Essai sur la non-bataille
Voici un livre qu’il faut saluer comme l’une des manifestations du réveil d’une pensée militaire française qui semblait jusqu’ici léthargique et comme anesthésiée par le conformisme. Un livre courageux par ailleurs, puisque son auteur n’hésite pas à entreprendre la démolition énergique de l’édifice imposant, et selon lui inefficace, du corps de bataille et de sa doctrine d’emploi, autrement dit deux tabous révérés par l’état-major et dont la religion est enseignée dans nos écoles supérieures de guerre.
Guy Brossollet commence par dénoncer la pesanteur et la rigidité des structures de nos forces de manœuvre qui, à l’ère nucléaire où le chef suprême doit être renseigné dans les minutes qui suivent l’événement, interposent entre le combattant et lui une imposante pyramide d’échelons qui vont en se compliquant et en s’alourdissant à mesure que l’on remonte vers le sommet. S’il est vrai, comme il l’affirme, que lors de manœuvres nationales des années passées, certaines informations « flash » mirent plus d’un jour à toucher leurs destinataires, il est souhaitable d’alléger cet édifice devenu difficile à commander.
Mais l’auteur va plus loin et il s’en prend au concept même de la bataille décisive – elle le sera, en effet, puisque c’est de son résultat que dépendra la décision du chef de l’État de déclencher les forces nucléaires stratégiques. Contre un ennemi puissant ayant percé les défenses de l’Otan et se présentant peut-être aussi bien aux frontières du Nord qu’à celles de l’Est, nos cinq divisions des forces de manœuvre, engoncées, voraces en carburants et en munitions, ne pèseront pas lourd et le « test » sera vite fait. Cette bataille décisive unique est trop risquée et elle nous entraînera sans recours vers l’apocalypse. Est-ce à dire que l’auteur rejette le principe de la dissuasion ? Bien au contraire ! Il l’approuve et veut lui rendre toute sa valeur. Car le mal, nous dit Guy Brossollet, c’est d’avoir mêlé dans l’action du corps de bataille deux missions – deux capacités – bien distinctes : celle de combat et celle de signification à l’adresse de l’adversaire. Tout se passe comme si notre défense était une structure géologique constituée par les strates déposées successivement par suite de l’apparition d’armements nouveaux, dont aucun n’a disparu au fil des siècles. C’est le cas des chars lourds, mastodontes onéreux et vulnérables. C’est le cas de l’artillerie aveugle et massive, alors qu’apparaissent aujourd’hui les projectiles guidés par laser. Or, cet édifice au sein duquel l’initiative du combattant se rétrécit comme une peau de chagrin, vient de se voir enrichi d’une nouvelle « strate » : l’arme nucléaire tactique et le Pluton.
Reprenant une idée qui avait déjà été exprimée dans notre revue (janvier 1973 – Pour une révision du concept d’emploi des forces) par le colonel G. Ledoyer de l’Armée de l’air, le commandant Brossollet veut opérer la séparation des forces classiques et des forces nucléaires, afin de rendre à la fois au politique et au militaire leur liberté en séparant les deux fonctions dont la responsabilité appartient à des décideurs tout différents : celle de combat, propre à l’appareil militaire, et celle politique, de signe ultime lancé à l’adversaire pour lui faire comprendre par la première explosion nucléaire qu’il approche du seuil fatal.
Le commandant Brossollet ne remet donc pas en question la dissuasion ni la nécessité des forces nucléaires stratégiques, mais il veut au contraire leur restituer toute leur « crédibilité » en assurant au gouvernement le maximum de délai et de liberté d’action, en lui permettant de ne pas perdre le contrôle de ces forces nucléaires et de ne pas être entraîné inéluctablement vers l’apocalypse par une bataille unique malheureuse.
Il y a bien d’autres choses encore, intéressantes, dans l’ouvrage de ce jeune penseur militaire. Car il ne se borne pas à démolir, il reconstruit, il propose une nouvelle structure de nos forces terrestres qui les rendrait capables de livrer non pas une mais des milliers de batailles dont le résultat statistique ne peut qu’être positif. À la pyramide qui n’en finit pas des régiments, brigades, divisions, corps d’armée et armée, il substitue une organisation modulaire constituée par des milliers d’équipes de quinze hommes armés de missiles antichars, de mines à action horizontale, d’armes automatiques légères et de mortiers, chaque module agissant par embuscade dans un terrain de chasse de 2 à 3 km2 qui lui est affecté. L’ensemble constitue un vaste maillage étoffé et tendu de la mer du Nord aux Alpes sur une profondeur telle que l’ennemi ne puisse y pratiquer aisément, par des moyens conventionnels, des brèches immédiatement exploitables. Sur ce carroyage de commandos de fantassins se superpose un autre maillage qui lui donne une dimension aérienne grâce à quelque 200 modules aéromobiles constitués chacun par deux hélicoptères d’attaque et un hélicoptère de reconnaissance. Les régiments mécanisés, dégagés du « corset » divisionnaire, sont postés en des points favorables pour des contre-attaques immédiates. Quant aux Pluton, ils restent en arrière de ce barrage, à l’abri des aléas du combat mais toujours prêts à intervenir, selon décision du politique, soit pour des coups de semonce, soit pour une frappe plus massive.
Chiffres à l’appui, l’auteur croit pouvoir affirmer que la réalisation d’une telle force serait possible dans l’enveloppe du budget actuel dans un délai de quatre ans et qu’ensuite son entretien serait moins onéreux que celui du corps de bataille actuel. Avec les économies ainsi dégagées, il préconise la constitution d’une force d’intervention réellement aéromobile qui nous fait défaut actuellement et qui nous permettrait d’agir en cas de crise en Europe continentale ou en Méditerranée : il propose aussi, bien entendu, la modernisation des conditions de l’exécution du service national et la revalorisation de la condition militaire : beaucoup de choses excellentes en somme et dont on se prend à rêver à la pensée qu’elles pourraient se concrétiser avec un budget aussi modeste que celui que nous connaissons actuellement…
En dépit de quelques outrances ou simplifications dont il accepte par avance le reproche, Guy Brossollet a le grand mérite de nous présenter en moins de cent vingt pages, écrites clairement et simplement, une thèse intelligente, cohérente et surtout novatrice. Il reste à souhaiter que sa voix soit entendue… ou que la réplique lui soit donnée.
Après tout, pourquoi cette solution ne ferait-elle pas l’objet d’un essai en vraie grandeur à l’occasion de manœuvres nationales ? ♦