Défense dans le monde - Les forces armées dans le monde
L’Institut international d’études stratégiques (1) a publié en septembre 1974 son document annuel, seizième du genre, intitulé : The Military Balance 1974-1975. Ce document bien connu des spécialistes donne, regroupés par zones géographiques, les effectifs, les unités et les matériels des armées de terre, des marines et des armées de l’air de 125 pays du monde et de quatre alliances, tels qu’ils paraissent avoir existé au 1er juillet 1974. Il est ainsi possible de mettre à jour la situation des forces des différentes nations du monde et d’analyser leurs potentiels militaires ainsi que l’effort financier qu’elles consentent pour leur défense. On peut également mesurer l’impact des événements récents : application du Traité de limitation des armes stratégiques (SALT 1), guerre israélo-arabe d’octobre, transformation de certaines armées en armées de métier, etc.
Les forces nucléaires stratégiques
Chacun des supergrands poursuit activement l’exploitation des accords SALT 1 pour en tirer le maximum à son profit.
Les Américains augmentent lentement le nombre de leurs sous-marins Poseidon et celui de leurs missiles Minuteman 3. Ils poursuivent leurs travaux sur le missile Trident I qui portera des ogives MARV (2) et aura une portée de 4 600 milles (7 400 km). Ce missile est destiné à remplacer les Poseidon sur un certain nombre de sous-marins en service et à être placé sur un nouveau sous-marin portant 24 tubes qui sera bientôt produit à la cadence de deux par an, le premier devant être opérationnel en fin 1978. Les sous-marins Trident remplaçant nombre pour nombre les sous-marins Polaris A3 survivants, les États-Unis arriveront ainsi en 1980 aux 41 sous-marins stratégiques permis par les SALT 1 mais auront 26 SLBM (3) de plus que ce qui est autorisé par cet accord. Le total des ogives portées par ICBM (4) et SLBM serait alors de 9 000, chacune pouvant atteindre un but séparé. En compensation, le nombre des escadrons de bombardiers Boeing B-52 Stratofortress a été réduit de 2, mais le premier bombardier Rockwell B-1 Lancer volera début 1975, et en 1976 la décision devrait être prise de créer une force de 241 de ces appareils.
Les Américains poursuivent également des recherches pour améliorer la précision du guidage final des Minuteman 3 et des Poseidon et pour produire un nouvel ICBM tiré de silos fixes ou de plateformes mobiles. Ils travaillent sur un missile stratégique aérodynamique volant à basse altitude et sur un sous-marin destiné à remplacer l’actuelle flotte sous-marine stratégique mais ayant des dimensions plus réduites.
L’Union soviétique atteindra en 1977 le nombre de sous-marins « modernes » prévu par les accords SALT 1, le nombre des sous-marins stratégiques à propulsion diesel diminuant de manière parallèle. Le nombre des MSBS soviétiques a augmenté de 92 en un an. Les sous-marins de la classe D recevront des missiles SSN-8 ayant une portée de 4 600 milles, ce qui est la plus grande portée connue pour des SLBM (et, incidemment, la même que celle du Trident 1). Si l’on tient compte du programme en cours des sous-marins classe D et des sous-marins de la classe Y qui existent actuellement, le nombre des SLBM dépassera de 44 le plafond inférieur des accords SALT 1, ce qui laisse entendre que ces SLBM remplaceront des ICBM de type ancien comme l’autorisent ces accords. En 1974-1975, les Soviétiques mettront en service le bombardier Tu-22M Backfire qui aura une capacité intercontinentale grâce au ravitaillement en vol.
Dans le domaine de la recherche et des essais, les Soviétiques ont à l’étude quatre nouveaux systèmes d’ICBM dont certains – fait nouveau – avec MIRV (5). Avec trois de ces systèmes en place, l’Union soviétique disposerait, pour les ICBM, d’une capacité de 7 000 têtes mégatonniques capables de traiter chacune un objectif séparé. Une version du missile MSBS SSN6 a été essayée avec une ogive MRV (6) et est probablement destinée aux sous-marins du type Y. Un autre missile pour sous-marin a été essayé. Il serait peut-être balistique avec une portée de 400 nautiques et serait opérationnel en 1975.
Dans le domaine défensif, les Américains mettent en place autour de Grand Forks leur système ABM (missile antimissile balistique) Safeguard mais diminuent le nombre de leurs missiles sol-air et de leurs intercepteurs pilotés. Les Soviétiques continuent la mise en place autour de Moscou de leur système ABM Galosh et modernisent leur aviation d’interception par la mise en service du chasseur MiG-25 Foxbat. Il n’est plus fait mention, pour eux, d’artillerie antiaérienne.
Pour la France, il est fait état de 3 Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) en service, de 2 en construction ou prévus, et d’un sixième à l’étude, les autres forces stratégiques n’ayant subi aucune modification. Les forces stratégiques de la Grande-Bretagne ne changent pas. Quant à la Chine, l’IISS lui attribue 20 à 30 IRBM (7), 50 MRBM (8) et 100 bombardiers Tu-16 Badger. On aimerait connaître les sources de ces informations…
Les forces d’emploi général
Trois pays conservent de nombreux gros bataillons : les États-Unis, l’Union soviétique et la Chine.
Les États-Unis sont passés à une armée de métier depuis le 1er juillet 1973. Les effectifs ont baissé de 78 000 hommes dont 19 500 pour l’armée de terre, 13 400 pour la marine, 46 000 pour l’Air Force, le Marine Corps n’ayant pas bougé. Le nombre des unités de l’armée de terre et des Marines reste le même sauf pour les missiles sol-sol (20 bataillons au lieu de 30 batteries), mais on constate que l’effectif de chaque division blindée et mécanisée a augmenté d’environ 1 000 h. Par contre, l’effectif de la division aéroportée a diminué de 2 000 h et celui de chacune des trois divisions de Marines de 1 000 h.
Le nombre des bâtiments de combat de la marine américaine est passé de 221 à 177, cette diminution portant sur les sous-marins d’attaque à propulsion diesel et sur les bâtiments légers, escorteurs anti-sous-marins ou piquets radar. Le nombre des bâtiments en réserve a considérablement augmenté, ce qui entraînera de nombreuses condamnations en 1974-1975. Par contre, 5 frégates à propulsion nucléaire sont en construction.
L’Air Force a perdu 750 avions de combat. Les effectifs affectés à chaque commandement ont subi des différences dont le total est très supérieur à la différence globale des effectifs de l’USAF entre 1973 et 1974. Ceci laisse supposer que les calculs des deux années n’ont pas été faits sur les mêmes bases et que ceux de 1973 devraient comprendre une partie des effectifs des forces stratégiques et de la défense aérienne. On constate que les forces aériennes en Europe ont un potentiel inchangé et des effectifs qui ne sont diminués que de 3 000 hommes. Par contre, une armée aérienne, la 19e, disparaît dans les États-Unis continentaux. Dans le domaine des matériels, le chasseur Grumman F-14 Tomcat est en service et le McDonnell Douglas F-15 Eagle le sera en 1976.
L’Union soviétique a augmenté de 100 000 h le total de ses effectifs militaires. La diminution des effectifs de l’armée de terre et de l’armée de l’air n’est qu’apparente car, cette année, les effectifs de la défense aérienne (PVO Strany) ont été comptés à part. Pour l’armée de terre, il y a 3 divisions motorisées de plus qu’en 1973. Pour la Marine, le nombre total des bâtiments majeurs de surface a augmenté de 9 unités, mais celui des sous-marins d’attaque a diminué de 40 du fait de la disparition progressive des sous-marins à propulsion diesel. Deux porte-avions sont en construction. Pour l’armée de l’air, le nombre total des avions de combat aurait diminué de 3 000 mais on retrouve le même nombre d’appareils dans la force aérienne tactique et la force aérienne de transport, ainsi qu’une augmentation de 750 du nombre des hélicoptères. Il n’est plus fait état de la présence de Tu-22 en Irak.
Pour la Chine, les seules modifications notables semblent être celles intervenues dans le stationnement des forces terrestres. On constate qu’il y a entre 1973 et 1974 une dizaine de divisions de plus vers le Nord, l’Est et le Sud-Est, la région Ouest et Sud-Ouest n’en ayant perdu que quatre. La marine chinoise s’est renforcée de 50 000 h, d’une dizaine de sous-marins et d’un certain nombre de petits bâtiments du genre vedettes ou canonnières. Le nombre des avions de chasse de l’aéronautique navale paraît avoir diminué, mais cette variation est peu significative.
La comparaison entre les forces de l’Otan et celles du Pacte de Varsovie donne lieu à une étude particulière figurant à la fin de l’ouvrage. Un paragraphe est consacré aux MBFR (qui ne sont plus que MFR) (9). Comme l’année dernière, cette étude attire l’attention sur le déséquilibre qui existe de manière particulièrement flagrante en Norvège du Nord où les Norvégiens ont des forces de l’ordre de la brigade en face de quatre divisions soviétiques. Si les forces soviétiques sont assez dispersées en dehors même des pays satellites de l’Europe de l’Est, le stationnement des forces de l’Otan en Allemagne doit plus à l’histoire qu’aux exigences militaires. En Méditerranée, une autre faiblesse provient de l’isolement de l’Italie par rapport aux points de confrontation possibles en Grèce et en Turquie.
Tout comme l’an dernier, l’Otan possède un léger avantage dans le domaine des effectifs. L’évaluation des possibilités de renforcement est très difficile à faire et la défense de l’Otan repose en grande partie sur le temps que pourrait donner un avertissement du fait de l’évolution de la situation politique. En pratique, les effectifs Otan en Europe du Nord et du Centre paraissent plus faibles (600 000 contre 910 000) mais surtout le nombre de chars possédés par le Pacte de Varsovie est près du triple de celui des chars de l’Otan, le rapport du nombre d’avions de combat étant de plus de 2 à 1. Les évaluations – citées par la Military Balance – dont partent les diplomates occidentaux pour les MFR sont légèrement différentes car elles ne concernent que le théâtre Centre-Europe (935 000 h, 15 500 chars, 2 810 avions pour le Pacte de Varsovie contre 788 000 h, 6 880 chars, 1 710 avions à l’Otan). De plus les Soviétiques répandent abondamment le char T-62 chez leurs alliés en remplacement de modèles plus anciens.
Au Moyen-Orient (suivant la terminologie britannique), les appréciations que l’on peut porter sur les armements sont sujettes à caution en raison des pertes au combat et des remplacements qui ont suivi. Elles montrent que tous les pays du champ de bataille ont augmenté leurs effectifs et en partie rajeuni leur matériel. Pour Israël, l’importance de l’augmentation d’effectifs surprend par son ampleur (33 500 engagés. 112 000 appelés, 400 000 mobilisables en 1974 contre 30 000, 85 000 et 300 000 en 1973). C’est là une augmentation considérable eu égard aux capacités démographiques de l’État hébreu. Tous les pays arabes augmentent leur potentiel militaire. Les forces armées iraniennes sont en pleine expansion (15 000 h et 240 chars Chieftain en plus) avec un budget qui passe de 2 milliards de dollars à 3,2 Md dont une bonne partie consacrée à la Marine. Dans cette région, est à signaler une présence soviétique importante en Syrie (2 000 à 3 000 h).
Dans le sous-continent Indien, l’Inde renforce sa Marine grâce à l’appui soviétique (6 sous-marins classe F, des escorteurs Petya) ainsi que son aviation qui atteint 100 000 h. Le Pakistan renforce son armée de 65 000 h dont une division d’infanterie et une brigade blindée. Son aviation augmente de 35 avions de combat dont un escadron de Mirage V.
Dans le Sud-Est asiatique, les forces des deux Vietnam semblent diminuer légèrement. Au Nord-Vietnam, 15 divisions de 12 000 h sont devenues 18 divisions de 10 000. Les forces armées khmères par contre se sont développées pour passer de 187 000 en 1973 à 220 000 en 1974, cette augmentation profitant surtout à la marine, aux fusiliers marins et à l’aviation. Au Laos, les deux parties, forces royales et Pathet-Lao, semblent se renforcer toutes les deux. Il n’y a pas d’unités américaines dans aucun de ces pays. Il y a 1 000 Soviétiques au Vietnam Nord.
En Afrique, la plupart des effectifs militaires sont en augmentation, spécialement au Nigeria où l’armée de terre passe de 150 000 à 200 000, la Somalie dont l’armée de terre passe de 15 000 à 20 000 et a reçu des chars soviétiques T-54/55, la Tanzanie et l’Ouganda qui voient des augmentations du même ordre. L’Afrique du Sud a, par contre, diminué ses effectifs, sauf pour sa marine.
En Amérique du Sud, les forces armées sont assez stables. La Bolivie augmente cependant ses effectifs (de 21 000 à 24 000) surtout en aviation. Le Brésil développe sa marine et Cuba son aviation.
Conclusion
L’ouvrage se termine par un certain nombre de tableaux et d’annexes apportant certaines précisions concernant les caractéristiques des armements nucléaires ou conventionnels, les dépenses de défense rapportées aux ressources des différents pays, l’évolution de ces dépenses et des effectifs depuis un certain nombre d’années. Certains de ces tableaux permettent de comparer les forces des différents pays : ils font apparaître la difficulté de telles comparaisons. Par exemple, si une division blindée soviétique a 9 500 h et la division blindée américaine 16 500, elles ont cependant le même nombre de chars lourds. La division américaine possède un avantage en armes antichars et en artillerie lourde. De toute façon un certain nombre d’impondérables ne peuvent apparaître, en particulier le degré d’entraînement et de cohésion des unités qui est pour une part fonction de la durée du service militaire.
On peut cependant voir que, depuis 1962, l’évolution en Europe comporte une certaine dégradation de l’équilibre militaire, qui favorise les pays de l’Est en ce qui concerne les effectifs. L’IISS pense que cette dégradation est compensée par la valeur des armements, en particulier des projectiles guidés avec précision et des missiles antichars et antiaériens. Il n’est pas assuré que les négociations sur la réduction des forces (MFR) corrigent ce déséquilibre.
Dans le domaine financier, les comparaisons sont tout aussi difficiles. Aussi l’IISS s’efforce-t-il de recalculer les PNB pour tenter de leur donner une base commune définie par l’Otan. Certains budgets militaires sont difficiles à connaître, et cette année l’IISS a renoncé à publier un tableau, pourtant éloquent, qui donnait l’an dernier la répartition des dépenses militaires par catégories (fonctionnement et investissements) pour cinq pays occidentaux. Là où, en France, le rapport entre titre III et titre V était de 53 %, le rapport équivalent était de 69 % en Allemagne fédérale et de 90 % au Canada. Comment, dans ces conditions, prétendre comparer les efforts d’armements des différents pays mesurés à partir de leur budget militaire ?
Ceci n’est pas pour minimiser l’effort très important accompli par l’IISS pour nous renseigner dans ces domaines complexes, mais pour en marquer les limites de validité et nous permettre de voir son travail d’un œil averti. De toute façon, pratiquement tous les pays du monde s’arment et la manière dont les pétrodollars se transforment en chars et en avions n’est pas un des signes les moins significatifs de cette évolution. ♦
(1) International Institute for Strategic Studies (IISS) : 18 Adam Street Londres YVC2N GAL.
(2) MARV : Manœuvrable Reentry Vehicle : ogive pouvant être manœuvrée dans la dernière partie de sa trajectoire.
(3) SLBM : Sea-Launched Ballislic-Missile : équivalent de la désignation française MSBS (mer-sol-balistique-stratégique).
(4) ICBM : Intercontinental Ballistic Missile : portée supérieure à 4 000 milles (6 500 km).
(5) MIRV : Multiple Independently Targetable Reentry Vehicle : ogive à têtes multiples ayant chacune un but indépendant.
(6) MRV : Multiple Reentry Vehicle : ogive à têtes multiples.
(7) IRBM : Intermediate Range Ballistic Missile, portée entre 150 et 4 000 milles (de 2 500 à 6 500 km).
(8) MRBM : Medium Range Ballistic Missile, portée entre 500 et 1 500 milles (de 800 à 2 500 km).
(9) MBFR : Mutual Balanced Force Reduction. Les Soviétiques s’étant opposés à des réductions « équilibrées », il n’est plus question que de MFR (Mutual Force Reduction).