Outre-mer - Le Portugal et la décolonisation - L'Éthiopie, la démocratie et le multi-racisme
Le Portugal et la décolonisation
En dépit des feux de l’actualité, braqués au début septembre 1974 sur les désordres du Mozambique, la décolonisation des territoires portugais continue à se jouer surtout dans la métropole.
Le nouveau régime s’était mis en place en mai avec un triple objectif : démocratisation, décolonisation et développement. Il s’était vite avéré que le premier de ces termes était difficilement compatible avec les deux autres, ou du moins qu’un ordre d’urgence devait être convenu, la décolonisation précédant le développement dont la relance permettrait la démocratisation du pays. À la place du régime salazariste, autoritaire mais figé dans un juridisme dévitalisé, il fallait donc installer un pouvoir fort, capable de créer un état d’esprit neuf et de régler le problème d’outre-mer en tenant compte de tous les intérêts en cause pour éviter frictions et catastrophes.
La coalition gouvernementale, constituée en mai par le général Spinola, était loin de répondre à cette définition. Elle comprenait des membres modérés, des socialistes, des communistes, des centristes et un militaire. Présidée par M. Palma Carlos, un avocat idéaliste et mesuré qui avait eu maille à partir avec le régime précédent, elle avait été rapidement confrontée à des difficultés nées de la situation économique désastreuse que M. Caetano avait su camoufler jusqu’au bout : un important déficit budgétaire, une balance des paiements négative, une intervention excessive de l’État pour contenir les hausses de prix des produits essentiels. En outre, la population avait exigé l’augmentation générale des salaires ; des grèves avaient perturbé la vie économique ; une agitation gauchiste, sporadique et désordonnée, avait provoqué des dissensions au sein de l’équipe dirigeante dont la fraction modérée soupçonnait ses partenaires communistes de mener un double jeu. Le différend portait aussi sur la façon d’amorcer la décolonisation, certains ministres réclamant moins de déclarations publiques mais des négociations plus serrées et plus discrètes avec les mouvements de libération.
L’arbitrage du général Spinola était rendu difficile par le fractionnement de l’autorité suprême. À la junte, dominée par des généraux désirant certes un changement mais encore liés par de subtiles affinités au régime précédent, ayant donc des sympathies pour les modérés ou les centristes, s’oppose la Commission de coordination du « Mouvement des forces armées » (MFA), comprenant les jeunes officiers, auteurs du coup d’État du 25 avril, dont le programme politique, économique et social rejoint celui des partis de gauche. Les deux tendances militaires se partagent, avec cinq civils, le Conseil d’État qui fait fonction de pouvoir législatif. L’une et l’autre ont le souci d’éviter de rompre l’unité de l’armée qui compte toujours des éléments plus réactionnaires. L’équilibre est donc assuré par le fait que chacune des tendances est obligée de composer avec l’autre mais l’autorité du pouvoir suprême en souffre et les dissensions gouvernementales ne trouvent pas de solutions satisfaisantes.
Pour sortir de cette situation paralysante, M. Palma Carlos avait imaginé, début juillet, de renforcer l’autorité du général Spinola qu’il estimait être soutenu de plus en plus par l’opinion : il préconisait pour cela une élection anticipée du président de la République et le report à octobre 1976 des élections générales qui, conformément à la promesse faite par le chef de l’État, devaient avoir lieu au printemps 1975. Sa manœuvre avait échoué par suite de l’opposition du MFA. Il fallait donc trouver une autre formule qui donnât à l’exécutif la possibilité d’agir sans nuire à l’unité de l’armée, ce qui n’aurait pas manqué de se produire en cas de prédominance trop nette des partis de gauche dans le gouvernement. Après de longues tractations, il fut décidé de renforcer l’unité au niveau gouvernemental par une participation plus grande des militaires de toutes tendances.
Le général Spinola nomme donc Premier ministre le colonel Gonzalves, un des principaux théoriciens de la Commission de coordination du MFA. Celui-ci réunit une équipe ministérielle comprenant trois officiers de sa tendance et la même proportion de ministres socialistes, communistes et centristes que dans la formation précédente. Trois officiers moins engagés remplacent les ministres modérés démissionnaires ; ils détiennent les portefeuilles de l’Intérieur, de l’Information et de la Défense. Suivant l’expression du leader socialiste Soares, le gouvernement reste centriste mais il regarde à gauche au lieu de « loucher vers la droite ». Pour le général Spinola, le nouveau dosage peut avoir un triple avantage : il confie des responsabilités à des militaires qui, jusqu’à présent, se bornaient à observer et à exercer des pressions dans un sens purement doctrinal : il maintient aux postes clés du gouvernement des officiers dont deux au moins (Intérieur et Défense) lui sont fidèles ; les ministres étant maintenant responsables de leur charge individuellement devant le Premier ministre et non collectivement devant lui, le président de la République prend, aux yeux de l’opinion publique, ses distances à l’égard de l’action gouvernementale et reste, appuyé par l’ensemble de l’armée, l’ultime recours en cas d’échec. Toutefois, il n’est pas dit que, malgré la présence du lieutenant-colonel Miguel à la tête de la Défense nationale, les jeunes officiers ne vont pas chercher à faire basculer en leur faveur l’équilibre des forces armées. La création du Commandement opérationnel du continent, dont le but est de prévenir tout coup d’arrêt au mouvement du 25 avril, est un indice de leurs préoccupations. Certes, il est confié au chef d’état-major de l’armée, le général Costa Gomez, dont la loyauté à l’égard du général Spinola est connue, mais le poste d’adjoint appartient au général Carvalho, un des principaux artisans de l’affaire du 25 avril.
Un mois après son installation, le nouveau gouvernement sort nettement de l’immobilisme : il adopte une loi réglementant l’exercice du droit de grève et de lock-out : il annonce des mesures d’austérité. Auparavant, dès le 27 juillet, il s’était déclaré prêt à « commencer le processus du transfert des pouvoirs aux populations, notamment des territoires de Guinée, d’Angola et du Mozambique ». La loi constitutionnelle, parue à cette date, précise qu’il « incombe au président de la République, après avoir entendu le Conseil d’État et le gouvernement provisoire de conclure les accords relatifs à l’exercice du droit à l’autodétermination ». Elle abroge ainsi l’article 1 de la Constitution de 1933 qui stipulait que les provinces ou territoires d’outre-mer étaient partie intégrante du Portugal. Elle ne règle rien mais elle rend tout possible, en particulier elle laisse au général Spinola l’initiative en matière de décolonisation et reconnaît implicitement, comme le souhaitait l’OUA, l’existence des mouvements de libération avec lesquels les accords seront négociés.
La situation se présente toujours de manière très différente selon les territoires.
En Guinée-Bissau, le général Spinola a toujours eu la ferme détermination d’aboutir rapidement à l’octroi de l’indépendance. Les premières négociations avec le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) avaient buté sur deux points : le sort à réserver aux Africains des commandos que la métropole ne peut absorber ; l’avenir des îles du Cap Vert que le PAIGC désirait lier constitutionnellement à celui de la province continentale et que Lisbonne voudrait régler par la voie d’un référendum qui donnerait à la population le choix entre l’intégration à la métropole et l’indépendance. Sur le terrain, toutefois, la fraternisation entre les forces armées portugaises et le PAIGC, survenue depuis avril grâce à l’action du MFA, a changé les données du problème. C’est ainsi que, prenant conscience des difficultés de la gestion des affaires, les cadres du mouvement de libération sont moins enclins à se montrer intransigeants sur le statut des îles du Cap Vert dont la pauvreté les effraie ; de même, ils ont compris aussi que les Africains des commandos posaient un problème explosif qu’ils ne pouvaient résoudre qu’avec l’aide des Portugais. Une coopération se dessine peu à peu à l’intérieur à mesure que l’armée évacue ses camps et à Bissau même où le parti est encore mal implanté et qui compte le quart de la population totale. Lisbonne peut donc sans trop s’inquiéter rapatrier progressivement la moitié de ses troupes et proposer l’admission à l’ONU du nouvel État. Cette candidature, soutenue à l’unanimité par le Conseil de sécurité, sera acceptée par l’Assemblée générale du 17 septembre 1974. Déjà, le Brésil et les neuf de la Communauté économique européenne (CEE) ont rejoint les pays socialistes, scandinaves et du Tiers-Monde qui avaient reconnu la République de Guinée-Bissau. Le sort des îles du Cap Vert fera ultérieurement l’objet des négociations entre les deux puissances souveraines.
En Angola, la situation est complexe : forte et ancienne colonisation européenne, absence d’unité des mouvements de libération accentuée par la rivalité des pays africains qui les aident, activités militaires réduites bien que le maintien de l’ordre rende nécessaire la poursuite d’un quadrillage aux mailles serrées. Sauf dans le massif des Dembos où sont installés plusieurs milliers de FNLA (Front national de libération de l’Angola) et quelques MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), l’administration du pays reste portugaise. Les efforts de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) pour unifier les mouvements de libération ne sont pas couronnés de succès : le Zaïre soutient le FNLA de M. Roberto, le Congo et la Zambie le MPLA de M. Neto et cette dernière, plus discrètement, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) de M. Savimbi ; les prétentions de Kinshasa et de Brazzaville sur le Cabinda, zone pétrolifère la plus riche d’Angola, ne sont pas pour favoriser l’accord que, sous l’égide du président tanzanien Julius Nyerere, les chefs d’État des pays voisins de l’Angola recherchent. De plus, les partis de gauche de la métropole ne cachent pas leurs sympathies pour le MPLA, bien que cette formation soit moins bien implantée sur le terrain que ses deux rivales. MPLA et FNLA mettent, comme condition à la fin des combats, l’ouverture de négociations ; en revanche, l’UNITA aurait conclu une trêve avec les autorités locales. Sans être dramatique, la situation n’a pas pour le moment d’issue prévisible et l’on peut craindre un affrontement des communautés blanche et noire qui cohabitent dans certains quartiers des grandes villes. Déjà à Luanda, des échauffourées, réprimées par la police et l’armée, ont fait plusieurs centaines de morts sans que l’on sache exactement si elles ont pour origine une réaction de peur des Blancs, qui ont formé un « Front révolutionnaire armé » avec, peut-être, l’assentiment de l’UNITA, ou bien le désir des autres rebelles de promouvoir un terrorisme urbain de nature à provoquer le départ massif des Européens. Le gouverneur général a été remplacé par une junte présidée par l’amiral Soutinho. Moins harcelés que dans les autres territoires et plus amalgamés à la vie des colons, la plupart des militaires paraissent peu enclins à accepter une indépendance qui ne sauvegarderait pas les intérêts de ces derniers. Une partie d’entre eux envisagerait comme possible l’octroi d’une large autonomie interne à un gouvernement local contrôlé d’abord par les Blancs et pratiquant progressivement une intégration multiraciale sous la protection et avec l’aide de l’armée portugaise.
Au Mozambique, le climat politique est encore plus tendu. Après l’échec des négociations de Dar-Es-Salam (juin 1974), le Front de libération du Mozambique (FRELIMO) de M. Samora Machel intensifia ses actions dans son secteur habituel de subversion, c’est-à-dire dans la partie la plus étroite du pays entre Vila Pery et Beira, dans la région septentrionale et dans le district de Tete : nombreux plastiquages des voies ferrées (fin juillet, on en a compté 74 en quarante-huit heures sur la ligne Beira-Tete), occupation de bourgades par les rebelles, succès des appels à la désertion adressés aux Africains servant dans l’armée portugaise. Le commandement décida de resserrer son dispositif et d’évacuer la partie nord-est du pays, sans avoir la possibilité de coordonner le repli de ses troupes avec une installation du FRELIMO. Il s’est ensuivi une sorte de jacquerie des villageois africains contre les Blancs et les Indiens dont la plupart ont dû fuir en abandonnant leurs biens. Dans le district de Tete, en revanche, s’amorce une fraternisation entre les unités portugaises et celles du FRELIMO. Le gouvernement craint aussi que la communauté européenne ne s’organise en autodéfense : des attentats à la bombe se sont déjà produits à Lourenço Marques [NDLR 2024 : Maputo depuis 1976] ; les extrémistes blancs ont constitué l’« Association du Mozambique armé » ; des mercenaires qui auraient été recrutés par M. Jorge Jardim, actuellement en Afrique du Sud, auraient fait leur apparition, notamment dans la zone frontalière de la Rhodésie ; Lisbonne a retiré sa représentation diplomatique au Malawi dont le chef de l’État, Hastings Kamuzu Banda, ami personnel de M. Jardim et inquiet de la progression du FRELIMO, favoriserait les activités de volontaires blancs. Le gouvernement portugais, s’il accentue peut-être les nouvelles alarmantes pour faire comprendre à M. Machel qu’il est temps de négocier, n’en est pas moins réellement inquiet : il a nommé à la tête de la junte qui doit succéder au gouvernement local de M. Soares de Melo (1), un personnage de premier plan, le major Antunez, ministre d’État, membre du Conseil d’État et personnalité influente du MFA. Au-delà des frontières, le très net succès remporté par M. Ian Smith aux élections législatives rhodésiennes et l’annonce, par le gouvernement sud-africain, de la création d’unités de volontaires, chargées de combattre les nationalistes en Rhodésie, paraissent traduire une volonté de résistance qui a sans doute incité le FRELIMO et Lisbonne à trouver un accord, avant qu’une opposition à leur entente ne soit trop bien organisée.
Les conversations reprises à Dar-Es-Salam (Tanzanie) en août, poursuivies à Lusaka en Zambie ont, en effet, abouti le 6 septembre à la signature par MM. Soares, ministre des Affaires étrangères du Portugal, et Machel, représentant le FRELIMO, d’un accord prévoyant la mise en place d’un gouvernement de transition en attendant l’accession du Mozambique à l’indépendance courant 1975. À la suite de cet accord, des extrémistes blancs, appuyés de fractions noires, ont tenté d’instaurer à Lourenço Marques une situation insurrectionnelle en s’emparant de la Radio. La tentative a fait long feu mais ces désordres se sont soldés par quelques dizaines de morts, principalement noirs. En dépit du retour au calme, le gouvernement portugais n’est pas encore sorti de la passe difficile. Pris entre deux récifs, la remise en ordre de l’économie et la décolonisation, il ne peut guère, pour l’instant, s’offrir le luxe d’un régime démocratique, du moins tel que nous le concevons en Occident. L’armée est appelée à jouer encore longtemps les rôles d’incitateur et de modérateur, contradiction qui ne peut être utilement résolue que par le maintien de son unité.
L’Éthiopie, la démocratie et le multiracisme
L’évolution que connaît actuellement l’Éthiopie présente des analogies avec celle du Portugal parce que le rôle que l’armée est appelée à jouer dans les deux cas s’exerce de la même façon. On y retrouve la même dualité entre les officiers supérieurs, parmi lesquels nombreux sont ceux qui conservent des liens avec les tenants du régime féodal, et les jeunes officiers qui, regroupés, organisés, veulent être le moteur de la révolution. D’ailleurs, les structures des deux empires ne sont pas, toutes proportions gardées, sans ressemblances. Le Portugal est un pays à certains égards sous-développé dont l’économie reste très dépendante de possessions d’outre-mer qu’il a cherché à assimiler : le pouvoir était tenu, dans l’ensemble lusitanien, par les mêmes groupes d’intérêts et la décolonisation ne pouvait se concevoir sans une révolution à Lisbonne. De même, il peut y avoir tension en Éthiopie d’une part entre les Amharas et la féodalité amharique, d’autre part entre les peuples colonisés par les Amharas et la race dominante. La différence provient surtout de ce que, l’empire éthiopien étant rassemblé autour de sa « métropole » et isolé dans le monde musulman, les Coptes, qui le dominent, craignent pour la survivance de leurs particularismes religieux et culturel s’ils en perdaient la direction. C’est la principale raison pour laquelle le comité des jeunes officiers a hésité longtemps à s’en prendre directement à la personne de l’empereur, le mythe impérial permettant de maintenir, dans une certaine mesure, et pendant une période transitoire au moins, l’unité de l’État.
Les événements de février avaient contraint le Roi des Rois (Négus) à changer de gouvernement et à promettre une réforme constitutionnelle. Ils avaient été provoqués par des mouvements d’étudiants et des grèves, mais surtout par les pressions successives de plusieurs grandes unités, notamment la 2e Division stationnée en Érythrée et l’aviation dont les jeunes officiers avaient adopté, dès cette époque, un programme plus révolutionnaire que réformiste. Tandis que le gouvernement Makonnen s’installait tant bien que mal et qu’une commission chargée de la réforme constitutionnelle était instituée, un « Comité de coordination des Forces armées » (CCFA) s’organisa ; il était formé par les délégués des groupes d’action des grandes unités. Cet organisme comprend toujours 40 officiers et 40 sous-officiers. Initialement dominé par les réformistes, il est passé sous l’influence de la fraction la plus radicale à la suite de fausses manœuvres du Premier ministre Makonnen, du général Abebe, ministre de la Défense, personnalité pourtant appréciée de l’armée, et du chef de l’état-major particulier de l’empereur Haïlé Sélassié Ier.
Début juillet, le CCFA publie son programme d’action : permettre au gouvernement de fonctionner en éliminant tout obstacle intérieur ou extérieur : promouvoir un changement durable sans effusion de sang, par conséquent, réviser la constitution et tracer les grandes lignes d’une nouvelle législation du travail ; faire participer toute la population au développement et, dans ce but, lutter contre les coutumes qui accentuent les divisions du pays et entravent le progrès. Passant à l’action directe, le Comité fait arrêter par l’armée quelque cent cinquante princes, notables ou hauts fonctionnaires qu’il juge réactionnaires ou capables, par intérêt, de s’opposer aux réformes fondamentales qu’il entend poursuivre. Parmi ces personnalités se trouvent deux généraux, ministres en exercice (Télécommunications et Défense). Il exige ensuite que l’Empereur se défasse du gouvernement Makonnen et nomme au poste de Premier ministre le lidj [NDLR 2024 : Titre donné à la naissance aux enfants mâles mesafint, c’est-à-dire de noblesse héréditaire] Michaél Imru. Membre du gouvernement démissionnaire, ce diplomate, ancien élève d’Oxford, est comme son prédécesseur apparenté à la famille impériale mais il a acquis depuis plusieurs années une grande réputation de libéralisme après avoir abandonné toutes ses terres aux paysans. M. Imru annonce qu’il poursuivra la politique de M. Makonnen, quoique celui-ci ait été placé en résidence surveillée, mais accepte dans son gouvernement, comme ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, le général Aman Andom, un Érythréen, et comme ministre de l’Intérieur un autre militaire, le colonel Belachew Jemaneh.
Début août, le projet de réforme constitutionnelle est remis au chef du gouvernement et au CCFA. Ce document tend à modifier profondément la constitution de 1955 : l’État est laïque : le peuple devient l’unique souverain ; le législatif, l’exécutif et le judiciaire sont séparés ; le droit d’association et de formation des partis politiques est reconnu : la liberté totale d’expression est garantie. Le texte prévoit également la reconnaissance du droit de vote à dix-huit ans, la nomination par les parlementaires d’un Premier ministre responsable devant l’Assemblée éthiopienne, l’élection au suffrage indirect d’une partie des sénateurs jusqu’ici nommés par le Roi des Rois, les autres étant désignés par le Conseil des ministres. Le projet sera adopté par le Parlement actuel après avoir été examiné par le gouvernement et soumis à l’empereur. Les seuls amendements prévisibles peuvent être le fait du CCFA.
Courant août, les événements se précipitent à nouveau : nouvelle vague d’arrestations, cette fois dans l’entourage immédiat de l’Eempereur, dissolution de l’état-major particulier, de la Cour suprême de justice, rattachée au Palais, et du Conseil de la couronne qui, fort de 40 conseillers, était l’institution politique la plus importante de l’empire et dont les membres les plus conservateurs avaient déjà été arrêtés. La suppression des principaux organismes dépendant de la Couronne est marquée, dans la capitale, par un grandiose défilé militaire à l’occasion duquel l’armée fraternise avec le peuple. Le 11 septembre, après une préparation suffisante de l’opinion, l’Empereur est destitué, mais le principe de la monarchie est maintenu puisqu’il est fait appel au prince héritier, Asfa Wossen, en attendant que le fils de celui-ci puisse accéder au trône.
Cependant tout n’est pas encore joué. Bien que les oppositions féodales soient en grande partie décapitées, on peut craindre l’action des anciens combattants et le frein de l’administration. De plus, l’Église a fait savoir, par un mémorandum remis au gouvernement et à la CCFA, qu’elle entendait conserver son rôle de religion d’État. L’Abuna Teowoflos, chef de l’Église copte éthiopienne, demande que le couronnement des empereurs soit toujours consacré par le patriarche et qu’il soit prévu l’élection d’un certain nombre de prêtres au sein du Parlement. Dans l’état actuel de l’Église éthiopienne, affaiblie par les prises de position de nombreux membres du bas clergé contre la hiérarchie, ce mémorandum n’est peut-être qu’un geste symbolique. Mais il se peut aussi qu’il exalte le fanatisme tribal et religieux des paysans amhariques. De toute façon, il va à l’encontre du désir de voir l’État se laïciser exprimé par les musulmans éthiopiens, et ceux-ci représentent, à l’heure actuelle, la moitié de la population.
Il s’agit là d’une question grave. L’Éthiopie compte deux catégories de musulmans : les « Africains » répartis dans les provinces de l’Ouest, les Érythréens et les Somalis qui, sans être des Arabes, ont des affinités avec les populations yéménites voisines. Les premiers ne posent pas, pour l’instant, de problèmes visibles : ils espèrent une transformation de la société éthiopienne sans pour autant vouloir lui échapper : d’ailleurs, les plus évolués d’entre eux, ceux notamment qui servent dans l’armée, sont quelque peu « amharisés ». En revanche, les Somalis et surtout les Érythréens n’acceptent pas l’autorité d’Addis Abeba telle qu’elle s’exerce actuellement ; le Front de libération de l’Érythrée (FLE) combat pour l’indépendance et les populations nomades de l’Ogaden regardent vers Mogadiscio (Somalie). L’Empereur, après qu’il se fut rapproché des pays arabes à l’occasion du conflit d’octobre 1973, avait l’intention, semble-t-il, de proposer une solution politique pour mettre fin à la rébellion érythréenne ; il envisageait peut-être le retour à une fédération érythro-éthiopienne qui eût respecté les prérogatives de la Couronne. Cette tentative fut interrompue par les événements de février. Depuis lors, la plus grande confusion règne, à Asmara, dans l’administration et l’armée. Pour protester contre cette incurie, les vingt-trois députés érythréens ont démissionné du Parlement éthiopien. Leur geste fut le prétexte d’un débat à l’Assemblée, au cours duquel les méthodes de pacification de l’armée furent sévèrement critiquées ; mais aucune solution ne s’en dégagea : une commission parlementaire sera envoyée sur place et fera des propositions au gouvernement… Dans l’Ogaden, la situation est moins tendue mais l’armée éthiopienne, contrairement à son habitude, évite d’intervenir lors des incidents frontaliers et s’efforce même de minimiser leur portée ; du reste, les forces somaliennes ne cherchent pas à exploiter pour l’instant leur supériorité.
L’affaiblissement de l’armée éthiopienne, causé sans aucun doute par l’absence de matériels modernes mais aussi par la politisation excessive de ses cadres, est en train de faire basculer, en faveur de la Somalie, l’équilibre des forces de la Corne orientale de l’Afrique, à l’heure où la réouverture du canal de Suez va raviver les tensions en mer Rouge. Il est grand temps que l’Éthiopie retrouve sa stabilité, mais il est peu probable qu’elle y parvienne sous une monarchie constitutionnelle et avec un gouvernement désigné par une assemblée où le nombre des partis risque de correspondre à celui des principales ethnies. L’armée sera donc appelée à développer son action politique et à renforcer, sous une forme ou sous une autre, son emprise sur le pays. ♦
(1) Gouvernement nommé en juin dernier pour « expédier les affaires courantes » du gouvernement général.