Institutions internationales - La France, l'Espagne et l'Europe - Communauté d'inquiétudes - Une « Conférence de la Paix » sur le Moyen-Orient ?
Ni le report à une date indéterminée de la réalisation effective de la fusion égypto-libyenne, ni la controverse franco-allemande sur certains aspects de la politique européenne, ni les appels lancés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en faveur de mesures anti-inflationnistes, etc. n’ont constitué des faits nouveaux de nature à modifier les données des problèmes internationaux. Ils n’en présentent pas moins un intérêt certain, dans la mesure où ils ont précisé certaines forces ou éclairé certaines tendances à la veille de confrontations dont l’objet concerne l’équilibre du monde, qu’il s’agisse de la session annuelle de l’Assemblée du Fonds monétaire international (FMI), du Nixon Round, des débats européens, des nouvelles tentatives de l’ONU au Moyen-Orient, etc.
La France, l’Espagne et l’Europe
À l’issue de ses entretiens de Saint-Sébastien avec son collègue homologue espagnol M. Laureano Lopez Rodo, le ministre des Affaires étrangères français M. Michel Jobert a déclaré : « La France a exprimé le vœu de voir l’Espagne entrer, aussi rapidement que possible, non seulement dans le Marché commun européen, mais aussi dans l’organisation européenne, ce qui n’a pas tout à fait le même sens. Ce vœu avait d’ailleurs déjà été exprimé officiellement à deux reprises : par le président Georges Pompidou et, avant lui, par le général de Gaulle lui-même. L’histoire actuelle et de nombreux autres facteurs ont conduit la France à l’analyse qu’elle a faite : l’Espagne est européenne, mais il est vrai qu’elle a des problèmes d’adaptation à résoudre. Elle peut les résoudre de plusieurs façons, et l’une d’elles est la voie qu’elle a choisie »… Et M. Jobert a annoncé que l’on discuterait à Bruxelles, en octobre 1973, « des conditions dans lesquelles, depuis que l’Europe est passée de six à neuf membres, l’Espagne peut bénéficier d’un régime préférentiel, dans des conditions à débattre ». Il a poursuivi : « L’évolution économique du monde et de l’Europe est si rapide que je crois que l’Espagne pourra joindre l’Europe dans des délais beaucoup plus brefs que ceux que l’on prévoit aujourd’hui. Après tout, l’Espagne est le 10e pays industriel du monde et le 6e pays en Europe pour le Produit national brut (PNB). Aussi l’Espagne peut s’intégrer facilement dans la Communauté européenne ».
Mais, le lendemain, le président en exercice du conseil des Communautés économiques européennes (CEE), M. Ivar Noergaard, ministre danois du Commerce extérieur, a pris position contre cette perspective : « Le traité de Rome indique nettement que pour être membre de la CEE, il faut être une démocratie. Il faut avoir un Parlement librement élu pour pouvoir envoyer des membres au Parlement européen. Pour cette raison, l’Espagne ne peut en devenir membre, à moins que ce pays ne se transforme en une société démocratique ».
Le problème n’est pas nouveau. À plusieurs reprises, l’entrée de l’Espagne à l’Otan avait été envisagée : pour des raisons politiques, sa candidature n’a même pas été présentée, mais en raison de l’importance stratégique de son territoire, des accords bilatéraux américano-espagnols l’ont insérée dans les dispositifs atlantiques. À plusieurs reprises également, son entrée dans le Marché commun a été envisagée, et pour des raisons politiques liées à la nature de son régime un veto a été opposé par certains pays.
Le 30 août 1973, le Conseil des ministres français a évoqué ce problème : « Au terme d’une évolution qui est probable, l’Espagne pourrait exprimer le souhait d’entrer dans le Marché commun ». Le président Pompidou a souligné qu’il faudrait envisager, dans le cadre européen, qu’un nouveau pays méditerranéen puisse donner à l’Europe l’image qui est la sienne, c’est-à-dire celle d’un équilibre entre les pays méditerranéens et ceux du nord-ouest. Il y a là une intention politique très nette : « rééquilibrer » une organisation européenne dominée par les pays nord-européens (le poids s’étant accru avec l’« élargissement » de la Communauté). Ce souci explique qu’à Genève, à l’occasion de la réunion du comité de coordination chargé de préparer la seconde phase des travaux de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, la France (soutenue par l’Italie) ait joué un rôle actif pour faire accepter par les « neuf » une participation limitée de l’Algérie et de la Tunisie à la conférence. D’autres pays méditerranéens, comme Malte et l’Espagne, avaient déjà plaidé en ce sens lors des réunions préliminaires d’Helsinki (NDLR 2023 : réunions ayant eu lieu du 22 novembre 1972 au 8 juin 1973). Les arguments économiques avancés par M. Jobert ne suscitent aucune réserve : le PNB de l’Espagne s’est accru l’an dernier de 7,5 % ; en 1957, l’Italie n’avait pas atteint le même niveau de développement ; l’Espagne est très au-dessus de l’Irlande ; les objections techniques formulées par la Commission des communautés en 1969 ont perdu une bonne part de leur valeur, etc. Mais nul ne mettait non plus en question la valeur stratégique du territoire espagnol. Dans un cas et dans l’autre, le problème est posé en termes politiques. L’évolution du régime espagnol dans les perspectives de l’« après-franquisme » permettra-t-elle la solution politique ? La question ne peut être que posée.
Communauté d’inquiétudes
Cette politique « méditerranéenne » que la France voudrait promouvoir pour « rééquilibrer » l’Europe s’inscrit dans une perspective à moyen terme. Dans l’immédiat, les préoccupations se concentrent sur les problèmes économiques et financiers, la situation n’étant, à cet égard, guère plus satisfaisante à la rentrée qu’elle ne l’était avant les vacances. Plusieurs points doivent être signalés.
• Les cours des matières premières ont continué d’exploser jusqu’au début du mois d’août 1973 sous les effets d’une spéculation de plus en plus intense. Certains observateurs pensent cependant que la poussée la plus forte est terminée et qu’un retournement pourrait survenir assez prochainement, suivi d’une stabilisation à un haut niveau. Pour certains produits, les approvisionnements seront encore difficiles. Cela ne permet pas de prévoir un recul très prononcé de l’inflation, mais, en revanche, l’enrichissement des producteurs de matières premières comporte un aspect positif pour leurs clients : ceux-ci, en effet, sont aussi leurs fournisseurs de produits finis. La demande des pays du tiers-monde contribuera donc à soutenir l’activité des pays industriels. Les inquiétudes viennent de la montée régulière des prix dans tous les pays, et l’OCDE a lancé en ce domaine plusieurs avertissements.
• Les dernières semaines de l’été ont été marquées par une escalade rapide du loyer de l’argent. Chacune d’elles a apporté l’annonce du relèvement de taux qui venaient parfois à peine de s’établir déjà à un niveau supérieur. La progression s’est même faite parfois par grands bonds, les taux d’escompte n’étant plus toujours modifiés par quarts ou demi-points, mais par points entiers ou davantage. Des records absolus sont tombés : on n’avait encore jamais vu le taux de la Banque d’Angleterre à 11,5 %, ni le prime rate des banques américaines à 9,5 %.
• Une certaine accalmie a été enregistrée dans le domaine monétaire, pour trois raisons. En premier lieu, un « plancher » au dollar est maintenant assuré par les banques centrales, le mythe de la non-intervention ayant vécu, et les banques centrales jouant le rôle de gendarmes des marchés. En second lieu, il existe maintenant quelque espoir d’arriver dans un avenir pas trop éloigné à un accord de fond sur la réforme monétaire internationale, cependant que la balance commerciale et la balance des paiements des États-Unis se sont améliorées. Enfin, une certaine égalisation des taux d’intérêt s’est produite, et les taux américains s’étant élevés, les placements en dollars sont devenus plus rémunérateurs.
• Les cours de l’or ont connu des écarts importants, ces fluctuations étant liées aux perspectives d’un accord monétaire international et plus encore aux tribulations de la monnaie américaine.
• Les marchés financiers sont dans un piètre état. À New York, à Londres, à Düsseldorf, les cours ont reculé de plus de 15 % par rapport au début de l’année. Tokyo et Amsterdam ont mieux résisté, la baisse n’y ayant été que de 7 à 8 %. À Paris, l’avance des premiers mois de l’année a été perdue : l’indice INSEE sur base 100 au 1er janvier s’est établi à 101,3 le 21 août 1973. Ce sont surtout des facteurs d’ensemble qui ont joué : l’inflation, les politiques monétaires restrictives, les taux d’intérêt très élevés et la crainte d’une stagnation économique en 1974 ont compensé l’amélioration de la position du dollar, la force de l’expansion au premier semestre et la hausse des résultats des sociétés.
• Les statistiques américaines, qui ne traduisent pas une orientation très franche dans un sens ou dans l’autre, ne permettent pas de penser que les États-Unis se dirigent vers une récession : peut-être pourrait-il ne s’agir que d’une croissance ralentie.
• Quelques signes de ralentissement sont apparus en France : c’est ainsi que la production industrielle a baissé en juin, après la forte hausse de mai, et que l’avance sur l’indice de décembre n’est plus que de 3 % environ, soit 6 % en rythme annuel.
• Depuis quelque temps déjà, l’économie italienne était sortie de la récession, mais on pouvait se demander si ce n’était pas pour entrer dans une phase de croissance ralentie. Or les dernières statistiques montrent que l’économie italienne « se réveille ».
• Depuis six mois, on vivait sur l’idée que le marché des eurodevises atteignait 100 milliards de dollars. D’après les derniers chiffres de la Morgan Guaranty Trust Company, on en est à 122 Md $. L’évolution de ce marché a été marquée par trois phénomènes importants : le développement des eurodevises autres que le dollar (d’abord le mark et le franc suisse, dont la part est passée de 4 à 24 Md $), la prolifération des eurodevises ailleurs qu’en Europe (notamment au Canada, aux Bahamas, à Panama, au Japon, à Singapour, les banques de ces cinq pays ayant vu passer leurs disponibilités en devises de 41 Md $ en janvier à près de 50 en juin 1973), enfin la diversification des emprunteurs (les Pays en voie de développement [PVD] restent les principaux preneurs, mais on a vu des entreprises publiques italiennes et britanniques emprunter sur ce marché pour soutenir les deux monnaies défaillantes de l’Europe, et les pays de l’Est ont eux aussi, semble-t-il, opéré des emprunts importants).
Telles étaient les tendances générales de la situation économique et financière alors que se préparait l’assemblée générale annuelle du FMI, à Nairobi (Kenya). Il serait vain d’attendre de cette confrontation la réforme attendue et indispensable du système monétaire international. Il se pourrait toutefois que des progrès fussent effectués sur la voie de cette réforme. Fin août 1973, la Trésorerie américaine a publié un Livre blanc, où elle suggère notamment que des représentants qualifiés d’un certain nombre de gouvernements, disposant « de responsabilités et d’une stature politique », participent de façon effective et régulière à l’activité du FMI, en « déterminant les politiques et les décisions qui auront un impact crucial sur le système monétaire ». En d’autres termes, le gouvernement américain voudrait politiser une organisation qui, selon lui, a été, ces dernières années, trop contrôlée par des fonctionnaires internationaux. Comment pourraient être insérés des « hommes politiques » dans la hiérarchie du FMI ? Les Américains suggèrent de réformer soit le conseil d’administration du Fonds, soit son Comité exécutif, ou de prolonger l’activité du « Comité des Vingt », actuellement chargé de la réforme du système monétaire. Ces suggestions ont recueilli l’unanimité, pour plusieurs raisons.
Maintenant qu’a été esquissée la façon dont seront gérés les paiements mondiaux dans les années à venir, on peut discuter utilement de la réforme du FMI. Ensuite, à partir du moment où les droits de tirage spéciaux sont promis à occuper une place croissante dans les réserves des banques centrales, il est cohérent que l’on suggère de renforcer l’organisme qui sera chargé de les émettre. De même, si les ajustements de parité des pays à excédent ou à déficit chronique de paiements ne se font pas de manière automatique, c’est-à-dire à partir de signaux économétriques définis à l’avance (les fameux « indicateurs objectifs ») il faut bien que le « tribunal international » qui sera chargé de trancher dispose d’une certaine autorité. Enfin, il est clair que le problème monétaire est éminemment politique. Sans doute peut-on imaginer un système monétaire qui fonctionnerait uniquement selon les lois du marché et qui n’aurait donc besoin d’être géré par aucune autorité centrale, nationale et internationale. La généralisation des taux de change flottants étant en principe provisoire, ce n’est pas dans cette direction que l’on se dirige, et dans ces conditions, force est de constater que les domaines politique et monétaire ne sont pas étrangers l’un à l’autre. D’ailleurs, les décisions essentielles qui ont été prises, notamment le 15 août 1971, ont été le fait d’hommes politiques réunis dans le « groupe des Dix » (les dix pays les plus riches du monde non communiste) puis dans le « comité des Vingt », c’est-à-dire le « groupe des Dix » élargi à certains représentants du tiers-monde. Les États-Unis suggèrent aujourd’hui, en quelque sorte, d’institutionnaliser cet état de fait.
Une « Conférence de la Paix » sur le Moyen-Orient ?
À la veille de l’automne, tandis que l’attention se portait vers ces problèmes économiques et monétaires – aggravés, au surplus, par les inquiétudes relatives à l’approvisionnement en pétrole nées du durcissement de la politique arabe – les gouvernements et l’ONU envisageaient des initiatives susceptibles de rétablir la paix au Moyen-Orient. La nomination de M. Henry Kissinger à la tête du Département d’État n’était pas étrangère à cet espoir, essentiellement politique.
Plus les relations égypto-libyennes tendent à se détériorer, plus s’améliorent les rapports entre Le Caire et l’Arabie saoudite, c’est-à-dire le pays arabe le plus favorable à Washington. Durant tout le mois d’août 1973, les contacts se sont multipliés entre les dirigeants des deux pays. Le Caire cherche à se soustraire à la pression du colonel Mouammar Kadhafi en trouvant ailleurs une aide au moins aussi substantielle et moins conditionnelle. Les porte-parole du président Anouar el-Sadate ont insisté auprès des capitales occidentales sur un aspect important du problème : comme l’Égypte n’a pas (ou guère) de pétrole elle ne peut utiliser cette arme que si elle coordonne sa politique avec celle du pays arabe sur lequel, avant 1990, l’Occident comptera pour assurer le quart de son ravitaillement. Une stratégie égypto-libyenne n’avait de sens que dans la perspective d’un conflit armé. Au contraire, une stratégie saoudo-égyptienne prend tout son sens dans la perspective d’une négociation dominée par l’utilisation de l’arme pétrolière. Or cette négociation suppose, à son tour, une certaine connivence américaine. Cette condition ne paraît pas encore remplie, et la règle de M. Kissinger est de ne découvrir son jeu que lorsqu’il se croit sûr de gagner. Son plan pourrait comporter deux étapes. Il négocierait avec l’Union soviétique un accord sur le Moyen-Orient inspiré par le « modèle » asiatique : la définition par les deux super-Grands des limites qu’ils devront respecter pour ne pas se gêner mutuellement. Il s’efforcerait ensuite de convaincre, non pas la Première ministre d’Israël Mme Golda Meir, ni le ministre des Affaires étrangères de l’État d’Israël, M. Abba Eban, mais le général Moshé Dayan que l’intérêt bien compris d’Israël lui commande de s’engager dans la voie du réalisme au moment où sa position est plus forte qu’elle ne le sera jamais.
Tandis que M. Kissinger préparait les actions qu’il pourrait entreprendre, le secrétaire général de l’ONU, M. Kurt Waldheim, séjournait au Moyen-Orient pour une mission d’information. Un fait intéressant fut relevé dès le départ : le gouvernement syrien, qui n’avait jamais voulu recevoir le diplomate américain Gunnar M. Jarring, a accueilli le secrétaire général de l’ONU, acceptant ainsi de participer à l’action diplomatique. Un porte-parole de M. Waldheim a assuré que ce dernier et Mme Meir avaient discuté d’une formule nouvelle pour d’éventuelles négociations. Il pourrait s’agir d’une « conférence de la paix », qui grouperait les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Union soviétique, Chine) et les quatre pays belligérants (Israël, Égypte, Syrie et Jordanie). Au printemps 1972, l’idée d’une telle conférence avait été émise, mais elle avait alors fait long feu. Entre-temps, certaines données du problème se sont modifiées à la suite de l’accord Nixon-Brejnev, que l’organe de l’Union socialiste arabe, Al Goumhouriya, a appelés « les deux nouveaux amoureux ». Le plan de M. Waldheim aurait, aux yeux des Égyptiens notamment, l’avantage de ne pas être tributaire exclusivement des États-Unis et de l’Union soviétique, sans pour autant les écarter. Par ailleurs, la supervision de l’ONU ne serait qu’« indirecte », et les pourparlers « discrets ». Cependant, les Palestiniens ne paraissent pas être pris en considération en tant que tels par le « plan Waldheim », dont il se pourrait qu’indépendamment d’autres considérations, ce fût une faiblesse car, eu égard à l’ampleur et à la signification acquises par la question palestinienne, on imagine mal que les pays arabes puissent accepter une « conférence de la paix » à laquelle les Palestiniens ne seraient pas conviés. Mais le « plan Waldheim » n’en est encore qu’au stade de l’ébauche, et il se pourrait qu’il fût précisé à la lumière des entretiens que M. Waldheim ne manquera pas d’avoir avec tous les intéressés à l’occasion de la session annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU, qui va être dominée par ces problèmes du Moyen-Orient et par l’antagonisme russo-chinois. ♦