répondu M. John A. Scali, ne sera une réalité que si les peuples de la région peuvent se donner la main « à travers des frontières sûres et reconnues ». L’adoption de la résolution 242 marquait l’abandon, comme point de départ d’un règlement diplomatique, de l’assertion selon laquelle il y avait eu agression de la part d’Israël et qu’il ne s’agissait donc que d’annuler les conséquences de cette agression. Aujourd’hui, pas plus qu’en 1967, les Israéliens ne sont pas disposés à accorder aux Russes ou aux Égyptiens le droit de les traiter comme s’ils avaient vraiment été reconnus coupables d’une agression. Aucun compromis ne paraît pouvoir être élaboré sur ce point. La situation se trouve aujourd’hui compliquée par des considérations pétrolières, liées à la sécurité des installations pétrolières en Arabie saoudite : les interventions à l’ONU ont été à cet égard dénuées de toute équivoque.
Vers une nouvelle communauté atlantique
Dans son rapport de politique étrangère pour 1972, le secrétaire d’État américain William Rogers insistait sur les relations entre les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. Selon lui, elles passent d’abord par le maintien de l’alliance atlantique, particulièrement au moment des négociations Est-Ouest sur la « sécurité européenne » et la réduction des forces en Europe. Il réclamait le « partage équitable » du fardeau de défense de l’alliance, c’est-à-dire une forte augmentation de la participation des Européens aux dépenses de stationnement des troupes américaines en Europe. Il évoquait aussi les activités du Marché commun et leurs « conséquences néfastes pour les intérêts économiques des États-Unis », notamment à cause de la prolifération d’accords avec des pays tiers, et de la préférence des pays en voie de développement en faveur des marchandises européennes.
Aussi bien la déclaration de M. Henri Kissinger le 26 avril 1973 n’a-t-elle rien eu de vraiment surprenant ; tout au plus a-t-elle explicité certaines positions qui, jusqu’alors, avaient été simplement esquissées, et leur a-t-elle conféré, par référence au président Nixon, un caractère officiel. D’autant que le rapport de M. Rogers s’inscrivait lui-même dans un ensemble d’intentions politiques qui, depuis plusieurs mois, avaient été de plus en plus nettement éclairées. Elle n’en marque pas moins une date importante. « Les États-Unis proposent à leurs partenaires atlantiques qu’avant que le président Nixon se rende en Europe, nous ayons mis au point une nouvelle charte de l’Atlantique fixant les objectifs d’avenir ». Il s’agirait, a-t-il précisé, de créer entre les nations atlantiques et avec le Japon des « relations nouvelles ».
Les États-Unis ont ainsi entendu marquer le caractère politique de la prochaine confrontation commerciale et monétaire entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique.
Ce n’est pas la première fois qu’est proposée une réforme de l’alliance atlantique. En 1958, le général de Gaulle estimait qu’en raison de la limitation géographique du champ des obligations qu’elle imposait à ses membres, elle ne correspondait plus à la situation mondiale, fort différente de celle de 1949, date de la signature du traité de Washington. Il y eut les suggestions de Paul-Henri Spaak (secrétaire général de l’Otan de 1957 à 1961) en faveur d’un renforcement de la fonction politique de l’Otan, et le « plan de dix ans » de Christian Herter (secrétaire d’État américain de 1959 à 1961). En 1962, le Président Kennedy souhaitait transformer l’Otan en une association sur un pied d’égalité de l’Amérique et de l’Europe de l’Ouest.
Depuis, des événements considérables se sont succédés. Il est bien vrai que les progrès économiques de l’Europe justifieraient que les États-Unis n’assument plus, pour l’essentiel les charges, les obligations, mais aussi les responsabilités et la direction de la défense commune. Il est également vrai que la cohésion de l’alliance (fondée sur les solidarités atlantiques, mais aussi sur la conscience commune de la menace soviétique) a été soumise à rude épreuve depuis que chacun de ses membres pratique, pour son compte, la détente et la coopération systématiques avec Moscou et Pékin. On retrouve ici certaines des exigences antérieures, liées les unes aux déséquilibres interatlantiques, les autres aux données antinomiques du problème du pouvoir de décision à l’ère nucléaire. Mais l’idée d’une nouvelle « charte de l’Atlantique » est émise alors que se prépare une négociation commerciale – le « Nixon round » – dont on s’accorde à penser qu’elle sera difficile en raison même de l’importance des intérêts en présence et de la divergence des positions initiales. On peut ainsi se demander si les États-Unis ne veulent pas « globaliser » une négociation qui, en principe, devrait se limiter aux questions commerciales. De l’opposition à l’individualité (pourtant logique et indispensable) du Marché commun, ne pensent-ils pas arriver à une dilution de ce Marché commun dans une zone atlantique de libre-échange, ceci en mêlant les questions de sécurité (qui ne sont pas dominées par 20 000 ou 50 000 soldats américains de plus ou de moins en Europe) et les questions monétaires (qui sont dominées non par la politique de l’Europe, mais par l’illogisme du rôle mondial du dollar) ?
Il aura ainsi fallu quinze années – de la mise en œuvre du Marché commun en 1958 au discours de M. Kissinger le 23 avril 1973 – pour que le problème des relations entre l’Europe et les États-Unis soit posé sans faux-semblant. L’arrière-plan en est économique et monétaire, mais le véritable enjeu est d’ordre politique. Le monde s’est transformé. L’Asie et l’Europe émergent sur la scène internationale avec des forces neuves. Le modèle économique libéral s’étend au-delà des zones où il régnait jusqu’alors. Mus par la nécessité, les pays socialistes s’ouvrent vers l’Occident. Tous les problèmes, ceux de l’énergie comme ceux de la pollution, se mondialisent. Dans cet univers marqué par le réalisme le plus strict, les idéologies perdent leurs forces au profit du bon sens, et il est chaque jour plus difficile de mobiliser les peuples sur des programmes abstraits. L’Europe cherche sa voie… Sa puissance économique grandit sans que sa présence politique s’affirme. Or la suggestion de M. Kissinger lui offre peut-être une chance. Parvenus au point où leurs négociations avec l’Union soviétique touchent à l’essentiel – la sécurité et l’équilibre des forces – les États-Unis n’ont d’autre solution, s’ils veulent poursuivre dans la voie de la détente, que de susciter à leurs côtés des partenaires effectifs. Vouloir tout régenter comme par le passé supposerait en effet de leur part qu’ils sacrifient leur prospérité intérieure à un but extérieur dont manifestement le peuple américain ne veut pas. Quant à l’Union soviétique, naguère hostile à la Communauté européenne, elle commence à comprendre que la meilleure manière d’exorciser certains démons est d’accepter un nouveau monde occidental dont les trois cellules fondamentales : Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Japon, seront étroitement liées. Sans doute n’est-elle pas prête à admettre l’apparition d’un nouveau bloc militaire sur le vieux continent, mais la réorganisation de l’alliance atlantique sous l’égide de la seule puissance pour laquelle elle ait quelque respect, les États-Unis, lui paraît une garantie suffisante. Pour elle aussi, le réalisme le plus strict plaide en faveur d’une construction européenne qui la garantirait contre toute aventure à l’Ouest et la laisserait libre de ses mouvements en Asie. Reste l’Europe, qui se refuse à raisonner en termes planétaires et se contente d’administrer le quotidien. La confrontation avec les États-Unis pourrait être pour elle l’occasion d’atteindre la majorité politique.
Nouvelles inquiétudes européennes
Certains faits survenus fin avril 1973 n’incitent guère à l’optimisme quant à cette question de la « majorité politique » de l’Europe en tant que telle. Sans doute, dès ses premiers entretiens avec le Président Nixon, le chancelier Brandt a-t-il insisté sur la nécessité, pour l’Europe occidentale, de se définir et de se comporter en « européenne ». Mais aussi bien l’agonie de l’European Launcher Development Organisation (ELDO) que les difficultés rencontrées par les ministres de l’Agriculture des « Neuf » ont mis en lumière le hiatus qui sépare les réalités des espérances européennes.
L’organisation européenne de développement de lanceurs, le Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux ou CECLES/ELDO a vécu. Elle est morte après une longue agonie qui débuta en novembre 1971, avec l’échec, en Guyane, du tir F-11 de la fusée Europa II. Peu avant la mise à feu, certains responsables de l’ELDO se voulaient optimistes. Ils espéraient qu’un succès total éclipserait la longue liste des déceptions accumulées lors des tirs précédents, et faciliterait ainsi le passage du programme Europa II au programme Europa III, plus ambitieux mais mieux intégré. L’expérience de novembre 1971 se solda par un échec, et c’est alors que commença l’agonie de l’ELDO. Le 26 avril 1973, la France et la République fédérale ont décidé de se retirer du programme Europa II, laissant ELDO sans travail, après des dépenses qui ont atteint 3,5 milliards de francs… Le principal objectif attribué à Europa II – le placement sur orbite, en 1974, du futur satellite de télécommunications franco-allemand Symphonie – n’aura guère aidé à la survie du projet. Les Européens devront-ils faire appel aux États-Unis ou feront-ils confiance à la France et à son projet de lanceur L3S pour cette opération ? Au-delà de cette question – qui comporte des aspects techniques et politiques – apparaît une évidence : une nouvelle fois, les Européens n’ont pu arriver à un accord politique durable sur un objectif raisonnable. Le 30 avril 1973, le quotidien Le Monde s’est montré sévère : « C’est un pitoyable aboutissement pour un continent qui s’est si longtemps enorgueilli d’être le centre de la pensée et de la science, et qui dispose d’une puissance économique égale à celle des plus grands. Les peuples européens vont-ils accepter sans réagir cet échec et continuer, dans l’indifférence la plus totale, à laisser leurs dirigeants ravaler l’Europe à de sordides discussions sur le prix du beurre ? »
Cette dernière question était justifiée par le fait qu’au moment où l’on apprenait la fin de l’ELDO, s’engageaient à Luxembourg, entre les ministres de l’Agriculture des « Neuf », des négociations sur la fixation des prix agricoles, négociations qui concernaient le niveau de ces prix, mais aussi la question de l’unité du marché, c’est-à-dire les « montants compensatoires » imaginés pour faire face aux conséquences de la crise monétaire. Les divergences de vues sur ces deux questions entre la France et la République fédérale constituaient une sérieuse menace pour « l’Europe verte » à quelques semaines de l’ouverture de la grande confrontation avec les États-Unis. Fin avril 1973, tout se passait comme si certains pays ne voyaient pas d’un mauvais œil poindre une menace de crise de « l’Europe verte », qui aurait pour effet de provoquer une réflexion en profondeur non seulement sur la réorganisation du marché laitier, mais sur le problème plus général de la garantie d’un revenu minimal pour les agriculteurs défavorisés. Il apparaissait qu’au-delà du compromis auquel parviendraient les ministres, il faudrait envisager des discussions sur le fond, puis des réformes, trop longtemps repoussées par crainte de bouleverser une politique agricole favorisant encore largement la grande culture. Un tel débat est essentiel pour la survie de « l’Europe verte ».
À plusieurs reprises, les discussions des neuf ministres donnèrent l’impression de ne pouvoir aboutir qu’à un constat d’échec, et ce n’est finalement qu’au terme d’un nouveau « marathon » et d’âpres affrontements qu’un compromis a pu être bâti. De ce compromis, trois points méritent d’être soulignés. En premier lieu, la décision a été prise de ne plus faire fluctuer les montants compensatoires qui, aux frontières, rétablissent l’unité des prix, ce qui ne peut que favoriser les échanges dans la Communauté. En second lieu, il a été décidé que les montants compensatoires appliqués dans les échanges avec l’Italie seront calculés en diminuant l’écart actuel de un point, ce qui aboutit à un rapprochement des prix agricoles italiens des prix communautaires dont ils étaient décrochés depuis la flottation de la lire. Enfin, les nouveaux prix ont été établis en tenant compte des intérêts des divers pays, ce qui n’a pas été sans difficultés, eu égard à la diversité « des » agricultures européennes.
Ce compromis ne règle pourtant rien. C’est que la Politique agricole commune (PAC) convient de moins en moins à l’Allemagne, à qui l’incohérence monétaire impose des sacrifices supplémentaires alors que ses charges financières en matière agricole sont déjà considérables. Ainsi se pose le problème de la recherche d’un nouvel équilibre de la construction européenne. On a dit pendant des années que « l’Europe verte » était la contrepartie du Marché commun industriel. En vérité, ce Marché commun industriel a profité à tous les États membres dans des proportions voisines. Il est illusoire de croire que la PAC pourra subsister si elle reste la seule solidarité concrète entre les États-membres. Plusieurs d’entre eux souhaitent aboutir rapidement à un réexamen de l’ensemble de l’intégration communautaire. L’heure est peut-être proche où les directives fixées par le « sommet » de Paris d’octobre 1972 pourront devenir vraiment des axes d’action, qu’il s’agisse de l’union économique et monétaire, de la politique régionale, de la politique industrielle et sociale, de la politique de la recherche. Les difficultés auxquelles se sont heurtés les ministres de l’Agriculture, et l’échec de l’ELDO peuvent ainsi susciter une prise de conscience des exigences européennes telles qu’elles se présentent pour l’Europe en elle-même et dans ses rapports avec l’extérieur. ♦