Défense dans le monde - États-Unis : le rapport annuel du Secrétaire à la Défense ; le passage à l'Armée de métier - République fédérale d'Allemagne : la jeunesse et le service militaire - Islande : les relations entre l'Islande et l'Otan - Amérique latine : Cuba et les mouvements extrémistes en Amérique latine - URSS : les ventes soviétiques d'uranium enrichi
États-Unis :
Le rapport annuel du Secrétaire à la Défense
M. Elliot Richardson, alors Secrétaire à la Défense (1), a présenté le 3 avril 1973 son rapport annuel devant la commission des crédits militaires de la Chambre des Représentants. Complément logique du programme de politique étrangère du président Richard Nixon, ce rapport définit la politique militaire américaine pour la période 1974-1978 et précise plus particulièrement la situation des forces armées au cours de la prochaine année budgétaire.
Les objectifs fondamentaux de la politique de défense américaine sont l’application des principes énoncés chaque année par le président Nixon dans son rapport de politique étrangère et réaffirmés récemment tant par lui que par MM. le secrétaire d’État William Rogers et le conseiller à la Sécurité nationale Henry Kissinger. Traduisant ces principes en termes militaires, M. Richardson subordonne la politique de son département aux impératifs suivants :
– maintenir une force nucléaire stratégique à un niveau « suffisant » de dissuasion ;
– mettre sur pied, de concert avec les autres pays du monde libre, des forces d’emploi général capables d’empêcher ou de retarder le recours aux forces nucléaires stratégiques ;
– aider les amis ou alliés des États-Unis à renforcer leur capacité d’autodéfense par un programme approprié d’assistance militaire ;
– faire un effort soutenu en matière de recherche et de développement afin de conserver aux États-Unis leur avance technologique.
Face à la menace soviétique et, à plus long terme, chinoise, la parade américaine repose sur un ensemble de forces (2 232 000 hommes) destinées – avec l’aide alliée – à dissuader toute agression de quelque type et de quelque niveau qu’elle soit en tout point du monde. Au service de cette stratégie globale concourent les forces nucléaires stratégiques et les forces d’emploi général.
• Dans le domaine des forces stratégiques, la notion de « suffisance » succédant aux notions antérieures de « supériorité », puis de « parité », implique le maintien d’un niveau de forces tel que, d’une part, il assure aux États-Unis une capacité de seconde frappe et que, d’autre part, il ne puisse être interprété par l’adversaire comme une menace contre sa sécurité.
Le nombre de vecteurs des forces stratégiques offensives n’a pas augmenté depuis l’an dernier : 1 054 SSBS (Sol-sol balistique stratégique), 656 MSBS (Mer-sol balistique stratégique) et 498 bombardiers intercontinentaux. En revanche, le nombre de charges transportées s’accroîtra notablement par suite de la modernisation – non limitée par les accords SALT (Strategic Arms Limitation Talks) – de ces forces. Les 136 derniers SSBS LGM-30G Minuteman III à trois têtes MIRV (Multiple independently targetable reentry vehicle) du programme de conversion des 550 LGM-30 Minuteman I seront commandés ; le remplacement des MSBS UGM-27 Polaris par des UGM-73 Poseidon à dix têtes MIRV sur 31 Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sera achevé avec la transformation des cinq derniers sous-marins. De même, les bombardiers Boeing B-52 Stratofortress et General Dynamics F-111 Aardvark continueront à être progressivement équipés de missiles air-sol AGM-69 SRAM dont on prévoit d’acheter 1 500 exemplaires destinés à armer 17 escadrons de bombardiers. Par ailleurs, les États-Unis accentuent le développement des systèmes d’armes de la fin de la décennie. Sont prévus en particulier 1,712 milliard de dollars pour le programme ULMS-Trident et 474 millions pour le développement du bombardier Rockwell B-1 Lancer, contre respectivement 942 et 445 M au cours de l’année budgétaire 1972-1973.
Les forces stratégiques défensives, dont le niveau et le déploiement ont été limités par les accords SALT sur les Anti-ballistic missile (ABM), seront également améliorées sur le plan qualitatif. 402 M sont destinés au système de défense ABM Safeguard, au lieu de 1,4 Md l’année dernière ; cette économie résulte de l’arrêt des travaux sur le site de Malmstrom, sans qu’aucun crédit ne soit reporté sur la défense de Washington ; par contre l’aménagement du site de Grand Forks sera achevé. Concurremment, un effort important est consenti en ce qui concerne le Système de détection et de commandement aéroporté (AWACS) et la poursuite du programme de PC volant [NDLR 2023 : le futur Boeing E-3 Sentry].
• Les forces d’emploi général prennent, aux yeux du Pentagone, une importance particulière dans le contexte stratégique actuel, l’accession des Soviétiques à la parité nucléaire avec les États-Unis d’une part, la supériorité numérique sans cesse croissante de leurs forces conventionnelles d’autre part, augmentant le risque de conflits « non nucléaires ».
Les forces terrestres d’active (armée de terre et Corps des Marines) comprendront 16 divisions comme en 1973, bien que leurs effectifs doivent subir une déflation d’effectifs d’environ 20 000 hommes. Mais elles bénéficieront d’un effort de modernisation et recevront notamment au cours de l’exercice budgétaire 480 chars de combat M-60 A1 Patton, tandis que la fabrication des missiles sol-sol MGM-52 Lance sera poursuivie. Au moment où les forces d’active réduisent leurs effectifs et se convertissent en armée de métier, les forces de réserve seront valorisées. Fortes de 683 000 hommes, elles constitueront au 30 juin 1974, 8 divisions de la Garde nationale et 21 brigades indépendantes de la Garde nationale et de la réserve de l’US Army auxquelles s’ajoute la 4e Division de réserve de l’USMC.
Les forces aériennes tactiques d’active disposeront au 30 juin 1974 de 3 935 chasseurs-bombardiers, répartis en 68 escadrons de l’US Air Force, 70 de la Navy et 25 de l’USMC. Elles recevront 77 chasseurs de supériorité McDonnell Douglas F-15 Eagle, 72 intercepteurs Grumman F-14 Tomcat et McDonnell Douglas F-4E Phantom II, 42 chasseurs d’assaut LTV A-7 Corsair II et 15 avions d’assaut tout temps Grumman A-6 Intruder. Les forces aériennes de la réserve et de la Garde nationale seront également modernisées par l’apport de Republic F-105 Thunderchief, de F-4E et de A-7 en provenance des unités d’active.
Les forces navales comporteront à l’issue du prochain exercice 15 porte-avions, 76 sous-marins d’attaque dont 64 à propulsion nucléaire, 164 croiseurs, frégates, destroyers et escorteurs ainsi que 65 bâtiments amphibies. Une nouvelle fois, la Navy bénéficie d’un budget supérieur à celui des deux autres armées ; elle pourra ainsi en particulier consacrer 657 M de dollars à la construction du 4e porte-avions nucléaire, le CVN-70 [NDLR 2023 : le futur USS Carl Vinson], 591 M à l’acquisition de sept destroyers du type Spruance. 922 M à l’achat de cinq sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire (SNA) de classe Los Angeles, et 187 M à la refonte de trois frégates.
Ainsi, tout en s’adaptant avec réalisme à l’évolution de la situation stratégique dont les faits marquants ont été depuis l’an dernier la conclusion des accords SALT et la fin de l’engagement militaire au Vietnam, la politique de défense des États-Unis se caractérise par sa continuité. Ce trait apparaît aussi bien au niveau des principes qu’à celui des options budgétaires et des programmes majeurs d’équipement des forces : l’Administration Nixon, loin de céder aux tendances néo-isolationnistes de l’opposition intérieure, entend maintenir un potentiel de défense suffisant pour préserver, en coopération avec les alliés des États-Unis, la sécurité du monde libre et pour assurer au camp occidental une position de force dans les négociations en cours.
Le passage à l’armée de métier
La loi autorisant le gouvernement à recourir à la conscription expirera le 30 juin 1973. Avec cinq mois d’avance sur les prévisions, le secrétaire à la Défense a annoncé le 27 janvier 1973 la fin des appels sélectifs aux États-Unis, précisant toutefois que l’organisation du « Selective Service System » actuellement en place serait temporairement maintenue pour permettre un recours rapide à la conscription en cas d’urgence.
La déclaration du secrétaire à la Défense d’alors, M. Melvin Laird, faite le jour même de la fin de l’action américaine au Vietnam, est l’aboutissement d’une étude menée en 1970, sur la demande du président Nixon, par un groupe d’experts : la Commission Gates. M. Nixon tenait ainsi une promesse électorale qui devait se révéler payante par la suite : celle de réviser les modalités de la loi sur le service sélectif, impopulaire en raison de son injustice. Il ordonnait, parmi d’autres mesures, l’étude d’un projet visant à moyen terme à organiser un service militaire basé uniquement sur le volontariat.
La Commission Gates avait conclu qu’une armée de métier était souhaitable et réalisable sans un accroissement exagéré des dépenses. Elle était souhaitable en effet. La guerre au Vietnam se prolongeant, le système d’appel sélectif était devenu réellement impopulaire parmi la jeunesse. Ses inégalités (et notamment le risque, pour certains seulement, d’être envoyé sur les théâtres extérieurs) et son injustice réelle servaient en particulier de prétextes pour créer et entretenir un climat de trouble sur les « campus » universitaires. Quant au coût de l’opération, il semble qu’il ait été très sous-estimé : les experts avaient envisagé un accroissement des dépenses de l’ordre de 3,3 Md$ qui est déjà largement dépassé.
La décision est prise néanmoins, les armées des États-Unis vont vivre sans appelés. En juillet 1974, elles compteront 2 232 000 soldats de métier dont 804 000 hommes pour l’US Army, 666 000 pour l’USAF, 566 000 pour l’US Navy et 198 000 pour l’USMC (2). Mais la facture est élevée et un certain nombre de problèmes se posent, notamment à propos des points suivants : recrutement des personnels à technicité élevée, entretien des effectifs de l’infanterie, qui attire peu de volontaires, entretien des réserves jusqu’alors alimentées par un volontariat très souvent motivé par la possibilité d’éviter, grâce à lui, le service actif et l’envoi au Vietnam.
L’US Army a déjà défini les grandes lignes d’un programme qui doit lui permettre de surmonter ces difficultés et d’atteindre, puis d’entretenir le volume prévu pour elle de 804 000 h soit 13 divisions (3 blindées, 4 mécanisées, 6 aéromobiles). Ce programme comporte quatre points : réorganisation des structures, modernisation des équipements, effort pour un recrutement de qualité et amélioration de la condition militaire, enfin recrutement des réserves.
La réorganisation visera, entre autres, à augmenter l’efficacité des unités de l’avant : 43 % des hommes devraient être disponibles dans les armes de mêlée contre 22 % au Vietnam. En compensation, les personnels féminins verront leur champ d’activité étendu et des fonctions administratives plus nombreuses seront attribuées aux personnels civils. L’effort de modernisation a déjà abouti à de nombreux programmes. Ils visent à développer la mobilité stratégique et tactique, les possibilités de la surveillance et des transmissions, ainsi que la puissance du feu en même temps qu’ils recherchent la simplification des systèmes d’armes.
Cependant si la réorganisation et la modernisation ne présentent pas de difficultés majeures et sont, au contraire, des stimulations bénéfiques, les problèmes du recrutement et de l’entretien des effectifs sont moins faciles à résoudre. Un effort de propagande important et coûteux a dû être consenti en faveur du recrutement, mais c’est peut-être l’amélioration de la condition militaire qui a comporté les charges les plus lourdes. L’US Army a déjà consacré à cette seule fin 3,2 Md$ et espère en obtenir encore 3,5 nouveaux. C’est sur les primes et les soldes que l’effort est le plus important. Dans les unités combattantes, la prime actuellement de 1 500 $ sera porté à 3 000 $. Dans certaines spécialités (radars, informatique), la prime de rengagement pourrait être augmentée d’un tiers et atteindre 15 000 $, l’US Army estimant qu’à défaut d’une telle mesure, 5 000 de ses techniciens la quitteraient pour entrer dans le secteur privé.
La formation des réserves prend dans le nouveau système une importance primordiale. Auparavant, en effet, de nombreux jeunes souscrivaient un engagement à leur titre, pour échapper à l’incorporation dans l’active et l’envoi au Vietnam. Les effectifs budgétaires de 660 000 réservistes étaient alors largement atteints. Depuis la fin du conflit et la suppression des appels, il n’en est plus de même et les réserves souffrent actuellement d’un déficit de 35 000 h qui promet d’empirer. Pour pallier cette situation, l’US Army a été amenée à prendre un certain nombre de mesures : intensification des campagnes en faveur des engagements et amélioration des primes, revalorisation des matériels (2,1 Md ont déjà été obtenus), étalement sur toute l’année des périodes portées à vingt et un jours et qui seront considérées comme journée de travail dans l’entreprise.
En définitive, les forces armées américaines ont su assurer leur conversion dans les délais et sensiblement au niveau d’effectifs prévu. Un enseignement doit être tiré de cette opération : son coût qui, à la vérité, n’a pas encore été chiffré avec précision. Un autre point préoccupant est celui de l’entretien de réserves suffisantes pour assurer la mobilisation totale du pays en cas de crise. Il ne semble pas que le Pentagone se soit arrêté dans ce domaine à une solution qu’il juge satisfaisante.
République fédérale d’Allemagne (RFA) : la jeunesse et le service militaire
Au moment où le service militaire suscite en France de multiples débats, il est intéressant de noter que le République fédérale d’Allemagne connaît des problèmes du même ordre. La publication d’un rapport rédigé à la demande du ministère fédéral de la Défense sur les « Opinions et attitudes de la jeune génération à l’égard de la Bundeswehr et du service militaire dans la République fédérale » a connu un certain retentissement dans les milieux militaires et politiques allemands. Il apporte quelques éléments dignes d’être relevés.
Réalisé par un sociologue appartenant au service de prospective du ministère fédéral de la Défense et par un membre d’un cercle d’études de Munich, ce rapport a utilisé les résultats de plusieurs enquêtes dans des milieux variés.
Dans ses conclusions, il constate essentiellement que la critique et la condamnation du militarisme ainsi que le désir de transformer le service militaire en service civil se renforceront progressivement dans les prochaines années. D’ici 1980, ces idées qui sont actuellement surtout celles des lycéens et des étudiants (ils fournissent la grande majorité des objecteurs de conscience) se seront largement répandues et détermineront l’opinion dominante dans la nation. Les causes principales de cet état de fait seraient :
– l’information insuffisante sur le sens de la défense dans les écoles, la responsabilité du syndicat de l’enseignement public étant largement engagée,
– le sentiment de l’absence de « menace »,
– l’ignorance de la puissance militaire et des intentions de l’ennemi potentiel,
– l’absence d’information objective sur les liens étroits qui relient la sécurité du pays et sa politique de défense.
Cette évolution, qui inquiète les responsables militaires, serait d’ores et déjà tolérée, sinon acceptée, par l’ensemble de la population.
Les auteurs de l’étude estiment que les forces armées devraient s’efforcer de mieux faire comprendre le sens et l’intérêt de leur mission. Il conviendrait se faisant de ne point mettre trop en avant les arguments de profits et gains à propos des avantages de la carrière militaire et de ne pas vouloir à tout prix assimiler son déroulement à celui d’une carrière civile. Le rapport pour 1972 du délégué parlementaire à la Défense, M. Schulz, publié le 12 avril 1973, souligne que beaucoup de soldats considèrent le service militaire comme une profession quelconque que l’on peut exercer avec plus ou moins de bonheur. Il en résulte un sentiment d’indifférence et d’irresponsabilité à l’égard du service. M. Schulz estime que cette évolution est favorisée par la propagande officielle pour le recrutement qui met l’accent sur le métier que donne la Bundeswehr. En réalité, estiment les sociologues, une armée bien équipée, bien entraînée et bien commandée devrait, même dans les milieux progressistes, susciter plus d’intérêt qu’une organisation qui, à force de vouloir se « démilitariser », finira par perdre toute consistance et toute efficacité.
Il ne fait pas de doute que les indications de cette étude suscitent certaines inquiétudes en RFA. M. Manfred Wörner, député CDU et spécialiste des problèmes de défense, a demandé à la tribune du Bundestag que le gouvernement fédéral obtienne des Länder une action énergique pour une meilleure information sur la défense dans l’enseignement public, et M. Georg Leber, ministre de la Défense, ne manque pas une occasion de dénoncer l’euphorie de la détente alors que, depuis le début de la conférence d’Helsinki, l’Union soviétique a considérablement renforcé son potentiel militaire dans les pays du pacte de Varsovie voisins de la RFA.
Il sera intéressant de suivre l’évolution de ce problème en Allemagne et les solutions qu’on tentera d’y apporter. L’idée d’une armée de métier commence à faire son chemin, mais sa réalisation se heurterait sans doute encore à des réticences considérables.
Islande : les relations avec l’Otan
Le différend qui oppose actuellement l’Islande à la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, à la RFA, après la décision de Reykjavik de porter la limite de ses eaux territoriales à 50 milles, revêt, en raison de la situation stratégique de l’île, une importance qui dépasse largement les problèmes de la pêche. L’abandon de cette plate-forme créerait en effet une faille dans le dispositif régional de défense de l’Otan.
L’importance de l’Islande (3) et de la base de Keflavik, située à une vingtaine de kilomètres de la capitale et où sont stationnés environ 3 300 militaires américains en vertu d’un accord signé avec les États-Unis le 5 mai 1951, repose sur la situation exceptionnelle de l’île qui permet de surveiller tous les mouvements navals et aériens entre l’Arctique et l’Atlantique Nord. La force aéromaritime américaine présente dans l’île (Iceland Defence Force : ICEDEFOR) est un maillon essentiel de la Task-Force 82 ou « Barrier Force » relevant du commandement américain des Forces sous-marines de l’Atlantique (ASWFORLANT). Ses missions générales sont :
– la reconnaissance aérienne lointaine,
– la lutte anti-sous-marine et en particulier la surveillance au sein du barrage AEW/ASW (4) Groënland–Islande–Royaume-Uni.
Depuis 1959 la pression navale croissante de l’URSS dans cette zone confirme toute l’importance de cette base.
Ceci étant posé, on ne peut s’étonner que le Conseil de l’Otan exprime sa préoccupation devant un différend qui oppose deux membres de l’Alliance et semble devoir s’envenimer encore. Outre des appels à la modération adressés aux deux parties, le Conseil a demandé le 29 mai 1973 à M. Joseph Luns, secrétaire général de l’organisation, de proposer sa médiation pour « promouvoir une solution rapide et amicale du conflit ». L’Islande a refusé l’intervention de M. Luns en soulignant qu’elle n’avait pas soumis le problème des zones de pêche à l’Otan, mais qu’elle s’était seulement adressée à elle pour obtenir le retrait des bâtiments de la marine britannique. Le ton de cette réponse est un indice supplémentaire de l’âpreté avec laquelle l’île entend défendre ses intérêts.
Pour Reykjavik en effet le problème, essentiellement économique, est d’une importance vitale : l’industrie de la pêche entre pour 81,9 % dans la production islandaise et le pays tire de ses exportations de poissons sous diverses formes près de 85 % de ses ressources en devises. Or, les prises des pêcheurs islandais qui étaient de 308 336 tonnes en 1970 n’étaient plus que de 254 977 t en 1971 et d’encore moins en 1972. Cet état de choses est imputé à l’intensification de la pêche par les étrangers dont les navires-usines risquent de dépeupler prématurément la mer. La manière dont ce problème est perçu par la population islandaise a été révélée par l’ampleur de la manifestation du 24 mai 1973 au cours de laquelle les vitres de l’ambassade britannique furent brisées, et qui groupait environ vingt à trente mille personnes, soit près de la moitié de la population adulte de Reykjavik ! L’unanimité de l’opinion est telle que si des divergences importantes subsistent dans les milieux politiques de l’île et au sein même du gouvernement de coalition (5), c’est plus à propos de la tactique à employer que sur le fond de la question.
L’attitude des communistes notamment, qui avaient eu depuis leur arrivée au gouvernement une position assez modérée, semble évoluer vers une plus grande fermeté et contribue encore à figer les positions. La discrète visite à Moscou effectuée en mai par le ministre communiste des pêches, M. Ludvik Josefsson, aurait eu pour but d’obtenir outre l’appui moral des Soviétiques des moyens matériels sous la forme d’une canonnière.
Ces événements ont bien évidemment une influence sur l’attitude du gouvernement de M. Guðni Thorlacius Jóhannesson vis-à-vis de l’Alliance Atlantique. Lors de son discours du 30 août 1973, le Premier ministre avait certes déclaré qu’il différerait les négociations sur un éventuel retrait des troupes américaines de Keflavik jusqu’au règlement définitif de l’affaire de la limite des eaux territoriales, mais la présence des frégates britanniques dans la zone des 50 milles a servi de prétexte à un revirement d’attitude : le cabinet islandais vient d’annoncer que le problème de Keflavik devait être réglé dans les six mois à venir et que les discussions s’ouvriraient dès la mi-juin. En outre, le secrétaire de l’Information du gouvernement a ajouté que « l’agression » britannique avait radicalement changé les conditions dans lesquelles l’Islande avait accepté d’être membre de l’Otan et que la question du maintien du pays au sein de l’Alliance était désormais posée. Un élément modérateur important, qui tient à l’apport économique américain, pourrait cependant intervenir. En effet, en 1971, les importations américaines en provenance d’Islande se sont élevées à 4,8 Md de couronnes islandaises (100 CI = 6,30 FF), soit plus de 40 % des exportations totales de l’île. Quant aux troupes stationnées à Keflavik, elles dépensent annuellement des sommes de l’ordre de 14 M$.
Il ne fait pas de doute que la situation présente embarrasse le gouvernement américain et l’Otan. Le président Nixon ne semble cependant pas vouloir intervenir directement dans le conflit, bien qu’il soit loin d’être exclu que Washington pousse les Britanniques à modérer leur attitude afin de pouvoir négocier dans de meilleures conditions avec l’Islande.
Cuba et les mouvements extrémistes en Amérique latine
L’alignement de Cuba sur l’URSS s’explique par la dépendance de l’île à l’égard de l’aide soviétique. En fait, l’économie cubaine est entièrement soutenue par Moscou et aucune alternative ne se dessine qui pourrait permettre de renverser cette situation. Déjà amené à plus de modération par l’échec des guérillas de Che Guevara, M. Fidel Castro ne parle plus désormais d’exporter la révolution par la lutte armée. Rallié à la ligne définie par le 20e Congrès du parti communiste selon laquelle l’action violente ou la guerre en vue de faire progresser le socialisme ne sont plus considérées comme inéluctables dans la phase historique actuelle, il se prononce maintenant pour la coexistence pacifique de pays à régimes sociaux et économiques différents et pour le pluralisme idéologique du sous-continent.
Amorcée dès 1971, la nouvelle orientation de la politique cubaine en Amérique latine s’est maintenant précisée et se manifeste essentiellement par une offensive diplomatique tendant à établir ou à renouer des liens avec les pays du sous-continent qui se tournent plus ou moins franchement vers le progressisme ou avec ceux, qui, pour des raisons diverses, montrent une certaine compréhension envers l’île. La Guyana, la Barbade, la Jamaïque, Trinidad-et-Tobago ont ainsi établi, fin 1972, des relations diplomatiques avec Cuba, rejoignant le Mexique, le Chili et le Pérou. L’Argentine a récemment fait de même. Le Panama et le Venezuela procèdent quant à eux à un certain nombre d’échanges avec l’île. Par ailleurs, beaucoup de pays du sous-continent se déclarent, au moins en paroles, en faveur de la réintégration de Cuba au sein de l’Organisation des États américains (OEA) bien que, placés devant un choix lors de la dernière assemblée générale de l’organisation, la majeure partie d’entre eux se soient gardés de s’opposer sur ce point aux États-Unis.
Cette avancée cubaine en Amérique latine a été rendue possible par la nouvelle attitude de M. Fidel Castro qui n’apparaît plus comme une menace directe contre la sécurité interne des pays latino-américains. Le soutien aux extrémistes qui se réclament du castrisme dans les pays avec lesquels La Havane a établi ou veut établir des relations est devenu pratiquement inexistant : le MIR chilien (Mouvement de la gauche révolutionnaire), l’ELN colombien (Armée de libération nationale), les FAR guatémaltèques (Forces armées révolutionnaires), le MIR vénézuélien (Mouvement de la gauche révolutionnaire) doivent compter avant tout sur eux-mêmes. De plus, l’accord signé en février 1973 avec les États-Unis sur l’inculpation ou l’extradition des auteurs de détournements d’avions implique une réelle limitation du droit d’asile politique que se réservait jusque-là le gouvernement cubain.
Mais si l’URSS marque sa préférence pour la conquête légale du pouvoir par les Partis communistes (PC) orthodoxes du sous-continent unis à d’autres forces progressistes, elle est consciente de l’intérêt d’utiliser le castrisme pour tenter de contrôler les extrémistes qui refusent de se rallier à cette tactique. Avec l’approbation de Moscou, Cuba continuerait de soutenir discrètement, mais réellement, les groupes extrémistes dans les pays avec lesquels un rapprochement diplomatique est impossible pour l’instant, à savoir principalement la Bolivie, le Brésil, l’Uruguay. M. Fidel Castro se prête d’autant plus facilement à cette manœuvre que ses partisans ont toujours gardé, avec un certain romantisme révolutionnaire, la nostalgie de l’action violente. Il ne fait pas de doute pourtant que les Soviétiques restent maîtres du jeu.
Le Chili sert de tremplin à cette action dans le sous-continent. L’impulsion est donnée par le « Département de Libération nationale » dépendant des services spéciaux cubains et installé à Santiago. Chargé du noyautage des mouvements extrémistes en Amérique latine et en Afrique, cet organisme dispose du soutien des services spéciaux chiliens, mais il est notable qu’aucun « conseiller » russe n’y figure, contrairement à la Direction générale du renseignement de La Havane (DGI) entièrement sous contrôle des services soviétiques. C’est également à Santiago que se tiendraient les conférences du « Front anti-impérialiste latino-américain » créé en décembre 1971 et dans lequel Cuba joue un rôle essentiel. De plus la capitale chilienne serait le siège de l’« Armée populaire latino-américaine » (EPLA) groupant des mouvements extrémistes d’Argentine, du Brésil, et d’Uruguay et qui est la branche militaire du « Front anti-impérialiste ».
Devant l’appui apporté à certains groupements subversifs latino-américains, quelques observateurs se sont interrogés sur la réalité de l’adhésion du mouvement révolutionnaire cubain aux thèses de Moscou. Quels que soient les sentiments prêtés à M. Fidel Castro, aucun doute n’est permis à cet endroit, étant donné les conditions actuelles de sa dépendance à l’égard de l’URSS. Dans les faits, M. Castro donne incontestablement la priorité aux relations de gouvernement à gouvernement et participe à l’effort général de soutien des PC orthodoxes.
URSS : les ventes soviétiques d’uranium enrichi
L’URSS est actuellement la seule puissance nucléaire de l’ensemble euroasiatique capable de livrer à l’étranger d’importantes quantités d’uranium enrichi dont l’intérêt est essentiel pour les centrales énergétiques de la fin de ce siècle. Elle couvre largement ses propres besoins (6) et assure l’intégralité de ceux des pays socialistes de l’Europe de l’Est dont les centrales nucléaires (7), au nombre réduit, sont alimentées par de l’uranium produit dans les pays concernés et livré dans sa quasi-totalité à l’URSS qui en effectue l’enrichissement et le revend à ses « partenaires ».
Cette dépendance vis-à-vis de l’URSS est particulièrement marquée pour le cas de la RDA et de la Tchécoslovaquie. En RDA, c’est une société soviéto-allemande (Deutsche-Sovietische Wismut Allgemeine Gesellschaft) qui a le monopole de la recherche et de l’extraction des minerais uranifères livrés dans leur totalité à l’URSS.
En Tchécoslovaquie, le contrôle soviétique est analogue et dans certains cas les forages sont effectués par l’armée soviétique (8).
Sur le plan technique de l’enrichissement de l’uranium, l’URSS n’a rien à envier aux pays industrialisés d’Europe et d’Amérique comme le soulignait en 1971, à l’issue d’une visite de dix jours des centres atomiques soviétiques, M. Glenn Seaborg, président de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, placé à la tête d’une délégation de dix savants américains. Dans certains domaines, la maîtrise de l’URSS serait même supérieure à celle des industriels américains.
Jusqu’à ces dernières années, les États-Unis détenaient le monopole de fait de livraison d’uranium enrichi au monde libre et à certains pays en voie de développement. Ils en profitaient d’ailleurs pour augmenter régulièrement, unilatéralement les prix de leurs fournitures (9). Dès novembre 1970, le gouvernement de la RFA (10), semble-t-il sur l’initiative des Soviétiques, confirmait le début de pourparlers commerciaux concernant l’enrichissement en URSS de l’uranium ouest-allemand. Ces pourparlers correspondaient à la ligne générale de la politique énergétique ouest-allemande qui prévoit pour 1980 un approvisionnement pour 25 % à partir de centrales nucléaires (en France 5 %). Le projet d’échanges prévoyait la fourniture par la RFA de concentré à 50 % d’uranium, les Soviétiques, après « enrichissement à façon », livrant à la RFA du combustible nucléaire (uranium enrichi à 2 à 5 % d’uranium 235, donc non utilisable à des fins militaires).
En vertu des accords Euratom, la RFA a dû associer à ses pourparlers l’Agence d’approvisionnement d’Euratom (11). Ces pourparlers viennent d’aboutir à la signature d’un contrat portant sur la livraison par l’URSS de 300 t d’uranium enrichi, pour une valeur de 30 millions de dollars (12), au profit de la plus importante société allemande d’électricité (13).
La RFA livrera au préalable à l’URSS du minerai d’uranium concentré à 50 % (14).
Ce contrat se fait au détriment du monopole américain (15) et au profit des visées soviétiques. Il se situe en outre dans le cadre de la politique d’Euratom qui cherche à limiter aux producteurs du continent euroasiatique les fournitures d’uranium enrichi destiné aux pays membres. Des pourparlers sont en cours entre l’URSS et la Suisse : M. Nicolas Patolitchev, ministre soviétique du Commerce extérieur, recevant récemment M. Ernst Brugger, chef du département de l’Économie helvétique, lui a ouvertement proposé d’engager des conversations sur la livraison à la Suisse d’uranium enrichi (16). Le Japon est également un client potentiel : l’accroissement des besoins énergétiques du Japon sera tel d’ici à 1980 que son fournisseur actuel, les États-Unis, sera dans l’incapacité d’assurer la couverture de ses besoins en uranium enrichi. Dans le cadre des complexes relations URSS-Japon, qui concernent également des gigantesques projets de mise en valeur de la Sibérie, une mission japonaise vient de se rendre à Moscou pour étudier la procédure des futures livraisons d’uranium enrichi soviétique.
La Suède a conclu en décembre 1972 un accord avec l’URSS, concernant l’enrichissement en URSS d’uranium extrait en Suède et destiné au ravitaillement énergétique de ce pays pour la période 1975-1980. De son côté, l’Espagne envisage la construction dès 1974 de réacteurs nucléaires sous brevets soviétiques. Il serait surprenant que ces réacteurs soient alimentés par un uranium enrichi autre que soviétique.
La poussée soviétique sur le marché de l’énergie constitue l’un des aspects du dynamisme de la politique de l’URSS dans tous les domaines, alors que les ressources énergétiques des pays occidentaux sont de plus en plus dépendantes de fournisseurs situés hors du continent européen. Cette poussée vise à contrarier le monopole américain mais elle s’effectue aussi au moment où se discute la construction de l’usine européenne d’enrichissement de l’uranium (17). Elle n’est qu’une des phases de la lutte d’intérêt entre les États-Unis, l’URSS et l’Europe. ♦
(1) M. Richardson vient d’être désigné pour remplacer M. Richard Kleindienst au poste d’Attorney General (ministre de la Justice) et M. John Schlesinger, directeur de la CIA, lui succédera à la tête du Département de la Défense (DoD).
(2) Pour mémoire, les effectifs au 28 février 1973 étaient de 2 309 967 hommes (terre : 845 084, air : 700 856, mer : 567 567, USMC : 196 460).
(3) Cf. Charles Lenormand : « L’Islande en 1972 », RDN, août-septembre 1972.
(4) AEW/ASW : Anti-electronic warfare/Anti-submarine warfare.
(5) Le gouvernement formé le 14 juillet 1971 comprend outre les Partis du Progrès et de la Gauche libérale, l’Alliance populaire (communiste) qui détient deux portefeuilles.
(6) Début 1973, l’URSS disposait de 9 centrales nucléaires d’une puissance installée de 2 643 MW (5 203 en 1975). D’ici à 1980, ce total sera porté à 7 203 MW par l’achèvement de 4 nouvelles centrales, toutes situées comme les précédentes en Russie d’Europe (à l’exception de la petite centrale de Bilibino à l’extrême pointe Nord-Est de la Sibérie orientale). Ce total ne représente que 2 à 3 % des 230 000 MW de puissance électrique installée de toute nature en 1975, en URSS, d’après les prévisions du 9e plan 1971-1975. Les perspectives soviétiques de puissance nucléaire installée sont de 30 000 MW pour 1985.
(7) Une seule centrale (75 MW) est en fonctionnement en RDA. Selon les prévisions, en 1975, la puissance totale des deux centrales réalisées en RDA ajoutée à celle de deux centrales tchèques, une bulgare et une hongroise atteindra 2 785 MW (5 305 MW en 1980 en raison des augmentations de puissance et de la réalisation d’une centrale polonaise de 880 MW).
(8) Forages près de Svatahora et Straz pod Ralskem.
(9) En 1970, l’uranium enrichi américain valait 26 $ l’unité UTS (unité de travail de séparation) : en mars 1971, 28,70 $, en septembre 1971, 32 $ et il avoisinerait actuellement 38 $. L’UTS est une unité internationale, dite unité de séparation isotopique, qui tient compte de la quantité d’uranium traité et de l’enrichissement obtenu en U235.
(10) M. Klaus von Dohnani, Secrétaire d’État à la Recherche scientifique de la RDA (Déclaration du 12-11-70 devant le Bundestag).
(11) Aux termes du traité d’Euratom, l’agence d’approvisionnement possède le droit exclusif de conclure des contrats extérieurs pour le compte des États membres.
(12) Soit un prix inférieur au prix américain.
(13) RWE : Rheinisch Westfalisches Elektrizitätswerk.
(14) 5,5 kg d’uranium naturel fournissent 4,3 UTS (défini au renvoi 9) qui fournissent à leur tour 1 kg d’uranium enrichi à 3 % d’uranium 235.
(15) Des pourparlers américano-ouest-allemands sont en cours pour un marché portant sur 3 000 t d’UTS.
(16) La Suisse a conclu un contrat de 15 ans pour la livraison d’uranium enrichi avec la firme américaine Anaconda Mining, mais serait désireuse de diversifier ses fournisseurs et de faire jouer la concurrence à son profit.
(17) Soit par le procédé de centrifugation cher à la « troïka » (RFA, Pays-Bas, Grande-Bretagne) soit par celui de la diffusion gazeuse préconisé par la France. Celle-ci, riche en minerai d’uranium, cherche en outre à réaliser avec les Japonais une usine à diffusion gazeuse, dans la zone Pacifique, destinée à livrer au Japon, 5 400 t d’uranium enrichi de 1974 à 1986.