Institutions internationales - Georges Pompidou et l'Europe - Détente entre les « Neuf » - Réunion des pays du Pacte de Varsovie - L'ONU et le problème des matières premières
En exergue de son livre Europe (1930), Édouard Herriot avait placé un proverbe chinois : « Il ne peut pleuvoir chez mon voisin sans que j’aie les pieds mouillés » : c’est en effet un des grands principes des relations internationales. Quelles que soient ses intentions, et aussi autarcique qu’il puisse se vouloir, un État ne peut jamais faire abstraction de ce qui se passe hors de ses frontières. L’interdépendance est inscrite dans la logique des rapports entre les collectivités humaines dès qu’elles ont dépassé ce que, dans sa Géographie des frontières, Jacques Ancel appelait le « stade moléculaire ». Elle est devenue une pièce maîtresse du jeu international. Aucun État européen ne peut ignorer ce qui se passe en Chine ou en Union soviétique, et vice-versa, et a fortiori chez un de ses partenaires de la Communauté.
Il en fut ainsi par exemple, au cours des derniers mois, de la crise politique chronique de l’Italie, des difficultés de la Belgique, des incertitudes de la Grande-Bretagne. Il ne pouvait pas en être autrement de la mort du président Pompidou. L’une de ses premières conséquences en ce domaine fut le report à une date non fixée (mais qui devrait se situer avant les vacances) des nouvelles négociations de la Grande-Bretagne avec la CEE. M. Callaghan, secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique, aurait voulu qu’elles s’engagent le plus tôt possible, mais il a dû tenir compte de la disparition du président de la République française, et aucune négociation ne pouvait s’engager avant le 19 mai. S’il est vrai que M. Wilson, Premier ministre, avait l’intention d’organiser un référendum « avant l’été », cette perspective s’est éloignée, mais peut-être les dirigeants travaillistes s’en accommoderont-ils, car ils sont très divisés sur la question européenne, et cet ajournement leur a donné un répit indispensable pour préciser leur attitude.
Georges Pompidou et l’Europe
Chaque homme d’État marque la politique de son empreinte. Aussi n’est-il pas hors de propos, dans cette chronique, de rappeler ce qu’était l’Europe pour le président Pompidou. M. Jobert, ministre des Affaires étrangères, l’a ainsi précisé dans Le Monde le 17 avril 1974.
« …En 1969, M. Pompidou a fait un discours à Strasbourg dont la partie de politique étrangère était le seul texte de sa campagne électorale qu’il ait rédigé à l’avance… Dans ce discours vous trouverez toutes les idées qu’il a essayé de faire passer pendant sa présidence.
« Je crois qu’il était fermé à l’idée d’intégration européenne parce qu’il la considérait comme irréaliste dans les temps présents. Il considérait qu’une progression en Europe ne pouvait se faire que sur les bases actuelles, c’est-à-dire les États, mais qu’il fallait une action sincère, progressive. C’est lui… qui a, en quelque sorte, fait la conférence de La Haye parce qu’il a accepté ce qu’elle dessinait, c’est-à-dire l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun. C’est lui qui a convenu avec M. Heath que l’Angleterre entrerait dans le Marché commun, et qu’il fallait qu’elle y entre à la fois de bonne volonté et avec enthousiasme. C’est lui qui a voulu donner une ratification solennelle, si on peut dire, à l’entrée de l’Angleterre, de l’Irlande et du Danemark dans le Marché commun. C’est lui qui, à la Conférence de Paris, en octobre 1972, a trouvé les termes d’“union européenne” qui a tout de suite recueilli l’adhésion du chancelier Brandt, de M. Heath et de nos autres partenaires. C’est autour de cette idée d’union européenne, qui n’est pas une idée d’intégration mais une idée de progression dans les structures actuelles, et d’adaptation de ces structures dans une perspective politique, c’est autour de cette idée que l’accord s’est fait. Aujourd’hui encore, quand on pense parler de façon réaliste de l’Europe, on parle de l’union européenne en 1980. L’union européenne, dans l’esprit de M. Pompidou, c’était une sorte – il n’aimait pas le mot – de confédération européenne. Le mot aurait créé des problèmes dans certains États. Mais l’idée paraît, je crois, pratique à tous »…
M. Jobert poursuivait :
« Nous avions toujours pensé qu’il faudrait que dans cette construction européenne il y ait un certain nombre de sujets qui soient délégués à une autorité européenne, qui serait un gouvernement européen… Il faut être réaliste. On ne peut pas à la fois vouloir l’Europe indépendante et puis jurer que les États n’abandonneront aucune prérogative. Cela n’est pas possible »…
Le 24 avril, dans des déclarations à Europe n° 1 et à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, il a précisé cette analyse. Par « confédération », a-t-il expliqué, il faut entendre « un organisme gouvernemental qui reçoit par délégation un certain nombre d’attributions ou un certain nombre de dossiers, dont le traitement est limité dans le temps… Il faut que les chefs d’État et de gouvernement des “Neuf” disent aux autres qu’en 1980 ils seront décidés à ce que chaque État abandonne sur un certain nombre de sujets une parcelle de l’autorité étatique au profit de la confédération ». Parmi ces dossiers, il a cité « l’approfondissement de la confédération », la politique aéronautique, une politique de l’informatique. Il pense, en revanche, que si l’on veut confier la défense et les affaires étrangères à un organisme européen, « on se condamne à ne rien faire du tout ». Et il a conclu : « Il me semble que l’on peut avancer… que si quelqu’un s’oppose à la formation de l’Europe, ce n’est pas la France… Personne ne peut honnêtement dire que la France refuse l’Europe. La France la veut, mais c’est une œuvre très difficile »…
Détente entre les « Neuf »
Si certaines décisions ont été retardées à la suite de la disparition du Président Pompidou, la vie internationale n’était pas pour autant arrêtée, et ministres et experts ont continué à travailler.
• Le 5 avril, le « Comité de l’énergie » de la CEE, qui rassemble des hauts fonctionnaires des neuf États-membres, a étudié les propositions de la Commission des Communautés, qui visent à élaborer une « nouvelle stratégie » communautaire de l’énergie. Les experts ont défini une série d’« objectifs volontaristes » qui visent à réduire la demande d’énergie et à limiter l’offre, afin de ramener à 43 % en 1985, contre 60 % en 1973, le degré de dépendance énergétique de la CEE, vis-à-vis de l’extérieur. Pour ce faire, il conviendrait d’abaisser à 40 %, contre 60 % en 1972, la part du pétrole dans l’approvisionnement énergétique, de recourir très largement au gaz naturel, de développer rapidement le potentiel nucléaire et de conserver une place importante au charbon. L’idée d’infléchir la politique d’approvisionnement de la CEE dans un sens bien déterminé, afin de renforcer la sécurité de cet approvisionnement tout en tenant compte de la nécessité d’être fourni à des prix raisonnables, a recueilli l’assentiment de l’ensemble des délégations.
• Le 15 avril, la Commission a repris l’examen d’ensemble de la situation de l’approvisionnement de la Communauté, l’approche retenue étant une analyse, produit par produit, dans le domaine des ressources minérales, végétales et animales. Les experts bruxellois se sont efforcés de dégager un certain nombre de mesures s’appliquant spécifiquement à chaque cas, mais susceptibles, considérées globalement, de constituer la charpente d’une politique communautaire des matières premières. La Communauté, ont-ils souligné, se trouve confrontée, du fait de « l’évolution du contexte planétaire », à des options fondamentales. Ce contexte, c’est tout d’abord la position dominante que les États-Unis et le Japon, compte tenu de l’ampleur de leurs besoins et de la cohérence de leur politique, occuperont vraisemblablement de plus en plus sur le marché mondial des matières premières. Pour l’Europe des « Neuf », se pose dès lors la question d’estimer si cette concurrence est acceptable ou non à long terme dans la perspective d’un approvisionnement sûr et avantageux. L’autre donnée du problème est l’attitude des pays non alignés qui, depuis la Conférence de Santiago, affirment leur droit de souveraineté sur leurs ressources naturelles.
• Le 20 avril, les ministres des Affaires étrangères des « Neuf » se sont réunis au château de Gymnich, près de Bonn, afin de délibérer des problèmes de la coopération politique. Ils ont examiné particulièrement les dossiers suivants :
– l’avenir de la communauté européenne et sa finalité, c’est-à-dire la création pour 1980 d’une « union européenne » ;
– la consultation avec les États-Unis (les ministres ont estimé qu’il fallait se garder de tout dogmatisme, de toute attitude « théorique », que la querelle avait été « artificiellement grossie », et que l’on pourrait envisager une « déclaration atlantique ») ;
– la demande britannique de renégociation ;
– les rapports avec le monde arabe (sans toutefois poser la question de savoir si le dialogue pourra ouvrir rapidement sur une conférence euro-arabe).
• Le 21 avril, réunis dans le château de Zeist (qui accueillit Louis XIV allant signer le Traité d’Utrecht), les ministres des Finances ont discuté du prix de l’or. Les mesures qu’ils ont arrêtées devraient permettre de mobiliser de façon utile l’or détenu par les Banques centrales. Ils ont décidé que ces Banques pourraient échanger de l’or entre elles à un prix dérivé du prix du marché libre, et ils ont retenu le principe que ces Banques seraient désormais autorisées à vendre et à acheter de l’or sur le marché libre. Certains États-membres, notamment la Grande-Bretagne, ont tenu à ce que le texte de l’arrangement adopté précise bien que la Communauté avait la volonté que les mesures qui vont être prises n’entraînent pas une augmentation importante des réserves en or détenues par les Banques centrales. Il a été également entendu que les « Neuf » préciseront les modalités selon lesquelles jouera cette réforme, dont l’objectif fondamental est de permettre à l’or de circuler dans des conditions à peu près normales, sans pour autant lui rendre un véritable rôle monétaire. La tâche est ardue. En effet, les mécanismes par lesquels les « Neuf » ont décidé de soutenir mutuellement leur monnaie en cas de difficulté prévoient que chacun doit rembourser en or une partie de ses déficits, proportionnellement à la présence de ce métal dans ses réserves. Tout le système est bloqué parce que personne ne veut verser de l’or comptabilisé à 42 dollars l’once, prix officiel, alors qu’au marché de Londres il en vaut quatre fois plus.
Réunion des pays du Pacte de Varsovie
Les chefs de parti et de gouvernement des sept pays membres du Pacte de Varsovie (URSS, Pologne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie et République démocratique allemande [RDA]) se sont réunis les 17 et 18 avril 1974 à Varsovie pour une session (la première depuis celle de Prague de janvier 1972) du Comité politique consultatif du Pacte. Cette réunion a été dominée par l’examen des difficultés qui subsistent dans le déroulement de la négociation sur la réduction des forces en Europe centrale. Les différends portent sur trois points essentiels.
• Alors que les Occidentaux souhaitent une réduction des seules forces américaines et soviétiques, ne voulant aborder que dans une seconde étape le problème de la réduction des forces nationales, les pays socialistes demandent que les réductions concernent dès la première phase tant les forces nationales que celles des deux « Grands ».
• Alors que pour l’Otan il ne doit être question dans une première phase, que des forces terrestres, les pays socialistes entendent que les forces aériennes et nucléaires soient également englobées dans l’accord.
• Alors que les Occidentaux demandent que l’on fixe un plafond égal pour les forces des deux pactes en Europe centrale, les pays socialistes n’envisagent qu’une réduction égale ne modifiant pas le rapport existant.
Un compromis sera peut-être recherché sur la base d’une autre idée : « geler » la situation militaire en Europe centrale – ce que l’organe du PC hongrois, Nepszabadsag expliquait ainsi : « Les rapports de force qui se sont historiquement établis doivent être considérés comme des réalités, comme faisant partie organiquement du statu quo européen ». Il ne s’agirait donc pas de créer une situation nouvelle, mais d’obtenir la confirmation d’un statu quo politique (par les négociations sur la « sécurité européenne ») et militaire (par celles sur la réduction des forces).
Il a été par ailleurs décidé que le Pacte de Varsovie serait automatiquement reconduit pour dix ans, si aucun de ses membres n’en demande la dénonciation un an avant l’expiration du délai de vingt ans – donc avant le 14 mai 1974. M. Ceaucescu n’ayant pas annoncé que la Roumanie s’en retirait, le Pacte de Varsovie doit être considéré comme reconduit pour dix ans.
L’ONU et le problème des matières premières
Le 9 avril s’est ouverte à New York l’Assemblée générale extraordinaire des Nations unies sur les matières premières et le développement, réunie à l’initiative du président Boumediene, qui a agi en qualité de président en exercice du groupe des pays non alignés. « L’enjeu est considérable, a déclaré le Secrétaire général de l’ONU, M. Waldheim. Le monde, en effet, n’est plus partagé en deux catégories d’États comme on le pensait autrefois – les pays riches industrialisés et les autres en voie de développement (PVD) – mais en trois catégories : les pays industrialisés, les pays en voie de développement qui détiennent de grandes richesses et les autres pays sous-développés qui ne bénéficient point de ces richesses. Ces derniers sont les grandes victimes de cette évolution. Ils souffrent de plus en plus de la hausse considérable du prix de l’énergie… Tous les États d’ailleurs souffrent des conséquences du processus inflationniste que le monde entier cannait aujourd’hui et qui avantage les uns au détriment des autres ». Pays producteurs et pays consommateurs ont confronté leurs points de vue, cependant que chacun cherchait à tirer un bénéfice politique de cet exposé : la veille même de la clôture de cette session, certains parlaient d’impasse, tant les positions étaient éloignées. Le désaccord était apparu nettement au comité spécial présidé par M. Hoveyda, ambassadeur d’Iran, où le groupe des « 77 », qui réunit 93 pays en voie de développement, a refusé, sur les problèmes des cartels et de l’indemnisation des biens nationalisés, de modifier la déclaration qui devait être soumise à l’assemblée. Pour leur part, les délégations européennes, et la France en particulier, étaient soucieuses de mettre sur pied un processus susceptible d’entraîner une prolongation de la concertation au-delà de la session, soit par la création d’un ou plusieurs comités, soit même par l’établissement de groupes de négociation sur des problèmes précis à un échelon élevé. C’est ainsi que la France a présenté un projet de résolution stipulant la création d’un comité restreint qui serait chargé de « poursuivre les discussions relatives aux matières premières ». Ce comité devrait tenir compte de « toutes les idées exprimées au cours des débats de l’ONU en vue de dégager toutes possibilités d’action concertée, en particulier par le biais d’accords ou d’arrangements par produits, et de proposer les procédures appropriées pour mettre en œuvre les conclusions auxquelles il serait parvenu ». Les États-Unis, pour leur part, ont proposé la mise sur pied d’un comité international de « vingt éminentes personnalités » pour « établir le bilan des ressources terrestres ».
Le 29 avril, la commission ad hoc, organe délibératif de la session extraordinaire de l’Assemblée générale, a décidé d’ajourner ses travaux sine die, sans procéder à la discussion des projets qui lui ont été présentés. L’échec ne pouvait, hélas, être nié. Présentée par le Dahomey [NDLR 2024 : futur Bénin] et l’Irak, cette motion a été adoptée par 56 voix contre 13 et 38 abstentions. Elle a confirmé qu’un groupe majoritaire de pays du Tiers-Monde refuse de discuter tout projet présenté par des pays qui ne sont pas de leur catégorie ou de leur obédience politique, tant que les pays industrialisés d’Amérique du Nord et d’Europe, et le Japon, n’accepteront pas les deux documents fondamentaux qu’ils ont soumis à la session : le projet de déclaration sur un ordre économique international nouveau et le projet de programme d’action. Or ces deux documents contiennent des stipulations jugées inacceptables par les pays industrialisés, notamment en ce qui concerne les modalités des nationalisations et des expropriations. Peut-être cette session extraordinaire de l’Assemblée de l’ONU a-t-elle suivi de trop près la Conférence de Washington. Il est en tout cas certain qu’elle a abordé le problème des matières premières sous un angle essentiellement politique, tout se passant, pour certains pays, comme si le coût du pétrole et des autres matières premières devenait le moyen d’une revanche sur les sujétions politiques des temps de la colonisation.
Peut-on maintenant envisager que le problème soit repris dans un cadre moins vaste, et sans que les prises de position aient des résonances spectaculaires ? Ce pourrait alors être la chance d’une conférence européo-arabe. Le 4 mars à Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères des « Neuf » ont décidé d’inviter les vingt pays membres de la Ligue arabe à une conférence européo-arabe à l’occasion de laquelle seraient jetées les bases d’une coopération économique, technique, voire culturelle, entre les deux rives de la Méditerranée. On pensait qu’elle pourrait se réunir dans le courant de l’automne ou au début de 1975. Il se pourrait que l’échec de la session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU incite les pays concernés à en hâter les préparatifs, car les uns et les autres. Européens et Arabes, y ont intérêt. Il est à cet égard significatif que la visite de M. Brandt en Égypte et en Algérie, en avril, ait été considérée comme ayant une dimension européenne. « La République fédérale (RFA), a-t-il déclaré, s’emploiera à ce que l’idée d’une coopération entre l’Europe et les pays arabes se concrétise et puisse se révéler fructueuse dans l’avenir », et selon lui, la commission intergouvernementale germano-égyptienne consacrée aux questions économiques, techniques et culturelles, pourrait servir de modèle pour le dialogue européo-arabe.
René Jacquot
• Cette chronique était rédigée lorsque nous avons eu connaissance de la décision du gouvernement italien de « bloquer » les importations par un mécanisme financier draconien. Sans doute a-t-il annoncé qu’il s’agissait là d’une mesure temporaire, liée à une situation qui, dans un délai de six mois, pourrait se modifier dans un sens favorable, ce qui permettrait le retour à cette liberté des échanges qui est l’une des bases du Traité de Rome, et sans laquelle on ne peut imaginer un Marché commun. Il n’empêche que cette décision est lourde de conséquences, surtout au plan psychologique : face à une difficulté, un gouvernement opte pour l’autarcie contre la communauté.