Outre-mer - Proche-Orient : les grands problèmes et leur évolution
L’accumulation au Proche-Orient de nombreux éléments perturbateurs, tels que le conflit israélo-arabe, les dissensions entre les pays riverains du golfe Arabo-Persique, les litiges pétroliers et les luttes d’influence des grandes puissances, crée un mélange détonant, dangereux pour la paix mondiale.
Le conflit israélo-« arabo-palestinien »
Dans l’immédiat, la situation est bloquée sur des positions radicalement inconciliables, tant à cause de l’intransigeance israélienne que des incertitudes d’un monde arabe divisé.
À Tel-Aviv, où l’on perpétue l’esprit de Massada, une course contre la montre s’est engagée en vue d’assurer, à n’importe quel prix, la viabilité d’Israël. Dans certains pays arabes, des dirigeants lucides s’efforcent de rattraper le temps perdu et gagnent du terrain sur le plan diplomatique, mais, par ailleurs, l’action reste encore tributaire d’un verbe excessif.
Israël s’accommode volontiers d’un conflit parfaitement maîtrisé à tous égards et dont l’existence même, ferment d’énergie et ciment de l’unité nationale, lui permet de tenir la Diaspora en haleine et d’en obtenir le meilleur soutien.
L’idée maîtresse du comportement israélien demeure l’exploitation systématique d’une conjoncture favorable et se traduit par un refus catégorique de revenir aux frontières de 1967 et de restituer Gaza et Charm El Cheikh à l’Égypte, le Golan à la Syrie et Jérusalem à la Jordanie. En territoire occupé, on applique le plan Dayan, mainmise « rampante » fondée sur un paternalisme qui n’exclut pas la répression.
Les chefs d’État arabes du « champ de bataille », actuellement incapables de traiter le conflit par les armes, confrontés à des problèmes internes prioritaires, éprouvent un impérieux besoin de paix, mais ne peuvent souscrire aux exigences d’Israël et lui accorder les frontières « sûres et garanties » qu’il réclame.
C’est ainsi qu’en Égypte, le président Anouar el-Sadate retarde indéfiniment l’heure du combat « inévitable », résiste aux pressions revanchardes de l’intérieur et de l’extérieur et reste disponible pour la négociation ; mais sa marge de manœuvre dans la voie des concessions se rétrécit de jour en jour comme une peau de chagrin : aussi doit-il garder l’armée et le pays en état d’alerte permanente afin de gagner du temps.
De même la Jordanie, grande perdante en 1967, puisque amputée de sa province « utile », la Cisjordanie, est d’autant plus ouverte à une transaction qu’elle s’est douloureusement dégagée de la pression « feddayine ». Mais le roi Hussein reste inébranlable dans sa volonté de récupérer Jérusalem, ce qui, pour l’heure, enlève la moindre chance de succès à un règlement partiel en sa faveur
En Syrie, le président Hafez el-Assad impose un judicieux équilibre interne qui se traduit par une modération et une volonté d’indépendance louables. C’est ainsi qu’à Damas, sans oublier le Golan et les Palestiniens, soutenus mais contrôlés, on s’intéresse d’abord au développement du pays. Et nul n’ignore en Syrie que Damas n’est qu’à 60 km de la frontière et que la capitale des Omeyyades constitue un objectif de choix à la merci d’un raid aéroterrestre israélien.
À Beyrouth, capitale d’un pays libéral et tranquille, qui vit de son commerce et ne désire pas être entraîné dans des complications belliqueuses, la résistance palestinienne avait fini par se croire chez elle. Les récents combats montrent que le Liban, terre d’asile, est décidé à sauvegarder sa souveraineté en réduisant, si nécessaire, les activités des feddayin, quitte à s’attirer leurs foudres et le ressentiment des pays « frères ».
Pour les grandes puissances cet état « ni guerre ni paix » est, semble-t-il, un moindre mal. Les États-Unis et l’URSS s’affrontent au Proche-Orient, comme partout dans le monde du reste, par alliés interposés. Mais aucun des deux « super-grands » ne tient vraiment à rompre l’accord tacite qui leur permet de suivre de près l’évolution d’un abcès de fixation, peu dangereux tant qu’il est contrôlé et suffisamment générateur de fièvre pour justifier leur présence sans, toutefois, compromettre leur modus vivendi.
Ainsi, tout compte fait, il ne semble pas que l’on puisse prévoir, dans un proche avenir, une relance sérieuse des négociations ou une reprise des hostilités de grande envergure. En revanche le conflit peut rester « gelé » pendant un temps indéterminé, entrecoupé de médiations lénifiantes et de crises plus ou moins violentes.
Il est probable qu’Israël va s’efforcer de maintenir ses adversaires dans l’impasse et profiter jusqu’à l’extrême limite de sa suprématie militaire. Mais il est tout aussi vraisemblable que les Arabes ne viendront pas à résipiscence et prépareront la revanche. En tout état de cause, Israël, n’ayant pu obtenir l’élimination de la Résistance palestinienne, troisième composante du conflit, devra compter avec elle dans l’avenir.
La résistance palestinienne
On retrouve au sein de ce microcosme toute la mentalité arabe en réduction, depuis l’obsession de l’unité et les querelles de minaret, jusqu’à la passion exacerbée qui anime les irréductibles. Cette minorité agissante, disposant d’aides, non seulement dans les pays arabes mais à l’extérieur, auprès des mouvements d’extrême gauche et des organisations révolutionnaires, reste la pierre d’achoppement d’un quelconque règlement du conflit. Si les Palestiniens ont marqué peu de points sur le champ conventionnel ou dans la guérilla et le sabotage en territoire occupé, ils ont cependant réussi à donner un impact et une résonance à leur « combat » par l’application d’un terrorisme « sauvage », lequel, dénoncé en Occident, parce que contraire aux lois de la guerre et à nos principes de morale, est admis par le monde arabe qui en accueille les bilans comme des victoires exaltantes contre le sionisme.
Ainsi, passant outre aux tentatives de négociations menées à partir des organisations internationales, les éléments extrémistes de la Résistance s’enfoncent de plus en plus dans la clandestinité afin d’échapper aux représailles et durcissent leur action, forçant les Israéliens à s’engager dans une lutte anti-terroriste à l’échelle mondiale. Or, à la suite de ses ripostes foudroyantes mais parfois maladroites, le peuple de David se trouve paradoxalement placé dans la position inconfortable d’un Goliath tyrannique. Néanmoins, il est à prévoir que le terrorisme, arme à double tranchant, n’influant que de façon médiocre sur l’évolution militaire du conflit et galvanisant les esprits en Israël tout en indisposant l’opinion mondiale, finira par porter préjudice à la cause palestinienne.
L’Union Égypte-Libye
L’opération dépassera le cadre de la simple addition pour aboutir, en septembre prochain, à la création d’un nouvel État égypto-libyen, le plus vaste dès sa naissance, le plus peuplé et le mieux armé du monde arabe.
D’un côté la Libye, immense et désertique, vide d’habitants mais riche en or noir, portée à bout de bras par le colonel Mouammar Kadhafi, cet ascète pur et dur qui met son ardeur juvénile entièrement au service de la renaissance de l’Islam et de l’arabisme rénové.
D’autre part, l’Égypte prestigieuse, avec son potentiel humain et ses problèmes aigus, sagement dirigée par le président Sadate, soldat-paysan du Nil et homme d’État habile, pressé de terminer honorablement une guerre coûteuse et de rétablir une économie mal en point.
Trop de fédérations, tentées par le Raïs lui-même, sont demeurées lettre morte pour que les observateurs sceptiques accordent à cet ambitieux projet le crédit qu’il mérite. Et il convient d’ajouter, cette fois, aux obstacles qui ont fait avorter les précédents projets, la méfiance du Bédouin, économe de ses richesses, à l’égard de « l’évolué » égyptien, trop entreprenant à son gré.
En tout cas, depuis plusieurs mois, des comités d’experts préparent la « fusion » et il semble, à ce jour, que le calendrier sera respecté. Après le succès de son entreprise, le président Kadhafi se retirerait de la scène politique : mais peut-on croire au retrait volontaire de « l’homme du destin » dont la mission sacrée consiste à réaliser l’unité de la Nation Arabe « de la Mauritanie à l’Irak » ? L’union devenue réalité ne devrait pas se traduire par des changements immédiats dans les affaires du Levant, encore que l’on puisse imaginer quelque éclat spectaculaire face à Israël. À long terme, le nouvel État régénéré réclamera vraisemblablement un accroissement de ses prérogatives sur les échiquiers méditerranéen et africain.
Le golfe Arabo-Persique
Le golfe Arabo-Persique est considéré comme un « Mare nostrum » par plusieurs États nouvellement dégagés de la tutelle coloniale et dont les frontières, parfois incertaines, prêtent à controverse. « Veine jugulaire » de l’Iran, cette voie de communication, une des plus fréquentées de la terre, est également indispensable aux pays arabes riverains, l’Irak, Koweït, l’Arabie séoudite et les Émirats, ainsi qu’à tous les pays industrialisés qui viennent s’y ravitailler en pétrole.
Carte des oléoducs et des gazoducs au Moyen-Orient
Le Shah, déterminé à faire accéder l’Iran à la puissance industrielle et à tenir une place prépondérante dans le Golfe, s’en est assuré le gardiennage, malgré les protestations irakiennes, en occupant les îlots qui commandent l’accès du Détroit d’Ormuz.
En Arabie séoudite, la monarchie, devenue grâce à ses ressources pétrolières un colosse financier, après avoir assuré la prospérité de son peuple, dispense une aide importante aux pays défavorisés et s’efforce d’enrayer l’action subversive venant du Nord.
La politique concertée des deux États est fondée sur la nécessité impérieuse de barrer la route au progressisme du Baas de Damas et de Bagdad et au communisme soviétique ou chinois, qui semblent avoir trouvé un écho favorable dans les riches Émirats où vivent des minorités palestiniennes et irakiennes.
L’Irak, pour sa part, désireux d’élargir sa façade maritime et ne pouvant s’étendre dans la partie orientale du Chott El Arab, a voulu donner de l’air à Um El Qsar, son seul port en eau profonde. En se heurtant au Koweït, le gouvernement de Bagdad a mis tout le Golfe en émoi, braqué l’opinion arabe contre lui et, du même coup, renforcé l’alliance des souverains conservateurs.
À court terme, un conflit armé entre l’Iran et l’Irak n’est pas prévisible. Téhéran et Bagdad savent qu’une aventure militaire entraînerait la destruction de leur infrastructure pétrolière et, partant, gâcherait irrémédiablement leurs chances de décollage économique.
Le pétrole
Le Proche-Orient détient près de la moitié des disponibilités pétrolières de la planète. C’est du Golfe que part le cordon ombilical de l’Europe, qui y pompe 60 % de ses besoins et du Japon qui en tire 85 % des siens.
De surcroît on estime que la demande des États-Unis augmentera sensiblement au cours des prochaines années, pour répondre à une nouvelle orientation énergétique, conçue en vue de ménager les réserves américaines.
Or, tandis que s’annonce un doublement décennal de la consommation mondiale, les promesses d’une énergie de remplacement, qu’elle soit d’origine nucléaire, hydraulique, géothermique ou solaire s’avèrent décevantes puisque le pétrole et le gaz naturel continueront, au moins jusqu’en 1985, à fournir environ deux tiers des nécessités énergétiques mondiales. Les hydrocarbures prendront, dans les vingt prochaines années, une importance vitale pour les pays producteurs comme pour les consommateurs, l’initiative passant des demandeurs aux vendeurs, au fur et à mesure que ceux-ci récupéreront leur pactole, ce qui ne devrait pas excéder l’horizon 1980.
L’économie des pays industrialisés et la santé des monnaies occidentales dépendront donc, bientôt, en partie tout au moins, de la stratégie des pays producteurs de pétrole et de l’emploi de leurs revenus.
À ce propos, on peut formuler deux séries d’hypothèses :
En ce qui concerne la stratégie pétrolière, les pays producteurs de pétrole peuvent :
– Ajuster leur rythme de production aux exigences des acquéreurs. Cette solution, optimiste pour l’Occident, entraînerait chez certains producteurs un épuisement rapide des réserves.
– Ralentir modérément leur rythme de livraison afin de conserver des stocks naturels. Cette limitation raisonnable permettrait aux utilisateurs d’en atténuer les effets en temps utile et aux vendeurs de prolonger l’existence de leur unique source de revenus.
– Pratiquer le chantage collectif au pétrole en fermant, d’un commun accord, les robinets ; décision grave qui risque de se retourner contre son initiateur, d’autant plus facilement que l’union entre les producteurs est loin d’être conclue, ce qui la rend très improbable. Mais on ne peut écarter totalement cette hypothèse, compte tenu de la menace de paralysie qu’elle fait peser sur l’Occident.
Pour l’utilisation de leurs revenus pétroliers, les pays producteurs de pétrole ont le choix entre plusieurs formules, à savoir :
– Investir sur place ou financer des grands travaux dans le Tiers-Monde et œuvrer, par la même occasion, à l’expansion de l’économie locale et à l’accroissement du niveau de vie des populations ; dans les deux cas les pays industrialisés y trouveraient leur profit en fournissant les moyens nécessaires aux entreprises.
– Déposer leurs fonds dans des banques à l’étranger ; ils s’exposeraient ainsi aux préjudices d’une dévaluation éventuelle de la monnaie ; en revanche, ils auraient la possibilité de spéculer et le pouvoir de déclencher ou d’aggraver les crises monétaires du monde capitaliste.
– S’associer à des capitaux privés afin de participer à l’expansion des grandes sociétés pétrolières, notamment dans les secteurs du raffinage, de la pétrochimie et des réseaux de distribution. À long terme, par ce biais, un gouvernement étranger, majoritaire au sein d’une société, pourrait devenir entièrement maître du jeu face à des clients désarmés.
Influence des grandes puissances
L’intérêt stratégique du Proche-Orient remonte aux temps immémoriaux. Région de transition entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie et voie de passage entre la Méditerranée et l’Océan Indien, cette terre prédestinée, âprement disputée au cours des siècles, où jaillit le pétrole, source de vie du monde moderne, est devenue naturellement un lieu d’affrontement des grandes puissances.
Sur le versant méditerranéen, les États-Unis, soucieux de garantir la survie d’Israël, carte maîtresse dans leur jeu au Proche-Orient, maintiennent une balance des forces favorable à leur protégé, tout en ménageant un soutien plus discret au Liban, et à la Jordanie.
Dans le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien où les Américains ont relayé les Britanniques, notamment dans les domaines économique et militaire, Washington fournit à l’Arabie saoudite et à l’Iran, môles de résistance contre la pénétration soviétique et chinoise, une assistance dont l’importance ira se développant en fonction de ses intérêts croissants dans cette région.
L’URSS, éliminée du Soudan et remerciée en Égypte, a perdu là en quelques mois les fruits d’une manœuvre de longue haleine ; son échec au Caire l’a obligée à abandonner une position clé qui lui permettait de prendre l’Otan à revers, et ses déboires à Khartoum lui ont malencontreusement coupé le chemin de l’Afrique Centrale et Orientale.
Aussi Moscou, anxieux de rétablir une situation momentanément compromise en Méditerranée et de trouver une route de rechange vers l’Océan Indien, tout en s’accrochant sur une position stratégique indispensable à l’élargissement de son influence, porte-t-il son effort vers la Syrie et l’Irak où il tente de s’implanter en évitant de gêner Washington et d’éveiller la méfiance de ses interlocuteurs. Le conflit « israélo-arabo-palestinien » et les fermentations du golfe Arabo-Persique fournissent aux dirigeants soviétiques d’excellents prétextes pour se maintenir au Proche-Orient. Sous le couvert d’aide militaire à ses partenaires arabes, l’URSS obtient des facilités dans les ports et sur les aérodromes pour l’acheminement de ses fournitures vers l’Inde et le Sud-Est asiatique.
La Chine, dernière arrivée au Proche-Orient, n’y joue encore qu’un rôle modeste : mais l’intérêt qu’elle porte au monde arabe, et aux mouvements subversifs en particulier, indique son intention de ne pas rester à l’écart de la lutte d’influence à laquelle se livrent les Grands ; agissante au Sud-Yémen, elle se rapproche du Golfe en apportant un appui idéologique non négligeable à la rébellion du Dhofar, dans le Sultanat d’Oman.
Position de la France
La France jouit d’un prestige notable au Proche-Orient et continue d’y bénéficier d’un courant de sympathie très marqué.
Dans le monde arabe, comme en Iran, on apprécie la neutralité française, heureux contrepoids à la coopération par trop voyante et intéressée des « super-grands ». Mais cette situation privilégiée, qui nous ouvre des perspectives séduisantes dans de multiples directions et notamment aux niveaux économique et culturel, subit les assauts de la concurrence et de la surenchère.
En Israël même, où l’on nous reproche une politique « pro-arabe », l’embargo et la vente des avions Dassault Mirage à la Libye, notre position est loin d’être mauvaise, ne serait-ce qu’auprès des Israéliens d’expression française et dans le monde des affaires.
En somme, la France est en bonne place au Proche-Orient où elle peut tirer le meilleur parti du capital affectif dont elle dispose encore, d’un certain engouement pour tout ce qui est français et, enfin, de la fidélité que, partout, en dépit de l’offensive de l’anglais, on manifeste à notre langue et à notre culture.
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Le Proche-Orient, à peine dégagé du sous-développement moyenâgeux où il végétait depuis des siècles, s’est empêtré dans un imbroglio explosif dont les cordeaux s’emmêlent dans les chancelleries étrangères autant qu’à l’échelon local ou régional ; armé à outrance et n’ayant pu résoudre ses querelles par des moyens pacifiques, il constitue une zone d’insécurité dont le centre de gravité mobile se déplace du Canal de Suez au golfe Arabo-Persique.
À l’heure actuelle la médiation des grandes puissances demeure donc indispensable, dans la mesure où elle seule permet le maintien de l’équilibre et le contrôle des forces armées en présence ; il semble pourtant que la solution complète des conflits ne puisse être obtenue que par des pressions conjuguées, poussées jusqu’à un embargo total des matériels et des approvisionnements de guerre, qui obligeraient les antagonistes des deux bords à déposer des armes inutiles et à négocier un compromis réaliste susceptible d’amener la détente puis, avec le temps, d’aboutir à une paix durable. ♦