Institutions internationales - L'heure de vérité pour l'Europe - L'accord Paris-Londres et l'Europe - Exigences d'une « défense européenne »
Les suites de la quatrième guerre israélo-arabe [NDLR 2023 : guerre du Kippour] ont pris des formes qui affectent directement plusieurs institutions internationales. On aurait pu supposer (en minimisant la valeur de certaines menaces proférées par les « maximalistes » du pétrole) que les Nations unies, après avoir entériné l’accord des États-Unis et de l’Union soviétique pour le cessez-le-feu, se seraient, par référence à leur raison d’être même, présentées comme l’instrument de l’élaboration d’une paix fondée sur le droit à l’existence de l’État d’Israël et sur le caractère légitime de certaines revendications arabes ainsi que sur les conditions de la stabilité dans une région où les tensions présentes se trouvent des justifications dans de vieux antagonismes raciaux et religieux. Elles sont restées pratiquement muettes, acceptant simplement que la conférence envisagée pour les négociations se déroule sous leur égide ou plus exactement, peut-être, sous leur caution morale.
On aurait pu supposer que la Communauté européenne, en tant que telle, aurait adopté une politique par laquelle elle aurait véritablement montré qu’elle n’admettait pas d’avoir été ignorée lors des discussions qui aboutirent au cessez-le-feu. Rien de tel ne s’est produit, mais – nécessité fait loi – les « Neuf » ont réagi à cette mise à l’écart, et plus encore à la crise provoquée par l’intervention de l’« arme du pétrole » en réaffirmant les exigences de leur solidarité. Aussi bien l’Europe a-t-elle été, parmi les institutions internationales, celle qui a réagi le plus positivement aux suites de la quatrième guerre israélo-arabe, dont les développements ne peuvent pas se limiter à l’arrêt des combats, mais créeront une nouvelle situation politique.
L’heure de la vérité pour l’Europe
Le 6 novembre 1973, M. Massip écrivait dans Le Figaro : « La crise du Proche-Orient, avec ses séquelles pétrolières, a sonné pour l’Europe l’heure de vérité, et cette vérité est cruelle. Le géant économique européen né de la création et du développement du Marché commun reste aujourd’hui un nain politique. Son poids sur la scène internationale est à peu près nul. Par-dessus sa tête, Washington et Moscou prennent l’habitude de régler les affaires du monde comme si ces affaires ne concernaient pas les vieilles nations de notre continent. Devant le conflit du Proche-Orient, la France et la Grande-Bretagne n’ont finalement joué qu’un rôle d’observateurs. L’appel au cessez-le-feu lancé par la Communauté, le 13 octobre, ne reçut aucun écho. Les offres de service de la France connurent le même sort ». Aussi bien l’initiative du Président Pompidou proposant une réunion « au sommet » des « Neuf » est-elle venue à son heure, et l’on peut penser qu’elle confirmera que c’est à coups de crises et sous la pression de menaces extérieures que l’Europe peut marquer des progrès, comme elle l’a toujours fait au cours des dernières années. Qui pourrait affirmer que, sans la menace soviétique, les Européens auraient ressenti le besoin de s’unir comme ils l’ont fait à partir du plan Schuman en 1950, alors que l’on se demandait si la guerre froide était le substitut ou le prélude de la guerre « chaude » ?
À Bruxelles, le 6 novembre 1973, les ministres des Affaires étrangères des « Neuf » ont adopté une résolution insistant sur la nécessité pour Israël d’évacuer les territoires occupés lors de la « guerre des Six Jours » de 1967. Le 13 octobre, ils s’étaient bornés à exprimer le souhait qu’un cessez-le-feu soit établi et que des négociations pour un règlement d’ensemble s’engagent simultanément. Le texte du 6 novembre, au contraire, définissait une politique globale. En prenant ainsi position, les Neuf poursuivaient un double objectif. Ils voulaient montrer que, dans leur esprit, il existait encore un champ d’action pour l’Europe dans la crise du Proche-Orient, dont le règlement n’en était encore qu’à sa toute première phase. Par ailleurs, ils entendaient montrer aux pays arabes qu’ils ne s’attachaient pas uniquement à l’aspect matériel des choses – la distribution de carburant – mais qu’ils continuaient à œuvrer en faveur d’une paix équilibrée.
Cependant, les conditions dans lesquelles les États-Unis et l’Union soviétique ont imposé leur volonté aux belligérants et fait cautionner leur accord par le Conseil de sécurité des Nations unies, ont créé un profond malaise qui a été évoqué par le ministre français des Affaires étrangères devant l’Assemblée nationale le 12 novembre. Selon M. Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, ce fut là « une erreur » et « une maladresse »… « Une erreur, parce que la solution du conflit n’est pas simple, et rien n’indique que le concours de l’Europe ne soit finalement utile. Une maladresse sans doute aussi, car chacun a pu voir à quelles extrémités et dans quel sens pouvait aller cette politique, qui est celle des partages tumultueux. Traitée comme une « non-personne », humiliée dans son inexistence, l’Europe, dans sa dépendance énergétique, n’en est pas moins l’objet du deuxième combat de cette guerre du Proche-Orient. Victime oubliée du conflit, mais victime tout de même… son désarroi et son amertume sont évidents. Mais elle a aussi constaté qu’elle était un enjeu, plus encore qu’un instrument ou un appoint dans l’arbitrage des Grands. Elle peut, elle doit en tirer une essentielle leçon. Bien des peuples attendent non son sursaut, mais sa naissance ».
Mais alors que M. Jobert dénonçait le « condominium » soviéto-américain, et déplorait que les États-Unis n’aient pas pratiqué à l’égard de leurs alliés la consultation dont ils vantent les mérites, d’autres voix émirent des avis différents. M. Scheel (RFA) rappela que l’alliance américaine restait un des piliers de la politique ouest-allemande. M. Heath (Premier ministre britannique) estima qu’il ne fallait pas « exagérer l’importance des difficultés atlantiques », et M. Luns (secrétaire général de l’Otan) déclara que, aussi longtemps que les Européens ne feraient pas un effort militaire suffisant, leur défense serait subordonnée « à l’engagement américain ». Mais en dépit de ces divergences d’appréciation, et au-delà d’elles, le « sommet » de Copenhague décidé sur la proposition du Président Pompidou faisait l’unanimité des « Neuf ».
L’accord Paris-Londres et l’Europe
Les 16 et 17 novembre 1973, le Président Pompidou et M. Heath ont eu, à Londres, des entretiens dont la signification débordait du cadre bilatéral. En effet, d’une part, depuis qu’il n’est plus question d’intégration politique (ce qui n’a pas été possible avec les « Six » ne l’est pas devenu avec les « Neuf ») il ne peut y avoir de réalité européenne que fondée sur l’accord franco-britannique, d’autre part, les deux pays disposant seuls en Europe d’armements nucléaires, une « défense européenne » ne peut se concevoir que fondée sur ces deux potentiels. Dans sa conférence de presse du 27 septembre, le Président Pompidou avait lancé l’idée de « sommets européens réguliers ». Aussitôt M. Heath avait publiquement approuvé cette suggestion. Les entretiens des Chequers avaient donc une signification particulièrement spectaculaire.
Les deux gouvernements sont attachés à la solution de trois problèmes, dont chacun fait l’objet d’un texte particulier. Les relations entre la Communauté et les États-Unis sont devenues un thème très concret de négociations depuis que le Président Nixon a décidé de venir en Europe et que M. Kissinger a suggéré une « revitalisation » de l’Alliance atlantique. Longtemps « pomme de discorde » entre Paris et Londres, les relations interatlantiques consolident aujourd’hui le rapprochement entre les deux gouvernements. Un texte britannique a été élaboré sur les relations politiques et économiques entre les Neuf et les États-Unis : il soulève des objections du côté américain, mais les Neuf ne veulent pas qu’il soit altéré et ils rejettent tout ce qui pourrait conduire à une ingérence américaine dans les affaires communautaires. Un texte français traite des problèmes de défense. On y retrouve les thèmes exposés par M. Jobert le 12 novembre à l’Assemblée nationale, notamment l’idée que l’« équilibre stratégique » soviéto-américain laissant l’Europe « vulnérable à toute autre forme de conflit », la défense européenne « prend un caractère de plus en plus spécifique ». Ce texte souligne que les membres de l’Alliance devraient utiliser « toutes leurs forces » contre un éventuel adversaire, ce qui va très au-delà de la lettre du Traité de Washington. Ce texte mentionne enfin les forces nucléaires européennes (c’est-à-dire de la France et de la Grande-Bretagne) comme ayant leur caractère propre au sein de l’Alliance, alors que les Américains souhaiteraient qu’elles fussent mentionnées comme « additionnelles » ou « complémentaires ». Enfin, un troisième texte, uniquement européen, définit l’« identité » de l’Europe des « Neuf ».
En dépit des répercussions de la nouvelle crise du Proche-Orient, la Communauté ne peut négliger les problèmes auxquels elle était déjà affrontée. Le principal concerne l’union économique et monétaire, et la politique régionale qui lui est liée. Pour parvenir à « une union européenne irréversible » en 1980, les Neuf ont ébauché, au Sommet de Paris de 1972, un calendrier qu’ils n’ont pas été capables de respecter, en raison notamment des difficultés financières britanniques. Si la coordination à court terme de la politique financière a fait des progrès, si le Fonds européen de coopération monétaire a été mis en place (avec, toutefois, des moyens insuffisants), si la TVA est généralisée dans la Communauté, l’harmonisation fiscale n’est encore qu’une intention, les mouvements de capitaux ne sont pas soumis partout aux mêmes règles, les politiques industrielle, sociale, énergétique communes sont inexistantes et, surtout, la livre et la lire flottent sans relation avec les autres devises de la Communauté, parmi lesquelles le mark et le florin ont été réévalués. Le programme de la première étape de l’union économique et monétaire, qui devait s’achever théoriquement au 31 décembre, est donc très incomplètement réalisé. L’accord sur le financement du Fonds de développement régional se fait attendre, Français et Italiens voulant en outre limiter l’action communautaire aux régions rurales, alors que les Anglais veulent l’étendre aux zones industrielles. Le conflit sur la politique agricole, qui opposa longtemps la France et l’Angleterre, est en voie d’apaisement. Les prix agricoles mondiaux ont, en effet, rattrapé ceux de la Communauté, et les Anglais ne demandent plus une réforme de la politique agricole en profondeur, mais seulement des aménagements. La réforme des institutions communautaires, dont les autres partenaires font grand cas, ne sépare pas non plus Paris et Londres : les deux gouvernements sont d’accord pour que les Parlements nationaux gardent la haute main sur les ressources de la Communauté, et la création envisagée d’une Cour des comptes européenne pose des problèmes plus techniques que politiques.
Exigences d’une « défense européenne »
Le Président Pompidou et M. Heath ont abordé les questions militaires, mais sous un angle plus politique que technique. Ces problèmes ont été au cœur de la session de l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Le 21 novembre 1973, M. Jobert y a ainsi défini la position française :
• « …Les Américains et les Soviétiques jouent un rôle essentiel dans la négociation MBFR [Négociations sur la réduction des forces en Europe] et sont seuls, en tête à tête, pour parler des armes nucléaires stratégiques… La sécurité de l’Europe est, bien sûr, concernée par ces discussions, dont le déroulement n’est pas entièrement de nature à apaiser certaines craintes. La sanctuarisation des territoires des deux Grands ne reporte-t-elle pas sur d’autres zones du globe l’exercice d’une rivalité toujours latente ? L’impossibilité d’utiliser les armements nucléaires stratégiques ne revalorise-t-elle pas l’usage d’armements conventionnels toujours plus perfectionnés et destructeurs, voire d’armes nucléaires tactiques ? »…
• « … La détente entre les deux Grands, résultat des analyses des stratèges et des économistes, n’est peut-être qu’un moment historique lié à certains facteurs, dont la permanence n’est pas assurée : la rivalité de puissance demeure… Comment définir alors les conditions d’une détente véritable et par-là même durable ? Car ce qui nous est proposé jusqu’ici est trop exclusif, trop impérieux peut-être aussi, pour que les réflexions de chaque peuple puissent s’y retrouver en accord avec ses intérêts et son idéal. Il y a une autre voie de la détente, sur laquelle nous pourrions être nombreux à circuler. Pourquoi ne pas la rechercher ensemble et agrandir le groupe de ceux qui veulent échapper aux certitudes oppressantes ? »…
• « … Pour que sa voix soit écoutée et respectée, l’Europe doit être forte et résolue à se défendre… L’Alliance atlantique, à laquelle nous appartenons et à laquelle nous tenons, demeure aussi indispensable à la sécurité des États-Unis qu’à celle de l’Europe. Pour cette raison, il importe de réaffirmer aujourd’hui la permanence des objectifs de l’Alliance, alors que les données de la défense commune se sont profondément modifiées depuis dix ans… La fidélité à celle-ci n’est aucunement incompatible avec la nécessité devant laquelle l’Europe se trouve aujourd’hui d’assurer la responsabilité de sa défense, qui devient chaque jour, en fonction des évolutions stratégiques, plus spécifique, c’est-à-dire, pour l’heure, de plus en plus abandonnée à elle-même. Il faudra bien que, de cet état, elle se relève »…
M. Jobert ne s’est pas contenté de ces considérations d’ordre général :
• « … Dès maintenant… la politique de défense menée par la France prépare le terrain : sa force nucléaire stratégique, par son rôle dissuasif propre, contribue au renforcement global de l’Alliance et augmente ainsi la contribution de l’Europe à l’effort commun… Le traité dont l’UEO est issue fonde une alliance entre sept pays européens. Si tous ses membres en étaient d’accord, l’UEO pourrait constituer un cadre utile pour l’effort de dialogue et de réflexion »…
Ainsi, M. Jobert a laissé entendre que l’UEO (1) pourrait constituer le cadre dans lequel s’élaborerait la défense européenne. Mais sa proposition s’est heurtée à des réticences de la part des Allemands et des Britanniques. Les premiers ne se sont jamais sentis très à l’aise au sein de cet organisme, dont ils s’estiment des membres « diminués » en raison de l’interdiction que les Accords de Paris leur imposent en matière d’armements nucléaires. Ils ne souhaitent pas revenir sur l’interdiction des armes nucléaires, mais le problème se situe pour eux au plan politique : ils rejettent l’idée d’une défense européenne dans un cadre strictement européen. Les Britanniques, eux, ont marqué leurs préférences pour l’Eurogroupe, dont ils sont les fondateurs (2) et dont ils assument le secrétariat, qui fonctionne en étroite symbiose avec le secrétariat général de l’Otan. Quant aux Américains, ils s’abstiendront sans doute de toute position en faveur soit de l’UEO, soit de l’Eurogroupe, à moins que l’action de l’UEO n’entraîne un jour pour eux une réduction sensible du marché européen des armements – et peut-être est-ce là que réside l’un des grands obstacles à la réalisation d’un commencement de défense européenne.
La suggestion de M. Jobert en faveur de l’UEO a été d’autant plus nette que le ministre des Armées, M. Galley, avait, lors des débats budgétaires, rejeté l’éventualité d’une adhésion de la France à l’Eurogroupe. « Nous reprochons à l’Eurogroupe, a-t-il déclaré, d’être un organisme qui paraît être inféodé à l’Otan. Il nous semble que le fait de participer à l’Eurogroupe nous conduirait à un processus d’intégration à l’Otan ». M. Galley avait ajouté : « La question est néanmoins posée de trouver des formes de collaboration multinationale ».
Les formes, mais aussi un cadre. Certaines suggestions concrètes ont été faites depuis plusieurs mois à propos de l’UEO : réactivation du comité des armements, reconstitution du comité des chefs d’état-major, création d’un comité nucléaire européen (qui aurait à l’égard des forces nucléaires française et britannique les mêmes liens que ceux qui unissent le comité des plans nucléaires de l’Otan et les forces nucléaires américaines), etc. Elles n’ont pas comporté de suites concrètes, peut-être en l’absence d’une volonté réellement politique. L’initiative de M. Jobert peut-elle permettre la cristallisation d’une telle volonté ? Pour délicate qu’elle soit, la question mérite au moins d’être posée. ♦
(1) L’UEO a été créée par les Accords de Paris du 22 octobre 1954, afin que, après l’échec du projet de Communauté européenne de défense (CED), la République fédérale puisse redevenir une force militaire et adhérer à l’Otan. Très exactement, il s’est agi d’un « Traité de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective, signé à Bruxelles le 17 mars 1948, amendé par le protocole modifiant et complétant le Traité de Bruxelles signé à Paris le 23 octobre 1954 ». Outre l’Allemagne, l’Italie adhéra elle aussi au Traité de Bruxelles. L’art. 5 établit l’automaticité de l’intervention en cas d’agression armée en Europe contre l’un des États-membres, ce qui engageait dès le temps de paix la Grande-Bretagne sur le continent. En dépit de la valeur de ses travaux, l’UEO n’a guère joué de rôle dans la défense, celle-ci étant assurée par l’Otan.
(2) Cet Eurogroupe est né en novembre 1968, à l’initiative de M. Denis Healey, alors secrétaire d’État britannique à la Défense. Son but était d’affermir le « pilier européen de l’Alliance », et d’obtenir que les Européens mettent au point une conception commune des armements, de l’instruction et de la logistique. Tous les membres européens de l’Otan acceptèrent d’en faire partie, à l’exception de l’Irlande et du Portugal (la France s’était retirée de l’Otan). Depuis lors, l’Eurogroupe a eu de nombreuses activités : en 1970, le programme européen d’amélioration de la défense (EDIP), en 1971 le projet global Europackage d’amélioration des forces, puis Eurotrain (instruction des personnels militaires), Euromed (coopération des services de santé), etc. Mais le bilan d’ensemble n’en reste pas moins très mince, en raison de l’absence d’une volonté politique.