Penser la guerre, Clausewitz. Tome I : L’âge européen ; Tome II : L’âge planétaire
Clausewitz pensa la guerre au début du XIXe siècle, à une époque où l’aspect des conflits armés se modifiait profondément. L’accroissement de la taille des effectifs et des moyens mis en jeu rendait caduques les conceptions traditionnelles d’un art teinté de bravoure et de génie, et imposait le recours à une véritable science. L’élaboration de cette science militaire ne s’est pourtant pas faite spontanément. L’émergence du rationalisme qui animait les autres disciplines se manifestait dans le domaine de la stratégie par des simplifications abusives. Selon les modes, les auteurs ou les découvertes techniques, l’issue générale des guerres était hâtivement fondée sur telle organisation des unités combattantes, la portée d’une nouvelle arme ou les limites des possibilités d’intendance.
Clausewitz, au contraire, présenta un ensemble de lois et de principes, et fonda une science de l’action militaire qui devait influencer toutes les générations suivantes. L’attitude du haut-commandement est, par exemple, structurée logiquement par la nécessité de définir, préalablement à toute action, des buts de guerre d’où sont déduites les directions de guerre. Pour simple qu’elle paraisse, cette méthode est loin d’être simpliste, dans une configuration d’agression et de destruction intenses où les objectifs originaux de la lutte sont aisément masqués et dépassés. Le grand intérêt de Clausewitz est d’avoir sorti la stratégie du cadre strictement militaire. Il fut le premier à souligner qu’un conflit réel intègre tout, populations armées ou non, politique, économie, et ne peut être compris et mené à bien que par une synthèse des différents plans de combat et que les buts (militaires) dans la guerre étaient étroitement soumis aux buts (politiques) de la guerre.
À l’occasion d’un cours donné au Collège de France en 1971-1972, Raymond Aron eut le sentiment que la pensée du plus célèbre stratège restait encore à découvrir et à comprendre. Le résultat de ses réflexions et de ses travaux apparaît dans ces deux volumes d’une lecture parfois aride, mais d’un intérêt considérable. Dans le premier tome, il procède à une reconstitution du système intellectuel de cet enfant des camps qui voulut mettre au jour l’esprit – la nature et l’essence – de la guerre. Il ne s’agit pas de pure érudition. Clausewitz a été lu dans toutes les écoles d’état-major, par Mollke et par Foch, par Lénine et par les Marxistes. De Schlieffen et du haut commandement allemand de 1914 à Mao Tsé-toung, il n’est aucun responsable qui ne se soit référé à lui. Mais, théoricien de la stratégie classique de l’« âge européen », a-t-il quelque chose à nous enseigner à l’« âge planétaire » ? Des deux idées maîtresses – principe d’anéantissement et suprématie de la volonté politique sur l’instrument militaire – l’arme nucléaire a confirmé la deuxième et modifié le sens de la première. Ce n’est pas la première fois que Raymond Aron traite des relations entre les armes et les idées à l’âge nucléaire, mais c’est la première fois que, dans une réflexion sur la guerre, il va aussi loin dans l’analyse de ces relations, pour en démonter les mécanismes et montrer ce par quoi elles se rattachent à l’âge classique et ce par quoi elles constituent un ensemble conceptuel entièrement nouveau. La pensée de Clausewitz reste vivante à notre époque, alors que la stratégie s’est profondément modifiée au niveau de ses techniques. Les situations nucléaires, qui n’ont de sens que prises au niveau planétaire (d’où le titre du second tome) ne sont plus accessibles à la méthode directe du raisonnement et du calcul. La méthode d’approche doit donc être renouvelée.
Les pages que Raymond Aron consacre à l’âge nucléaire, « Le pari sur la raison », peuvent être considérées comme désormais indispensables à la compréhension des rapports forces militaires-diplomatie. Il a voulu mettre à l’épreuve la conceptualisation clausewitzienne, en l’appliquant à la compréhension de l’univers actuel. Il l’a fait en trois chapitres : – Les traites de la dissuasion : que reste-t-il de la stratégie quand la menace nucléaire n’a d’autre fin que de dissuader, donc de prévenir sa propre mise à exécution ? – La guerre est un caméléon : quelle diversité de guerres, quelle complexité interne de chacune d’elles présentent les trente dernières années, début de l’âge nucléaire ? – La politique ou l’intelligence de l’État personnifié : est-il légitime d’imaginer l’État comme une personne intelligente et la politique comme l’action de cette personne ? Quant à l’épilogue, « Adieu aux armes ou la Grande Illusion », il atteint une hauteur de vues telle qu’une nouvelle fois Raymond Aron se place aux côtés de ceux qui ont imprimé leur marque propre à un sujet de réflexion permanente et l’ont renouvelé. ♦
NDLR : Notre revue consacrera prochainement un article de fond à cet ouvrage magistral de Raymond Aron.