Institutions internationales - Les limites de la « Justice internationale » - Une seule voix pour l'Europe ? - Les dix ans de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) - Le Droit de la Mer - Le Comité international de la Croix-Rouge : crise ou mutation ?
Les rencontres Pompidou-Heath, Nixon-Brandt, Brejnev-Brandt, Pompidou-Nixon, etc. sans parler des entretiens Nixon-Brejnev qui, au début du mois de juin 1973, restaient inscrits au calendrier diplomatique en dépit de certaines tensions intérieures américaines, l’éventualité d’un second voyage du président américain Richard Nixon en Chine, etc., ces entretiens de chefs d’État illustrent l’une des modifications fondamentales de la diplomatie. Il y a quelques dizaines d’années encore, les nouvelles ne se répandaient qu’avec retard, et l’on comprenait qu’il avait fallu deux mois pour que Paris apprit la mort de Napoléon ou la bataille de Fachoda. Aujourd’hui, le développement des moyens d’information et de transmission fait qu’un événement est, dans les heures qui le suivent, connu de tous les pays qui sont suffisamment développés pour disposer d’un réseau de réception, et en tout état de cause de tous les gouvernements. L’institution diplomatique bénéficie de ce progrès des moyens de connaissance, mais on peut se demander si le rôle des ambassadeurs ne s’est pas profondément modifié, s’il ne se situe pas plus au plan de l’explication et du commentaire qu’à celui de l’information. Par ailleurs, les facilités des communications permettent aux chefs d’État de se rencontrer bien plus facilement qu’auparavant. Tout chef d’État est aujourd’hui un grand voyageur. Ceci n’est pas étranger au thème général de cette chronique. Deux phénomènes se superposent : la personnalisation du pouvoir, l’importance des institutions internationales. Un exemple illustre spectaculairement cette superposition. Ce que l’on a appelé le « Nixon round » [NDLR 2023 : 7e session de l’accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) de 1973 à 1979] devait théoriquement, comme le « Kennedy round » [NDLR 2023 : 6e session du GATT de 1964 à 1967], se dérouler dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Puis les questions commerciales se sont révélées dans leur véritable nature, celle d’un simple paramètre, et les questions monétaires, militaires et finalement politiques se sont imposées. Du niveau d’une institution internationale, la confrontation s’est, très vite, située au plan des responsables politiques, c’est-à-dire des chefs d’État ou de gouvernement. Il n’y a pas dessaisissement des institutions internationales, mais retour aux autorités nationales des décisions les plus importantes.
La situation se trouve compliquée par le fait que chacun des deux super-grands – les signataires de l’accord du 26 mai 1972 sur la limitation de certains armements stratégiques – ne peut se contenter des garanties provisoires que lui apporte cette bipolarité militaire, et doit œuvrer dans une multipolarité politique où la puissance de ses armes n’est pas l’argument majeur.
Les limites de la « justice internationale »
Ce dessaisissement de facto des institutions internationales a eu une expression juridique avec la décision du gouvernement français de ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de Justice dans l’affaire ouverte par les plaintes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande contre les essais nucléaires français dans le Pacifique. Cette décision a soulevé certaines passions, alors qu’elle se pose en termes relativement simples.
– La Charte de San Francisco du 26 juin 1945, fondement de l’ONU a, dans ses articles 92 à 96, précisé les objectifs, le statut, les procédures de la Cour internationale de Justice.
– La Cour peut être saisie soit par commun accord des parties – ce qui ne fut pas le cas – soit du fait de l’acceptation antérieure par « l’accusé » de la « juridiction obligatoire de la Cour ». Le 10 juillet 1959, la France a officiellement accepté cette « juridiction obligatoire », et elle ne pouvait pas ne pas l’accepter, puisqu’en vertu de l’article 93 de la Charte, elle était, en tant que membre de l’ONU, « ipso facto partie au statut de la Cour internationale de Justice ».
– Mais, comme elle en avait le droit, elle avait formulé, le 20 mai 1966, une « réserve » qui, de cette « juridiction obligatoire », excluait « les différends concernant les activités se rapportant à la défense nationale ». Elle était donc en droit de se référer à cette « réserve » pour affirmer l’incompétence de la Cour. Sa décision n’aurait donc dû susciter aucune surprise, d’autant, en outre, qu’elle n’a pas signé le traité de Moscou du 5 août 1963 sur l’interdiction des essais nucléaires.
On pourrait discuter des arguments avancés par les deux gouvernements « accusateurs », ou rappeler que l’Australien Sir Macfarlane Burnet, prix Nobel de médecine a, le 17 mai 1973, dénoncé le « battage injustifié » et « véritablement hystérique » mené dans son pays contre des essais « extraordinairement peu dommageables ». Ce serait poser le problème sur le plan politique et s’engager dans des controverses. Dans le cadre de cette chronique, l’essentiel est de rappeler ses données juridiques. En fait, l’autorité d’une institution comme la Cour internationale de Justice est fonction du rôle que lui attribuent les États, qui restent souverains. Il n’y a, dans l’ordre international, rien de comparable au droit, à la justice, à la police tels qu’ils sont établis dans l’ordre national. C’est là une des données de base des relations internationales. Les institutions internationales sont au service des États, les États ne leur sont pas soumis. Il ne pourrait en être autrement que si les États décidaient de se dessaisir d’une part de leurs attributs et prérogatives au profit d’organismes supra-nationaux. On n’en est pas là dans un cadre régional déjà structuré sur des principes communautaires comme l’Europe occidentale. On en est encore bien plus loin sur le plan mondial.
Une seule voix pour l’Europe ?
Cette souveraineté des États explique les difficultés auxquelles se heurtent les Européens dans la préparation de la grande confrontation européo-américaine.
Le 8 mai 1973, le Parlement européen a tenu un grand débat sur l’offre de la nouvelle « charte atlantique » présentée le 24 avril 1973 par le Secrétaire d’État américain M. Henry Kissinger au nom du président Nixon. Les questions étaient considérables. À quelles conditions serait-il possible de mener, avec les États-Unis, une négociation d’ensemble qui engloberait à la fois le commerce, la monnaie, la défense, la diplomatie ? Dans quelle mesure faudrait-il institutionnaliser un dialogue permanent entre la Communauté européenne et les États-Unis (comme le souhaitait M. Hans-August Lucker, président du groupe démocrate-chrétien au Parlement européen), subordonner tout accord commercial ou industriel à l’intégration des forces militaires et à l’adoption d’une philosophie commune de la défense (comme le réclamait Lord Gladwyn Jebb, président du groupe libéral), ou donner (comme le suggérait M. Petersen, libéral) priorité à la pollution, à l’environnement, aux régions, aux problèmes de la jeunesse ? Le débat n’avait pas été suffisamment préparé, et, au nom de la Commission, son vice-président Sir Christopher Soames donna une réponse plus élaborée. Selon lui, un propos du Président Georges Pompidou définit l’esprit qui doit présider à la négociation : il serait absurde de concevoir une Europe construite en opposition avec les États-Unis, mais celle-ci n’en doit pas moins affirmer sa personnalité et la réalité de son existence. M. Soames, tout en trouvant « naturel » que le dialogue se soit engagé au niveau politique le plus élevé, souligna que les relations de la Communauté avec les États-Unis ne pouvaient être le simple prolongement des rapports bilatéraux, « que nous ne pouvons espérer être traités en égaux tant que nous ne parlerons pas vraiment d’une seule voix, tant que de larges lacunes subsisteront dans nos politiques communes ». Combler ces déficiences devrait, selon lui, être l’un des objectifs essentiels de cette Union européenne que les chefs d’État et de gouvernement ont, lors du « sommet » de Paris d’octobre 1972, demandé d’élaborer pour 1980. Il précisa ainsi ce que pourrait être une réponse des Européens à la position américaine : « Oui au dialogue, mais à un dialogue dans lequel l’Europe apparaîtra unie, où la Communauté saura s’exprimer en tant que telle et se montrera capable d’être, vis-à-vis des plus grandes puissances, un partenaire égal ».
Ceci suppose une volonté. C’est ce qu’a rappelé M. Jobert en critiquant, le 15 mai 1973 à Bruxelles, une communication rédigée par la Commission sur la tactique à suivre dans ces négociations. Selon lui, « il n’y a de possibilité de négociation que sur les bases définies en 1972 : réciprocité des concessions et équilibre des avantages », et « les négociations commerciales n’ont de sens que si des perspectives existent d’un retour à la convertibilité du dollar en d’autres monnaies et de la reprise de la marche vers l’union économique et monétaire », cependant que les « 9 » doivent marquer « solennellement leur attachement à l’existence d’un tarif commun qui a une signification non seulement économique mais politique ». Une nouvelle déclaration de la Commission a tenu compte de ces critiques de M. Jobert.
Mais les difficultés ne sont pas surmontées pour autant. La similitude des formules ne doit pas faire illusion. En 1964-1967 le « Kennedy round » avait un objectif purement tarifaire : il se déroula dans le cadre du GATT, et la Communauté économique européenne (CEE) s’y exprima par une voix unique, celle de M. Jean Rey, alors président de la Commission. Si l’objet officiel du « Nixon round » est commercial, il se situe au cœur d’un ensemble dont ne peuvent être séparées les autres questions. Négociation multilatérale ? Négociations bilatérales ? Unicité du débat ou discussions distinctes selon les problèmes ? On n’en est pas encore à ce stade, et pour l’heure, seuls des principes ont été affirmés :
– Les 1er et 2 mai 1973, MM. Brandt et Nixon ont affirmé la nécessité d’une « association équilibrée » entre les États-Unis et l’Europe.
– Le 3 mai, dans son « Message sur l’état du monde », M. Nixon a invité l’Europe à accepter un système économique « plus équitable pour les États-Unis », et laissé entendre qu’elle devrait atténuer son « protectionnisme » pour continuer à bénéficier de la protection nucléaire américaine.
– Le 15 mai, à la session du Mouvement européen, M. Heath a préconisé une redéfinition des rapports avec l’Amérique.
– Lors de ses entretiens des 21-22 mai avec M. Heath, M. Pompidou a défendu la priorité d’un règlement monétaire international dans la négociation tarifaire.
– À Reykjavik, MM. Pompidou et Nixon ont confronté leurs vues et dégagé à la fois leurs accords et leurs désaccords, et ouvert une phase de discussions qui, au niveau ministériel, permettra de préciser les procédures.
Il est trop tôt pour tirer de ces entretiens bilatéraux des conclusions quant aux conditions dans lesquelles s’engageront les négociations entre l’Europe et les États-Unis. Début juin, la situation pouvait se résumer ainsi :
– Le président Nixon souhaiterait traiter le remodelage des relations des États-Unis avec l’Europe de façon globale, sous forme de « package » lui permettant d’utiliser au mieux, pour la défense de ses intérêts économiques, sa présence militaire en Europe.
– Si l’« affaire du Watergate », l’inflation, la crise d’énergie qui menace, la démagogie du Congrès et de plusieurs syndicats protectionnistes, la mauvaise tenue de la Bourse de New York ne sont pas des points forts dans le jeu du président Nixon, l’économie américaine est en pleine prospérité. Si, pour le premier trimestre, le déficit de la balance des paiements a dépassé 10 milliards de dollars, la balance commerciale est presque en équilibre, ce qui permet, dans les milieux officiels de Washington, de parler du « caractère artificiel » d’une « crise spéculative ».
– M. Georges Shultz, secrétaire au Trésor et M. John Connaly, nouveau conseiller spécial du président Nixon, sont partisans d’une politique ferme à l’égard de l’Europe et du Japon, et ils ont l’appui du Congrès.
– Face à ces handicaps, ceux de l’Europe n’apparaissent pas moins sérieux, le principal étant qu’elle est toujours un ensemble d’intérêts particuliers. Prenant à rebours le dicton qui fait juger une chaîne sur son maillon le plus faible. M. Nixon semble disposé à la juger selon son point de résistance maximale, c’est-à-dire M. Pompidou.
– M. Nixon est opposé au dégagement militaire d’Europe. Il pourrait y être amené s’il avait la conviction que le maintien de quelques divisions américaines en Europe ne constituait plus un argument suffisant pour obtenir les concessions économiques qu’il souhaite.
Que deviennent ces institutions que sont le GATT, l’OCDE et l’Otan ? Nul n’en parle. Quant à la Communauté européenne, elle reste affrontée à des problèmes qu’elle ne parvient pas à résoudre. En mai encore, elle a dû renoncer à définir une politique commune de l’énergie, à préciser ses vues quant au programme social qui, selon le « sommet » de Paris, devait entrer en œuvre le 1er janvier 1974, à faire avancer les discussions sur la politique régionale.
Les dix ans de l’Organisation de l’unité africaine (OUA)
L’OUA a fêté son dixième anniversaire lors de la réunion que les ministres des Affaires étrangères des 41 États-membres ont tenue à Addis-Abeba fin mai. Depuis sa création, deux questions n’ont cessé de la préoccuper : la réalisation de l’unité africaine et l’accélération du processus de décolonisation du continent noir. Aujourd’hui encore, ces deux soucis présentent un caractère obsessionnel pour la majorité des chefs d’État membres de l’Organisation. Mais deux nouveaux centres d’intérêt ont fait leur apparition : la situation au Moyen-Orient, surtout depuis le conflit de 1967, et la recherche de l’indépendance du tiers-monde africain.
Elle a joué un rôle positif dans la « guerre des sables » qui, à l’automne 1963, opposa le Maroc et l’Algérie, elle s’efforça d’en jouer un dans les conflits frontaliers qui opposent la Somalie à l’Éthiopie et au Kenya. Mais elle est restée indifférente, du moins en apparence, lors de la guerre civile nigéro-biafraise, lors du conflit qui opposa le gouvernement de Khartoum aux séparatistes du sud du Soudan, lors des troubles du Rwanda et du Burundi. Elle a dû se contenter de protestations verbales à l’égard du Portugal, de la Rhodésie et de la République sud-africaine. Le quart de la superficie du continent africain reste placé sous domination blanche.
C’est sous le prétexte de l’occupation par les troupes israéliennes d’une partie du territoire égyptien que l’OUA a pris position face au conflit du Moyen-Orient. Six États d’Afrique noire (Ouganda, Tchad, Niger, Mali, République populaire du Congo et Burundi) ont rompu leurs relations avec Israël. Ce conflit a dominé les travaux de la conférence d’Addis-Abeba. Les États arabes en sont sortis vainqueurs, puisqu’ils ont obtenu une condamnation d’Israël et une résolution demandant des mesures collectives ou individuelles contre lui s’il maintient son refus d’évacuer le territoire égyptien. Reste à savoir quelle suite concrète sera donnée à cette résolution, dont l’élaboration a été si longue qu’aucun problème spécifiquement africain n’a été abordé.
Le droit de la mer
Dans le même temps, la « guerre de la morue » a pris un tour préoccupant lorsque, le 26 mai 1973, un garde-côte islandais a ouvert le feu sur un chalutier britannique qui pêchait dans les eaux territoriales dont la largeur, fixée unilatéralement par Reykjavik, est contestée par Londres. Un tel conflit s’était déjà produit en 1958. Des États comme le Brésil, l’Argentine et le Maroc ont pris unilatéralement des décisions du même ordre, le Canada vient d’annoncer qu’il allait porter à 200 milles la zone où il se réserve des droits de pêche exclusifs. Le 1er septembre 1972, l’Islande a décidé de porter de 12 à 50 milles la limite de ses eaux territoriales. La Cour de La Haye, dont la compétence n’a pas été reconnue par Reykjavik, a refusé d’admettre cette extension unilatérale, mais elle a limité le volume des prises autorisées dans ce secteur. Certains États (France, Allemagne, URSS) ont fait preuve de prudence, mais les Anglais, habitués à ne pas se laisser dicter la loi sur la mer, ont choisi de ne rien changer à leurs habitudes.
Le Secrétaire général de l’Otan (à laquelle appartiennent les deux pays) a offert ses bons offices (comme M. Spaak en 1958). Le président du Conseil de sécurité de l’ONU a entendu les doléances des deux parties. L’Islande utilise son importance stratégique pour obtenir l’appui des États-Unis, en remettant en question la présence des forces américaines sur la base de Keflavik. Il est possible qu’une solution amiable soit trouvée, mais un grand problème n’en restera pas moins posé : aucune instance internationale ne peut, à propos du « droit de la mer », élaborer une réglementation concernant la limite des eaux territoriales. Cela illustre cette souveraineté totale des États, à laquelle nous faisions allusion au début de cette chronique. ♦
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) : crise ou mutation ?
Crise ou mutation ? Une chose est sûre : le CICR traverse une phase difficile de sa longue histoire au service de l’humanité. Les difficultés rencontrées par l’institution genevoise et que n’a pas manqué de relever, parfois en termes sévères, la presse internationale, par exemple à propos du Vietnam ou du Biafra, ont contribué à accentuer le malaise. Mais avant de tenter d’analyser les raisons de ce malaise, peut-être serait-il préférable de cerner davantage la personnalité et le rôle du CICR.
Bien que l’instauration d’une paix mondiale demeure le but suprême de la communauté internationale, celle-ci n’est pas encore parvenue à mettre fin aux conflits et à leurs terribles effets. Les populations civiles en particulier sont aujourd’hui les victimes les plus durement touchées : villages rasés, cultures anéanties, familles dispersées, avec, pour conséquences directes, la fuite, la déportation, la captivité, fa faim, la maladie quand ce n’est pas la mort.
Parmi les organisations privées appelées à atténuer les souffrances imposées par la guerre, le CICR figure en bonne place. Institution neutre et indépendante, ayant son siège à Genève, il agit auprès des belligérants afin d’apporter protection et assistance aux victimes tant civiles que militaires, et cela sur deux plans distincts mais complémentaires.
D’une part, le CICR est le promoteur d’initiatives visant à assurer une meilleure protection juridique aux victimes de la guerre. D’autre part, il conduit, sur le champ des hostilités, des opérations d’assistance qui nécessitent parfois la mise en œuvre de moyens considérables en hommes et en matériel. Prisonniers de guerre, internés civils, détenus politiques, blessés et malades, populations déplacées ou en territoire occupé, en d’autres termes toutes personnes tombées au pouvoir de leur ennemi attendent du CICR un secours rapide et efficace.
Le CICR s’est d’abord efforcé de transformer la condition des victimes de la guerre par le droit. C’est ainsi que, sous son impulsion, ont été établies les conventions de Genève. Partant des blessés militaires pour en arriver finalement aux civils, elles ont progressivement codifié le traitement qu’un belligérant doit réserver à ceux de ses ennemis que le sort des armes a fait tomber entre ses mains.
Malgré l’ampleur qu’elles ont prise en près de 100 ans, les Conventions de Genève ne couvrent pas tout le champ des détresses humaines. En outre, leur dernière révision remonte à 1949. Elles ont donc aujourd’hui plus de 20 ans d’âge. C’est pourquoi le CICR s’est engagé depuis peu dans une nouvelle étape du développement du droit humanitaire. Dans ce but, il a pris l’initiative de réunir deux Conférences d’experts gouvernementaux, qui se sont tenues à Genève, la première en 1971, le seconde en mai 1972. Une conférence diplomatique, prévue pour 1974, sera convoquée par le Gouvernement suisse pour étudier et adopter les nouveaux protocoles additionnels aux Conventions de Genève.
Ces efforts devraient aboutir à une garantie de meilleure protection pour toutes les victimes des conflits, en particulier les populations civiles, les malades et les blessés. Un progrès est également attendu dans le domaine des guerres civiles et troubles intérieurs, formes de conflits auxquelles pourraient s’appliquer aussi certaines régies jusque-là réservées aux conflits armés de caractère international.
Protéger des prisonniers de guerre, des internés civils, des détenus politiques, cela signifie d’abord « droit de visite ». Le CICR envoie à travers le monde des délégués qui visitent les hôpitaux, les camps, les prisons, les lieux de travail où se trouvent des prisonniers. Mission délicate : il faut s’occuper d’ennemis souvent méprisés, déceler le vrai au travers d’apparences parfois trompeuses. Quand l’alimentation, le logement, le traitement, les conditions de travail des captifs ne sont pas ce qu’ils devraient être, le CICR intervient alors auprès de la puissance détentrice pour obtenir les améliorations nécessaires.
Malgré toutes les difficultés que l’on devine, les délégués du CICR ont eu accès, pendant les cinq dernières années à plus de 750 lieux de détention dans le monde. Pour ce qui est des seuls prisonniers de guerre, au Moyen-Orient par exemple, plus de 6 000 d’entre eux ont pu être visités depuis les événements de 1967 et, pour la plupart, rapatriés par les soins du CICR. De plus, quelque 3 000 détenus civils arabes sont actuellement visités régulièrement par les délégués de la Croix-Rouge internationale en Israël et dans les territoires occupés.
Par ailleurs, l’absolue neutralité du CICR et sa discrétion, conditions sine qua non de la réussite de sa mission, lui ont permis, au cours de la dernière décennie, d’intervenir dans les prisons de plus de 50 pays dans le monde, principalement en Amérique latine et en Afrique, où plus de 100 000 détenus politiques ont reçu la visite de ses délégués.
Avant la Croix-Rouge et les Conventions de Genève, avant que le Suisse Henry Dunant (1), fondateur du CICR ne s’émeuve, sur le champ de bataille de Solférino, du sort des blessés, il était pratiquement impossible de connaître la destinée d’un homme tombé aux mains de l’ennemi. Ni sa famille, ni les autorités de son pays ne pouvaient savoir s’il était mort en combattant et jeté, cadavre anonyme, dans une fosse commune, s’il était vivant, blessé dans un hôpital ou dans un camp de prisonniers.
Dès les premières années de son activité, le CICR a réussi à obtenir des belligérants des listes de blessés et de prisonniers. C’est l’origine d’un des services les plus méconnus et pourtant l’un des plus importants de l’institution : l’Agence centrale de recherches. Après un siècle de travail ininterrompu, elle aligne aujourd’hui plus de 45 millions de fiches représentant 15 M de cas individuels.
Enregistrant et transmettant les renseignements obtenus sur les prisonniers de guerre, les civils internés, les personnes libérées ou rapatriées, l’Agence recherche également les civils et militaires portés disparus au cours des conflits, et renseigne leurs familles. Elle établit des attestations de captivité et des certificats de décès. Et quand les voies de communication normales sont coupées, elle achemine les messages, transmet des nouvelles entre les civils séparés par les événements, entre les prisonniers et leurs proches.
Dans le sous-continent indien, à la suite du conflit indo-pakistanais, l’Agence a enregistré les noms d’environ 93 000 prisonniers de guerre. En outre, elle a transmis, durant le premier semestre de l’année dernière, près d’un million et demi de messages civils et de lettres entre le Pakistan et le Bangladesh, ainsi qu’entre l’Inde et le Pakistan.
Quand des armées et des populations de pays entiers ont elles-mêmes besoin d’aide, comment pourraient-elles nourrir, loger, soigner, vêtir les prisonniers et les internés ? La guerre oblige parfois des autorités à soumettre leur propre population, déjà coupée du reste du monde, leurs propres soldats, leurs propres travailleurs, à des restrictions draconiennes. Dès lors, des secours s’imposent. Apporter cet indispensable complément de nourriture, de vêtements, de médicaments, c’est aussi une des tâches traditionnelles du CICR. Bien souvent, en effet, il est le seul à pouvoir franchir l’enceinte des barbelés, traverser un blocus ou circuler librement dans une zone occupée.
Les délégués doivent alors déterminer avec précision quels secours sont les plus urgents, dans quelles quantités, et comment organiser leur distribution. Les rapports qu’ils envoient à Genève permettent ensuite à la direction de l’institution de trouver les secours demandés, le pays affecté ou ses alliés étant d’ailleurs parfois à même de les fournir. Plus souvent, il faut faire appel aux Sociétés nationales de la Croix-Rouge des pays restés à l’écart du conflit, aux Gouvernements et aux institutions les plus diverses.
Finalement, ce sont parfois des quantités de secours parfois gigantesques qu’il faut acheminer le plus rapidement possible, juste au moment où les moyens de transport sont rares, en des endroits où la guerre a tout désorganisé. Il faut quelquefois de véritables flottes maritimes ou aériennes, comme ce fut le cas pour la guerre du Biafra ou du Bangladesh.
Les difficultés de financement du CICR sont dues principalement au fait que certaines dépenses peuvent être prévues, tandis que d’autres ne peuvent l’être.
Les activités des délégués dans les camps de prisonniers, le travail des juristes qui codifient la protection juridique pour l’amélioration du sort des victimes des conflits, les frais de recherche des disparus, de réunions de famille et de transmission de messages s’inscrivent dans la première catégorie.
Les dépenses entraînées par les opérations de secours d’urgence, lorsqu’il faut assurer soudainement l’envoi de nombreuses équipes médicales et de milliers de tonnes de médicaments, de vivres et de vêtements, appartiennent à la seconde. Or, il est évident que le CICR doit être à même de financer aussi bien ses missions permanentes que ses interventions d’urgence.
Pour l’aspect financier, voici comment se répartissent les dépenses de l’institution :
1) frais permanents correspondant à l’activité du personnel permanent. Ces dépenses sont prévisibles comme n’importe quelle entreprise ;
2) frais temporaires correspondant à l’activité de collaborateurs engagés en raison de conflits de plus ou moins longue durée. Même si ces frais risquent de varier, il est possible, pour le CICR, de les prévoir dans son budget annuel ;
3) dépenses pour actions de secours imprévues, étant par conséquent « hors budget ».
Pour ce qui est des deux premières catégories, elles sont couvertes par des contributions des Gouvernements et des Sociétés nationales de la Croix-Rouge. Pour sa part la Confédération suisse verse une contribution annuelle d’environ 10 M de francs pour les frais permanents et participe à la couverture des frais temporaires jusqu’à concurrence de 6 M environ de francs par an. En ce qui concerne la troisième catégorie, ces dépenses sont couvertes par des appels « ad hoc ».
Voilà donc, sommairement définies, la « personnalité » et les tâches du Comité International de la Croix-Rouge qu’il faut bien se garder de confondre avec la Ligue des Sociétés Nationales de la Croix-Rouge. Si le premier est davantage l’organe « politique » de la Croix-Rouge internationale chargé de veiller à l’application des Conventions de Genève en cas de conflit, la seconde a un caractère plus « civil » et intervient, notamment, dans le cas de catastrophe naturelle pour venir en aide aux populations éprouvées.
* * *
Pourquoi le CICR éprouve-t-il aujourd’hui des difficultés ? Les raisons ne manquent pas. Nous nous bornerons donc à nous efforcer d’en dégager les principales.
D’abord le recrutement des hommes qui doivent aller sur « le terrain ». « On trouve sans doute des volontaires, soulignait récemment un membre du CICR, M. Jacques Preymond. Il est vrai que de nombreux jeunes se sont proposés pour servir au Nigeria, au Bangladesh ou au Moyen-Orient. Leur dévouement, auquel se mêle un goût certain de l’aventure, n’est pas contestable. Mais on peut, en revanche, sur la base d’observations précises, s’interroger sur leurs qualifications ».
L’action humanitaire ne peut être conduite d’une manière efficace par des romantiques qui trouvent dans cet engagement un moyen d’échapper aux contraintes de la vie quotidienne et font de la charité un alibi de la politique. Or, il faut reconnaître que le CICR, faisant flèche de tout bois, a engagé trop souvent sur le terrain des hommes insuffisamment préparés et qui n’avaient ni la compétence, ni la maturité nécessaires pour traiter avec les gouvernements et avec les cadres militaires qui sont leurs interlocuteurs directs.
« Ces insuffisances individuelles, reconnaissait encore son vice-président M. Jacques Freymond dans une autocritique pertinente de l’institution genevoise, qui s’expliquent par la difficulté de recrutement, compliquent les relations avec les gouvernements, compromettent certaines actions et ternissent l’image du CICR au moment même où la communauté internationale reconnaît l’importance de son rôle ».
Il n’est par conséquent plus possible d’improviser comme on l’a trop souvent fait jusqu’à présent.
Autre raison de la situation présente : depuis un certain temps, les structures de décision se sont progressivement déplacées du Comité lui-même, formé exclusivement de citoyens suisses au nombre de 17 et dont ses membres étaient trop souvent éloignés de la réalité des événements telle qu’elle se traduisait au niveau des collaborateurs permanents. Situation ambiguë à laquelle il convenait de mettre un terme.
D’autre part, compte tenu de l’évolution rapide et permanente de la situation politique dans le monde, le besoin d’avoir au Comité de véritables « professionnels » s’est de plus en plus affirmé, que ce soit pour les cadres permanents ou pour les délégués travaillant sur « le terrain ».
Enfin, et ce n’est pas le moindre des facteurs, on a constaté un rajeunissement des cadres. La moitié des « permanents » ont maintenant moins de 40 ans. Et leur façon de voir et d’analyser les problèmes internationaux est souvent loin de coïncider avec celle, nettement plus traditionnelle, des anciens.
Une profonde réforme des structures s’imposait.
Réalisée sur le papier, elle devrait entrer dans la réalité le 1er juillet 1973. Cette nouvelle structure est l’aboutissement des recommandations d’un spécialiste bernois des problèmes d’organisation, le professeur Probst, auquel le Comité avait confié le soin de soumettre des propositions en vue de faire sortir le CICR des contradictions dans lesquelles il s’était enlisé et qui freinaient son action. Ces recommandations ont été étudiées par un comité ad hoc qui a élaboré des mesures d’application et qui était présidé par un ancien président de la Confédération helvétique, M. Max Petitpierre, lui-même membre du Comité.
D’abord – et ceci n’a « officiellement » rien à voir avec cela – l’actuel président du CICR, un banquier genevois, M. Marcel Naville, ne sollicitera pas, le 1er juillet, le renouvellement de son mandat.
Ensuite, le comité va se scinder en deux organes distincts mais complémentaires. D’une part, un « conseil exécutif », formé de 7 membres, qui aura pour tâche principale la conduite de l’action directe sur le terrain ainsi que l’élaboration d’une politique humanitaire à court et à moyen terme. D’autre part, une « assemblée », composée de 25 membres au maximum et dont le rôle sera principalement de déterminer les objectifs à long terme et la doctrine de l’institution.
Si on ne connaît pas encore le nom du futur président de l’assemblée, celui de la personnalité qui dirigera le conseil exécutif est d’ores et déjà acquis, pour de nombreux observateurs. Il s’agit d’un Genevois, M. Roger Gallopin, ancien directeur général de l’institution et membre du Comité. « Ce n’est pas tout à fait l’homme nouveau auquel on aurait pu s’attendre » a-t-on entendu dire à Genève. On peut rétorquer que, par sa longue expérience, tant sur le plan de la Croix-Rouge que sur celui de la conduite des hommes, M. Gallopin est en meilleure position pour s’appuyer sur ces cadres rajeunis que ne pourrait le faire quelqu’un de l’extérieur. Quelqu’un de nouveau, certes, mais n’ayant pas derrière lui la pratique d’un quart de siècle passé au service de la Croix-Rouge.
C’est probablement ce pari qu’ont voulu tenir les membres du Comité en rappelant M. Gallopin à la tête du CICR. L’avenir dira si ce pari a été gagné. Alors, crise ou mutation ? C’est davantage, selon nous, dans le second terme qu’il convient d’expliquer la situation présente du Comité dont la devise, sur le champ de bataille, a été et restera : Inter arma caritas. ♦
(1) Dans son n° 653 de mai 1973, la Revue internationale de la Croix-Rouge (7, avenue de la Paix - CH - 1211 Genève) publie un excellent article de Pierre Boissier, directeur de l’Institut Henry-Dunant : « Florence Nightingale et Henry Dunant - Convergences et divergences » qui, entre autres, rappelle l’origine de la fondation de la Croix-Rouge.