L’insécurité européenne
Faire tenir dans les cent vingt-huit pages du format restreint d’un « Que sais-je ? » ce qui est en jeu à la Conférence de sécurité et de coopération en Europe (CSCE) dont la deuxième phase est en cours à Genève, c’est là une gageure que Charles Zorgbibe, Professeur de droit public à l’Université de Paris-Sud, Directeur du Centre d’études juridiques de Sarrebrück, a tenue. L’importance de l’enjeu de la CSCE pour l’avenir de l’Europe et de la paix dans le monde vaut que nous nous arrêtions un peu plus longuement sur ce petit volume remarquable. Le propos de l’auteur est de nous dire pourquoi il y a un problème de sécurité et de justifier le jugement quelque peu pessimiste que révèle le titre en négatif donné à son ouvrage.
Il n’a pas de peine à le faire en deux parties aux intitulés révélateurs : le premier étant « Prague ou la sécurité anéantie » et le second « De Berlin à Helsinki ou la sécurité incertaine ». Pour bien comprendre l’enchaînement logique de l’une à l’autre partie, il nous faut d’abord nous reporter à la théorie du droit international selon la vision soviétique ou plutôt selon les deux tendances opposées entre lesquelles elle oscille, tantôt la tendance internationaliste – telle qu’elle a été exprimée par Evgeny A. Korovin en 1924 et pour laquelle le concept de souveraineté n’est pas un dogme intangible – et tantôt la tendance inverse affirmée par les théoriciens et les praticiens soviétiques dans les années précédant le second conflit mondial : l’État est le sujet immédiat du droit international. On assiste actuellement à un retour soudain au primat de l’internationalisme prolétarien et à l’abaissement corrélatif du principe de souveraineté. C’est ce que manifeste l’intervention en Tchécoslovaquie en 1968 et la justification qui en a été donnée alors et surtout depuis : devant l’imminence du danger contre-révolutionnaire, c’est un droit et un devoir de la « communauté socialiste » d’intervenir en réponse à « l’agression indirecte ». En fait, cette thèse ne constitue que la « hâtive justification de la restauration de l’ordre qu’entreprend l’Union soviétique, État dominant au sein du bloc qu’elle dirige et qui lui semble en proie à des tendances centrifuges ». Ce qui est en question, du point de vue du droit international, c’est le prétendu droit qu’auraient les ententes régionales de régir les relations entre leurs membres. C’est la thèse dite de la « sécurité collective régionalisée » telle qu’elle est défendue par M. Gromyko, et l’on comprend que les Occidentaux marquent à l’égard de cette prétention plus que de la réserve.
Anéantie à l’Est, la sécurité voit-elle s’ouvrir de meilleures perspectives entre les deux Europe ? Certes « le lancinant problème allemand » a trouvé avec l’Ostpolitik une solution qui « transforme l’affrontement des deux Allemagne en une coexistence réglée » et qui préserve l’avenir tout en humanisant la condition des « frères séparés ». Les rapports interallemands constituent ainsi une préfiguration du pari européen, de même que Berlin constitue en quelque sorte le « microcosme de l’Europe », une sorte de laboratoire dans lequel s’est opéré l’essai de la coexistence pacifique en Europe.
Mais la paix en Europe, chacun en est conscient, est fonction de la force de la Communauté européenne, force aussi bien économique que politique ou proprement militaire. Aussi Charles Zorgbibe consacre-t-il un chapitre de son ouvrage au Marché commun et à l’évolution de l’attitude de l’Union soviétique et du COMECON (Conseil d’assistance économique mutuelle) à son égard. Si, de spectre qu’il était à l’origine, qualifié par le dogmatisme léniniste d’instrument agressif au service des monopoles d’État, le Marché commun est devenu pour l’Est un partenaire possible, sa reconnaissance par M. Brejnev reste très prudente et elle comporte en contrepartie l’appel à une reconnaissance du rôle spécifique des institutions du COMECON qui ne pourrait que renforcer le rôle dominant de l’Union soviétique sur l’Europe de l’Est et risquerait de faire dévier les négociations vers un dialogue de « bloc à bloc » avec tous ses inconvénients pour plus d’un pays à l’Est comme à l’Ouest.
Malgré toutes ces réserves Charles Zorgbibe est loin d’adopter une attitude négative à l’égard de l’actuelle CSCE puisqu’il envisage la possibilité de lui donner un prolongement institutionnel, sous la forme, par exemple, d’un Conseil de sécurité européen qui aurait un rôle à jouer dans la prévention, la limitation et la solution des crises ; en contact avec les différents appareils militaires, il serait doté de pouvoirs effectifs d’enquête et de surveillance. De même, il faudrait un Conseil économique paneuropéen auquel l’actuelle Commission économique des Nations unies pour l’Europe pourrait fournir la base de départ.
Sans doute de tels projets ne sont-ils pas sans danger du fait qu’ils pourraient donner à l’Union soviétique un droit de regard sur l’intégration économique et la défense ouest-européennes. « Mais l’argument ne peut-il être retourné ? Ces risques, ne peut-on les négocier ? Aux États occidentaux d’exclure ceux qui seraient susceptibles de compromettre leur avenir ? » Et si droit de regard il y a, pourquoi ne serait-il pas réciproque ? Et l’auteur de noter fort justement : « Une commission de sécurité matérialisant la prohibition du recours à la force même au sein d’un bloc aurait rendu impossible l’intervention en Tchécoslovaquie – ou dans l’hypothèse contraire, une telle intervention aurait définitivement déconsidéré le système paneuropéen ». Bien entendu, seule une Europe à la recherche de son identité et décidée à la traduire en actes face à ce qui la menace, peut se permettre de prendre de tels risques. Ne faut-il pas craindre hélas ! que ne se concrétise, comme le redoute in fine Charles Zorgbibe, la vision de l’Europe décrite par Thomas Mann : « un grand nombre d’individualistes intelligents et arrogants, gesticulant sur la montagne magique de leurs illusions » ? ♦