Défense dans le monde - États-Unis : l'amendement Jackson et la présence militaire américaine en Europe ; vote par le Congrès de la loi d'équipement militaire et des crédits pour la rechercher et le développement (« Military Procurement Bill ») - République fédérale d'Allemagne : restructuration des forces armées - Espagne-Portugal : perspectives de renouvellement des accords sur les bases stratégiques américaines - La question d'Irlande
États-Unis
L’amendement Jackson et la présence militaire américaine en Europe
On pouvait attendre des déclarations de M. Kissinger au Conseil de l’Alliance quelques précisions concrètes sur la conception américaine des relations interalliées. En fait, adaptant à l’évolution de la conjoncture l’essentiel des thèmes qu’il avait développés le 23 avril 1973, le secrétaire d’État américain est resté au niveau des principes pour expliquer sa politique en se gardant d’insister sur les questions litigieuses. C’est ainsi que les problèmes concrets de défense – en particulier ceux de la présence des forces américaines en Europe et du partage des charges telles que les pose l’amendement Jackson-Nunn signé le 19 novembre 1973 par le président Nixon – ont été laissés dans l’ombre.
Aussi, plutôt que de s’attarder à l’examen des principes généraux exposés à Bruxelles, apparaît-il intéressant d’analyser le contenu de cet amendement et de tenter d’en mesurer les conséquences compte tenu des attitudes divergentes des États-Unis et de l’Europe.
1 – L’amendement Jackson prévoit une réduction des forces américaines en Europe qui se fera proportionnellement au pourcentage du déficit de la balance des paiements représenté par le maintien de ces troupes et non compensé par les Européens.
En dépit de l’imprécision des estimations officielles, les chiffres fournis par Washington et surtout ceux, plus détaillés, de l’Otan permettent d’établir que pour l’année 1973 le montant total des dépenses des États-Unis, imputables au stationnement de leurs forces en Europe et entrant dans la balance militaire des paiements, a atteint 2 170 millions de dollars.
Si l’on soustrait de cette somme les 696 M $ dépensés aux États-Unis par les pays européens pour leur défense au cours de la même année, le déficit net de la balance américaine des paiements au titre militaire en ce qui concerne l’Europe de l’Otan a été pour l’année légale 1972 de 1 474 M $.
En application de l’amendement Jackson, c’est dans l’exacte proportion où le déficit ne sera pas comblé que les effectifs américains seront retirés d’Europe.
2 – On peut être surpris que le président Nixon ait signé sans y mettre son veto un tel amendement qui risque de conduire les États-Unis à procéder à un retrait unilatéral de leurs forces, contrairement à leurs engagements.
En fait, les objectifs de l’amendement Jackson ne sont nullement incompatibles avec ceux de sa politique puisqu’ils n’impliquent pas un retrait automatique américain : c’est désormais aux alliés des États-Unis qu’il appartient d’empêcher ce retrait, en payant la totalité des sommes correspondant au déficit de la balance américaine des paiements.
Cet amendement présente même pour l’Administration un double avantage : d’une part, il a permis d’éviter l’adoption de deux autres amendements en contradiction formelle, ceux-là, avec la politique Nixon : celui du sénateur Mansfield préconisant une réduction des forces américaines stationnées outre-mer de 40 % en trois ans : et celui du sénateur Humphrey prévoyant pour ces mêmes forces un rapatriement de 110 000 hommes avant le 3 décembre 1975 : d’autre part, il aidera les négociateurs américains dans leurs pourparlers avec les pays de l’Otan en donnant « un coup de semonce » aux Européens.
3 – Ceux-ci ne paraissent pas pour autant prêts à se rendre sans d après discussions. Ils font valoir que « la sécurité des États-Unis commence en Europe » et que la présence des unités américaines sur l’ancien continent sert les intérêts des uns et des autres. Ils estiment d’autre part que les compensations versées par la RFA aux États-Unis – 6 650 M de DM (soit environ 2 200 M $) du 1er juillet 1971 au 30 juin 1973 – méritent de venir en déduction du déficit de 1 474 M $ que Washington demande aux Européens d’éponger. Or, une part importante de ces crédits (2 650 M de DM) n’a pas été inscrite dans la balance des paiements militaires des États-Unis, mais seulement dans la balance globale dont le déficit imputable au stationnement des forces américaines en Europe n’a pu encore être chiffré avec précision ni par les Américains ni par les Européens.
Rien d’étonnant donc, devant tant d’imprécisions et de divergences, à ce qu’aucune date de mise en application de l’amendement Jackson n’ait été fixée. Il faudra d’abord que les États-Unis et leurs alliés se mettent d’accord sur le montant du déficit. Les Européens auraient ensuite dix-huit mois pour le compenser, notamment par une réévaluation des accords « offset » tels qu’ils existent actuellement entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et les États-Unis et que Washington souhaite transformer en accords multilatéraux ; enfin, une réduction des forces américaines n’interviendrait éventuellement que six mois après l’expiration de ce délai. En tout état de cause, il semble que l’on s’achemine vers de longues et laborieuses discussions (1).
Ainsi, l’atmosphère de « compréhension mutuelle » qui a régné à Bruxelles ne doit pas faire illusion outre mesure : les États-Unis tenteront d’amener leurs partenaires à composition avec une vigueur qui ne trouvera ses limites que dans l’attitude, unie ou dispersée, des Européens, et aussi dans leur propre souci d’éviter l’éclatement de l’Alliance, laquelle demeure une composante essentielle de leur politique.
Vote par le Congrès de la loi d’équipement militaire et des crédits pour la Recherche et le Développement (« Military Procurement Bill »)
Le président Nixon a signé le 19 novembre 1973 la loi portant sur les crédits militaires d’équipement et de recherche pour l’année budgétaire 1973-1974 (du 1er juillet au 30 juin).
Votée par les Représentants le 31 octobre 1973 et approuvée par le Sénat dès le 5 novembre, la loi porte sur un total de 21,3 milliards de dollars, dont 8,2 Md pour la Recherche et le Développement (R&D). Ces crédits sont, certes, inférieurs de 660 M $ aux demandes de l’Administration, mais dépassent de 400 M ceux accordés au titre de l’année budgétaire précédente.
1 – Dans le domaine des armements stratégiques, l’accent est mis sur le développement de systèmes d’armes des années 1980.
Les crédits accordés par le Congrès pour les forces offensives permettront d’achever la modernisation des missiles intercontinentaux Minuteman III qui seront tous dotés en 1975 de têtes MIRV (Multiple Independant Targetable Re-entry Vehicle) (455 M $, dont 100 pour la Recherche) et la conversion des missiles Polaris de la première génération en Poseidon (205 M pour les missiles et 116 pour les bâtiments). Le programme du système d’armes Trident (Sous-marin nucléaire lanceur d’engins, ou SNLE, à très long rayon d’action, lanceur d’un nouveau missile de portée intercontinentale) est poursuivi et, bien que le rythme de fabrication des matériels soit sérieusement discuté, doté de 1,7 Md $ en crédits de recherche. De même, dans le domaine aérien, les études relatives au bombardier stratégique B-1 entrent dans une phase décisive et le Congrès a voté pour son développement 448 M $.
En ce qui concerne l’armement stratégique défensif, le Congrès autorise la poursuite du programme de défense antimissile Safeguard dans le cadre de l’accord SALT I et vote 401 M $ pour le site de Grand Forks. Il ouvre d’autre part un crédit de 211 M pour la poursuite des études concernant le site de Washington. Par ailleurs, les possibilités de détection et de contrôle du système de défense seront améliorées grâce à l’acquisition d’appareils E3-A (Boeing 707) dont le programme reçoit 156 M $. Enfin, l’US Army poursuivra les études d’un système de défense des sites de missiles qui pourrait prendre le relais de Safeguard ou équiper le site de défense de Washington (135 M $ y seront consacrés).
2 – Les crédits demandés par l’Administration pour les farces d’emploi général ont été dans l’ensemble, bien acceptés. Le Congrès entend en effet favoriser la modernisation de ce deuxième volet de la dissuasion dont les équipements avaient beaucoup pâti de l’engagement au Vietnam et qui ont désormais un rôle accru du fait de la diminution du risque de guerre nucléaire.
Ainsi, l’US Air Force se voit dotée de près de 3 Md $ pour l’acquisition d’avions, tandis qu’elle reçoit 1,5 Md pour les missiles. Elle pourra, en particulier, s’équiper de chasseurs McDonnell Douglas F-15 Eagle de la classe du MiG-25 (918 M $ pour 77 appareils) et compléter son parc de McDonnell Douglas F-4 Phantom II par 24 appareils (99 M $). La chaîne de fabrication du chasseur General Dynamics F-111 Aardvark est maintenue et 24 chasseurs d’appui LTV A-7D Corsair II viendront renforcer le potentiel des forces aériennes tactiques. Les crédits pour la recherche dans ce domaine ne sont pas réduits et les différents programmes en cours de développement – avion d’appui Fairchild A-10, transport moyen STOL et chasseur léger – sont dotés de 218 M $.
Pour la Navy et le Corps des Marines (USMC), le renouvellement des bâtiments de la flotte, dont la moyenne d’âge ne manque pas d’inquiéter les responsables, se poursuivra grâce à l’acquisition de 7 destroyers de la classe Spruance (591 M $) et la conversion de 3 frégates, dont le coût s’élèvera à 137 M $. La construction du porte-avions à propulsion nucléaire CVAN-70 [NDLR 2023 : futur USS Carl Vinson] sera activement poussée et dotée de 657 M. Enfin, cinq sous-marins d’attaque, également nucléaires (SNA), seront lancés (921 M $). L’aéronavale, quant à elle, bénéficie de 3 Md $ pour ses programmes dont les plus importants concernent l’acquisition de 50 chasseurs Grumman F-14 Tomcat (693 M $), 42 chasseurs d’appui A-7E (152 M $) et 57 appareils de lutte anti-sous-marins (696 M $). L’USMC sera également valorisé par l’achat de 58 chasseurs et de 120 chars M-60 A1.
Pour l’US Army, l’effort essentiel portera sur l’acquisition de 360 chars de combat M-60 A1 (99 M $), tandis que sera poursuivie la fabrication du missile nucléaire tactique sol-sol Lance (79 M $). Par ailleurs, l’équipement des forces en engins antichars et l’amélioration du système de défense aérienne Hawk, qui nécessiteront 340 M $, ont été acceptés sans difficultés par le Congrès à la lumière des enseignements tirés du conflit du Moyen-Orient. Dans le domaine aérien, l’US Army s’intéressera plus particulièrement au développement d’hélicoptères (218 M $).
En conclusion, le vote de la loi d’équipement militaire par le Congrès constitue un succès très net pour l’Administration américaine au moment où l’autorité du président Nixon est sérieusement discutée. Le budget voté va, certes, permettre aux forces armées américaines d’acquérir des matériels en nombre suffisant, mais surtout de poursuivre la modernisation des systèmes d’armes stratégiques et tactiques qui accroîtrait leur efficacité en dépit de la déflation des effectifs qu’elles ont subie.
République fédérale d’Allemagne : restructuration des forces armées
M. Georg Leber, ministre fédéral de la Défense, a présenté le 29 novembre 1973, devant le Bundestag, le projet de réforme des forces armées allemandes. Déjà en novembre 1972, une commission présidée par M. Mommer, ancien député SPD, avait proposé un plan basé sur la constitution d’un certain nombre de brigades-cadres. Ce projet avait suscité de violentes critiques de la part des milieux militaires, tant en RFA qu’à l’Otan. Reprenant ces travaux en liaison avec les autorités atlantiques, l’État-major fédéral a élaboré un nouveau plan dont les principales dispositions sont maintenant connues.
Le ministre de la Défense, dans sa présentation du projet, rappelle les raisons qui ont amené les dirigeants fédéraux à décider cette réforme. D’une part, il fallait respecter les engagements vis-à-vis de l’Alliance atlantique, c’est-à-dire maintenir le nécessaire équilibre des forces en Europe, sans anticiper sur le résultat des négociations de Vienne. D’autre part, comme les budgets de défense des dernières années en faisaient apparaître la nécessité, il convenait de restreindre les frais de fonctionnement de la Bundeswehr pour relancer les investissements (2).
Tenant compte de ce double contexte international et intérieur, les principes de la restructuration de la Bundeswehr peuvent se résumer ainsi :
– Juxtaposition d’unités immédiatement opérationnelles (à équipement et effectif complets) et d’unités propres à le devenir rapidement.
– Maintien des effectifs à 495 000 hommes dont 30 000 sont en disponibilité désormais pendant douze mois au lieu de trois. La durée du service est maintenue à 15 mois.
– Création d’unités-cadres permettant de moduler le nombre des militaires en service sans changer le nombre des unités ni leur valeur opérationnelle. L’entraînement des militaires en disponibilité est prévu pour qu’ils soient capables de compléter ces unités-cadres.
– Simplification et centralisation des structures de commandement.
– Augmentation du nombre des brigades (36 au lieu de 33), ce qui répond aux exigences de l’Otan.
Le Parlement se prononcera en 1974 sur ces mesures qui devraient être effectives en 1978. Il faudra cependant compter avec l’opposition chrétienne-démocrate, représentée par M. Wœrner, qui décèle dans ce projet un affaiblissement des forces fédérales.
Les arguments invoqués contre le plan gouvernemental ne manquent pas de poids : la crédibilité de la dissuasion doit être maintenue ; ce ne sont pas les difficultés financières qui doivent déterminer l’effort de défense mais la menace adverse. D’autre part, de manière à accroître le taux de disponibilité, il conviendrait donc d’augmenter et non de réduire le nombre de militaires prêts à servir immédiatement, mais les dépenses qui en résulteraient sont jugées inacceptables par le gouvernement. Enfin, le projet gouvernemental affaiblit la position de la RFA dans l’Otan et celle de l’Alliance face au Pacte de Varsovie au moment des négociations de Vienne sur la réduction des forces en Europe.
En résumé, pour M. Wœrner, la nouvelle structure témoigne de l’incapacité du gouvernement fédéral à fournir financièrement ce que la situation internationale semble exiger. Pour les dirigeants fédéraux au contraire le projet respecte les engagements à l’égard de l’Otan et permet de moderniser l’armée sans augmenter le budget de défense.
Cette dernière raison sera sans doute déterminante.
Espagne-Portugal : perspectives de renouvellement des accords sur les bases stratégiques américaines
Le climat des relations entre les États-Unis et les pays de la péninsule ibérique a été modifié par la guerre du Kippour ; il s’est amélioré en ce qui concerne le Portugal mais détérioré vis-à-vis de l’Espagne. Cette évolution marquera les négociations qui devraient s’ouvrir prochainement en vue du renouvellement des accords sur les bases stratégiques américaines de la péninsule et de l’archipel des Açores ; le Traité d’amitié et de coopération hispano-américain expire en effet en 1975 et l’accord sur les bases des Açores (Terceira et Santa-Maria) signé entre les États-Unis et le Portugal vient à échéance le 4 février 1974.
1 – Au cours du conflit du Proche-Orient, les forces armées américaines stationnées à Torrejón ont été amenées à prendre des mesures qui ont indisposé vivement le gouvernement espagnol : sans se conformer aux termes du traité, elles ont fait atterrir sur cet aérodrome des appareils à destination d’Israël. En outre, lors de la mise en alerte des forces américaines, celles-ci, sans tenir compte de la souveraineté espagnole, ont unilatéralement réservé l’accès de certaines zones à leurs ressortissants, s’attirant ainsi les protestations des autorités madrilènes.
Sur le plan économique, en dépit de l’assurance des pays arabes, l’Espagne manque de pétrole ; elle est en effet tributaire techniquement des compagnies américaines et tend à rendre responsables les États-Unis de cette situation de pénurie.
Ces circonstances peu favorables, jointes aux intérêts divergents des gouvernements américain et espagnol en matière de politique extérieure en Méditerranée et dans les pays arabes, n’inciteront guère les Espagnols à la conciliation lorsque débuteront les pourparlers sur le renouvellement du traité d’amitié et de coopération. Or, l’Espagne, moins dépendante que par le passé de l’aide économique américaine, est désormais mieux armée pour négocier ; on peut même penser qu’elle cherchera à obtenir des États-Unis des garanties politiques concernant sa sécurité, garanties qui à ses yeux devraient renforcer sa position internationale, notamment vis-à-vis de l’Europe.
2 – Contrairement aux Espagnols, les Portugais ont laissé transiter sans restriction de nombreux avions-porteurs à destination d’Israël sur la base qu’ils louent aux Américains à Lajes (Açores, île de Terceira). Sur le plan politique, même s’il n’existe dans l’accord américano-portugais aucune clause limitative d’emploi, il semble que l’attitude bienveillante de Lisbonne n’ait été dictée que par l’espoir de tirer profit des États-Unis : le Portugal, qui n’est pas en bons termes avec les pays arabes en raison de sa politique africaine et n’a pas reconnu l’État d’Israël, attend peu de ces pays et ne leur doit rien.
Le gouvernement de M. Caetano, fort de la nouvelle importance de l’escale des Açores, pourrait monnayer le renouvellement de l’accord luso-américain contre une assistance économique améliorée et l’assurance d’être soutenu dans sa politique outremer.
Les Américains ont apprécié le geste du Portugal et l’ont déjà prouvé à l’ONU par leur attitude favorable aux thèses portugaises. Ils sont enclins à payer le prix, mais leurs bonnes dispositions connaissent des limites ; celles imposées par l’hostilité du Congrès à l’égard de la politique coloniale portugaise (un amendement récent interdit toute aide aux opérations des Portugais en Afrique) et celles dictées par le souci du gouvernement de M. Nixon de ne pas compromettre ses relations avec les États arabes en appuyant trop ouvertement un gouvernement dont ces derniers ont condamné « l’impérialisme africain ».
Tant en Espagne que dans l’Atlantique, les forces armées des États-Unis, en particulier l’US Navy, souhaitent conserver les facilités qui leur sont consenties, tout en sachant qu’elles trouveront en face d’elles des négociateurs plus exigeants et disposant de meilleurs atouts. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer la visite faite récemment par M. Kissinger à Lisbonne et à Madrid.
La question d’Irlande
La création à quinze jours d’intervalle du Comité exécutif d’Irlande du Nord et du Conseil de l’Irlande constitue une étape essentielle dans le développement de la question irlandaise. Aux structures anciennes visant à séparer les antagonistes succèdent de nouvelles institutions favorisant la réconciliation par l’ouverture du dialogue.
Colonisée au XVIIe siècle par les Anglais, intégrée au Royaume-Uni par l’Union Act de 1800, l’Irlande a été divisée à la suite du compromis de 1920 qui mettait un terme à une insurrection en instituant un régime de séparation sommaire des communautés catholique et protestante :
– d’un côté l’Eire, République indépendante d’Irlande du Sud, à prédominance agricole, approchant les trois millions d’habitants, est catholique dans la proportion de 95 %.
– de l’autre l’Ulster, province industrialisée d’Irlande du Nord, regroupe un million et demi d’habitants, séparés à leur tour en un tiers de catholiques et deux tiers de protestants. Disposant jusqu’en 1972 d’un parlement (le Stormont) et d’un gouvernement local, il ressemblait beaucoup plus à un État fédéré à la Grande-Bretagne qu’à une province administrée par Londres. L’alternance du pouvoir y était inconnue puisque la majorité ne pouvait échapper aux protestants regroupés dans l’UUP, le parti conservateur unioniste (union avec Londres).
Cette majorité protestante stable et homogène représente en même temps la classe dirigeante et possédante. Sous sa direction, l’Ulster a connu un essor économique remarquable étroitement lié aux échanges avec l’Angleterre.
La minorité catholique lui est opposée dans tous les domaines. Se trouvant lésée sur les plans politique, économique et social, elle voit dans la réunification de l’Irlande une échappatoire à ses contraintes.
Dans ces conditions, l’explosion de 1969 n’avait rien de surprenant, l’étiquette religieuse servant surtout de drapeau aux extrémistes pour donner un caractère passionnel à une insurrection motivée par des raisons beaucoup plus temporelles.
Placé devant cette impasse, le gouvernement britannique tente de désamorcer l’insurrection par un programme de réformes hâtivement mis sur pied visant à rétablir l’égalité de traitement entre les deux communautés, mais il est trop tard. Le Premier ministre britannique M. Heath décide alors d’attaquer le problème sur des bases entièrement nouvelles en créant les conditions nécessaires à l’ouverture du dialogue :
Par une loi de mars 1972, le gouvernement de l’Irlande du Nord est suspendu, ses pouvoirs transférés à un secrétaire d’État et un programme d’action est annoncé dans un Livre blanc proposant les étapes suivantes : référendum sur la frontière ; création d’une assemblée élue à la représentation proportionnelle ; création d’un exécutif représentant tous les secteurs de la communauté ; conférence entre le Nord et le Sud pour étudier une collaboration plus étroite.
Après bien des vicissitudes, le secrétaire d’État, M. Whitelaw, a réussi à mener ce programme à son terme, le référendum a eu lieu, l’assemblée s’est réunie, les fractions modérées des partis ont réussi à s’associer pour former un exécutif où les catholiques ont leur place, tout en laissant une participation majoritaire aux protestants.
La création du Comité exécutif d’Irlande du Nord, le 22 novembre 1973, a consacré en Ulster la fin du monopole politique protestant suspendu depuis mars 1972. Désormais les deux communautés disposent de structures locales qui vont leur permettre de gouverner conjointement dès 1974.
À l’échelon de l’Ulster le dialogue peut dès maintenant s’ouvrir.
Au niveau de l’Irlande, le problème de la coexistence se pose en des termes numériquement comparables, la même proportion des deux tiers se retrouve mais en sens inverse : près de trois millions au Sud, un million et demi au Nord. Sur le plan confessionnel, l’ensemble représente trois-quarts de catholiques pour un quart de protestants.
Lorsque les passions se seront éteintes, il apparaîtra que les conflits d’intérêts auront perdu de leur acuité en raison de l’entrée conjointe du Royaume-Uni et de l’Eire dans la Communauté européenne. La perspective d’une réunification pourra alors apparaître, bien que cet horizon reste encore bouché pour longtemps par l’opposition intransigeante et durable des protestants. Cependant la création du Conseil de l’Irlande ouvre tout de même une porte.
Du 6 au 9 décembre 1973, la conférence de Sunningdale a réuni les trois partis en présence : Grande-Bretagne, gouvernement de Dublin, comité exécutif de Belfast. Elle a abouti à la constitution d’un « Conseil de l’Irlande » dont la raison d’être essentielle est de réunir les ministres du Nord et du Sud dans un même organisme permanent.
Pour obtenir un tel résultat, des concessions majeures ont dû être faites par les participants :
– La Grande-Bretagne, en acceptant de n’y siéger que de façon occasionnelle lorsque ses intérêts seront débattus, montrant ainsi qu’elle tend à prendre quelque distance. Toutefois son retrait n’est qu’apparent puisqu’elle conserve le contrôle absolu de la police et des finances du Nord.
– L’Eire, malgré l’article de sa constitution relatif à la réunification, en s’engageant solennellement à ne pas remettre en cause le statut de la province du Nord sans le consentement de la majorité de la population.
– Les protestants du Nord, en admettant la dimension irlandaise du problème qu’ils avaient toujours rejetée comme un prélude à la réunification.
Le contenant ayant plus d’importance que le contenu, les compétences du Conseil sont mal définies dans l’immédiat car dans l’esprit de ses créateurs les objectifs restent divergents. L’accord non dépourvu d’ambiguïté est actuellement limité à la mise sur pied d’instances communautaires calquées sur les institutions de la Communauté économique européenne (CEE) avec le Conseil des ministres, une assemblée et un secrétariat, les décisions étant prises à l’unanimité. Les attributions du Conseil sont uniquement d’ordre économique, social et culturel, mais la dimension irlandaise est désormais reconnue dans un esprit de réconciliation.
Ainsi M. Whitelaw a bien rempli sa mission, il a ouvert le dialogue et donné aux parties moins que ce qu’elles demandaient, mais plus que ce à quoi elles pouvaient raisonnablement prétendre. Il doit ce succès non seulement à ses talents de négociateur mais aussi au soutien de Dublin et à l’appui constant du parti travailliste.
La création du Comité exécutif d’Irlande du Nord et la mise sur pied du Conseil de l’Irlande peuvent ouvrir à long terme la porte à la réunification de l’Irlande si les extrémistes des deux bords ne viennent pas compromettre les fragiles progrès ainsi réalisés. ♦
(1) Le fait que le renouvellement des accords de compensation entre la RFA et les États-Unis, arrivés à expiration le 30 juin 1973 n’ait pu encore être signé en est une preuve.
(2) Pour l’année 1973, les dépenses de fonctionnement dépassent 70 % du budget de Défense.