Richelieu : la politique d’hégémonie et la mort du Cardinal
Enfin accessible au public français, voici le troisième et dernier volet de l’œuvre monumentale écrite par Carl J. Burckhardt sur Richelieu, dont l’action, selon Charles de Gaulle, fut décisive « pour l’avenir du pays, en l’engageant dans la voie qui allait faire de lui un État moderne ».
Au vrai, nous avons là bien autre chose qu’une biographie, mais un récit, comme l’entend l’historiographie allemande, où toute une trame d’événements est reconstituée en un tout organique, intégré, continu. Aussi le temps – en l’occurrence le premier XVIIe siècle européen – est-il naturellement retrouvé, les événements replacés dans leur environnement, éclairés par de nombreux retours en arrière, à telle enseigne que les batailles comme la vie quotidienne, les combats des hommes et des idées ont leur place marquée, comme événements singuliers et comme éléments d’une histoire plus profonde douée d’un sens. L’unité de la fresque est donnée par la figure de Richelieu, ses idées et ses volontés politiques. Ainsi, le lecteur pénètre-t-il intimement la période au fil des années, pèse les raisons du Cardinal, comprend la nature des oppositions qu’il a rencontrées. L’art de la composition est de toute évidence essentiel pour dominer cet enchevêtrement de faits qui intéressent tous les domaines de la vie des sociétés.
L’exceptionnelle réussite de Burckhardt tient dans l’alliance d’une grande fermeté donnée au mouvement d’ensemble et du don de l’écrivain pour faire imaginer le vrai. L’historien reconnaît en plus une érudition remarquablement dominée qui fait écho aux apports contemporains de la recherche historique, tant sur les idées religieuses que sur les soulèvements populaires. Ces caractères de l’ouvrage suffisent pour sentir que l’on ne peut, dans un compte rendu, épuiser sa richesse, mais seulement en dessiner le cadre.
En 1635, date où s’ouvre notre volume, la guerre « couverte », entre l’Espagne et la France, depuis 1625 fait place au conflit déclaré. Richelieu a poursuivi, en effet, avec opiniâtreté, le but que Henri IV avait déjà défini en ces termes. « La Puissance espagnole doit être brisée ». Pourtant l’Espagne était un grand corps malade, portant un trop lourd fardeau, dont Olivarès, le grand adversaire de Richelieu, tentait de rassembler les forces encore redoutables. Cette guerre, dont ni le Cardinal ni le Comte-duc ne virent la fin, portait en elle les traités de Westphalie en 1648, qui consacrèrent, pour près d’un siècle, la suprématie française. C’est que cette victoire fut celle de « l’État de finance et de justice » (Pierre Chaunu), qui acheva de faire de la France, peuplée et riche, un ensemble homogène au milieu d’une Europe divisée. Le grand dessein de Richelieu, de « relever le nom du roi dans les nations étrangères » fut inséparable de sa volonté de renforcer la cohésion de la France par la soumission de tous les secteurs de la vie humaine à l’autorité publique, au détriment des privilèges et des traditions. Lourde tâche, mais qui était portée par la vague irréfragable des exigences de l’État moderne, dont Richelieu fut, avec claire conscience, le premier grand commis. Aussi cette œuvre fut, à tout moment, battue en brèche par les révoltes des grands et menacée par les soulèvements populaires. En effet, comme l’écrit Burckhardt, l’État intervenait « comme porte-glaive de la justice et incarnation d’un ordre qui était sans cesse à recréer et qui se perdait perpétuellement entre les famines, les épidémies, les pertes et les révoltes, la pauvreté la plus amère et un luxe s’étalant avec ostentation ». Les dernières années du Cardinal furent une lutte incessante pour maintenir ouverte la route de la grandeur française, qu’il discernait comme inséparable de la force de l’État, aux prix de grandes souffrances pour les masses populaires opprimées par une fiscalité accrue. Cette période du « sombre XVIIe siècle » s’inscrit en effet sur un fond de misère qui fut le sol de toutes les révoltes.
Aujourd’hui, nous prenons conscience facilement de ces lignes de force qui ordonnent cette époque. Mais Burckhardt montre avec justesse le trésor d’efforts journaliers, que dut prodiguer Richelieu, au milieu d’innombrables intrigues, dévoreuses de temps et d’argent, pour s’assurer la faveur du seul détenteur du pouvoir, Louis XIII, toujours imprévisible : ses derniers mois furent notamment assombris par la conspiration de Cinq-Mars, qui, en cas de succès, aurait frappé au cœur toute la politique de son ministériat.
Ce n’est pas là l’aspect le moins pathétique du combat de ce personnage « démesuré », qui mourut d’épuisement, « possédé par sa tâche ». Au fil des pages, apparaît le portrait précis d’un homme, « grand, pragmatique, guettant chaque occasion », encore du XVIe siècle dans son commerce quotidien, mais pleinement contemporain du siècle de la Raison – qui fut aussi Raison d’État.
« Cette somme en trois volumes a sa place dans la bibliothèque de tous ceux qui s’intéressent véritablement à l’Histoire » dit la publicité du livre. Qu’il nous soit permis d’ajouter qu’elle n’est pas mensongère, loin de là. Car seule une parfaite connaissance des réalités françaises et européennes du temps permettait d’apprécier, loin des images et des schématisâtes, les difficultés, les contradictions, les résultats d’une entreprise, qui a modelé profondément le visage de la France moderne. ♦