Défense à travers la presse
Politique de dissuasion parce que politique de paix : ce choix qu’a fait la France en se dotant de l’arme nucléaire ne semble pas très bien compris par les analystes du Programme commun de la gauche, même lorsqu’ils se décident à prendre en compte cet armement. On peut à la rigueur gloser sur la crédibilité de notre force de dissuasion, nullement sur ce qui constitue sa raison d’être.
Or que voit-on ? On voit M. Louis Bail lot dans Les Cahiers du communisme de juillet/août regretter que la France détienne la foudre protectrice : « L’histoire récente montre que les peuples de Cuba, du Vietnam, d’Angola ont pu défendre avec succès et même conquérir leur liberté, leur indépendance en s’appuyant sur une armée bénéficiant du soutien populaire… C’est la preuve que l’arme nucléaire n’est absolument pas indispensable pour assurer la défense d’un pays… À partir de ces faits le Comité central (du Parti communiste français, PCF) a réaffirmé que si notre pays n’avait pas été doté de l’arme nucléaire il n’aurait pas pris la décision de l’en doter ».
Voilà qui est clair mais en rien logique car le raisonnement est spécieux. Il s’appuie sur la comparaison d’événements n’ayant aucune analogie entre eux. D’abord la France n’a pas à conquérir son indépendance mais à la garantir. Il y a belle lurette que s’est constituée notre nation, et son peuple ne se trouve pas dans la situation démunie à partir de laquelle ceux du Vietnam ou de l’Angola ont dû engager le combat. De plus, pour héroïque et admirable qu’ait pu être la lutte du peuple vietnamien, nous ne souhaitons en imposer ni les conditions ni la durée au peuple de France sous prétexte de fournir un nouvel exemple des ressources morales d’un pays à partir du moment où on le prive d’une défense efficace. Dans ces conditions affirmer comme ne craint pas de le faire M. Louis Baillot que l’arme nucléaire n’est absolument pas indispensable à notre époque et pour une nation comme la France, n’est-ce pas faire peu de cas de la sécurité réelle au profil de l’héroïsme ? On comprend d’autant moins une telle attitude de la part des responsables communistes qu’ils affichent leurs sentiments pacifistes, qu’ils se veulent hommes de progrès : et les voici qui nous proposent de recommencer l’aventure de Vercingétorix !
Les socialistes seraient-ils moins enfermés dans de telles contradictions, eux qui se montrent tissez réticents envers l’arme nucléaire ? La controverse a duré tout l’été. À l’abri du bouclier nucléaire n’est-il pas loisible de disserter à plaisir des conditions de la défense ? La pièce essentielle a été apportée à ce dossier par M. François Mitterrand avec une longue interview au Matin de Paris (8 août). Il ne fait guère de doute que le leader socialiste avait pour souci d’apporter la preuve que son parti a réellement une politique de défense. En fait cette interview met l’accent sur les divergences existant entre le Parti communiste et le Parti socialiste, en prenant comme texte de référence le rapport Kanapa publié le 11 mai (1) M. François Mitterrand fait en effet observer :
« Au vu de ce rapport les socialistes ont relevé une contradiction fondamentale : tout en se ralliant en fait à l’arme nucléaire, le parti communiste, par une série de propositions subséquentes, en annulait l’effet de dissuasion. Or, c’est l’un ou l’autre : ou bien on s’en tient aux termes du programme commun modèle 1972 et l’on répète avec lui que l’on procédera à l’arrêt immédiat de la fabrication de la force de frappe française. Ou bien on entre dans la logique de cette force de frappe qui est une logique de dissuasion. Autrement dit on fabrique la bombe atomique pour n’avoir pas à s’en servir ».
Voilà qui est bien. Mais qu’est-ce qui chagrine fondamentalement M. François Mitterrand dans l’analyse de Jean Kanapa ? D’abord que celui-ci puisse juger la stratégie anticités comme étant barbare et qu’il convient donc de la rejeter. Alors, fait observer le leader socialiste : « Si l’on s’y refuse, il faut refuser aussi la bombe atomique. Autre chose… Je pense que la dissuasion disparaît si l’on instaure la collégialité de la décision, collégialité étendue selon Kanapa aux partis politiques représentés au gouvernement, alors que sous la menace d’une guerre atomique le temps se mesurera en minutes, en secondes ! ».
C’est l’évidence même et M. François Mitterrand a beau jeu d’affirmer que « l’arme nucléaire privée de sa dissuasion perd toute signification et serait d’une dramatique absurdité ». Alors, armé de ces arguments irréfragables, le parti socialiste va-t-il se ranger aux côtés des tenants de notre force de dissuasion ? Que non ! Car, nous explique M. François Mitterrand : « Les socialistes ne veulent pas tromper les Français en leur faisant croire que l’arme nucléaire est une arme magique qui assure à elle seule leur protection en dehors de toute alliance ».
Magique, l’arme nucléaire ne l’est certes pas : il lui suffit d’être terrifiante. Quant à l’Alliance, elle pourrait bien nous jeter dans un conflit où nous n’aurions que faire : ou bien elle pourrait ne pas jouer en notre faveur si notre propre indépendance n’apparaissait pas comme un enjeu suffisant aux yeux d’alliés qui chercheraient avant tout à sauvegarder leur survie en n’engageant pas le combat à fond. Tout cela n’échappe pas à M. François Mitterrand puisqu’il reconnaît que « le chemin est étroit pour nous ». Mais cela ne le convainc pas de la nécessité d’une défense proprement nationale. Du reste, pour lui, la décision finale en la matière devrait appartenir aux Français, d’où l’idée du référendum. Voici donc le corps électoral promu « médecin malgré lui ». Or, tout comme Sganarelle, ne répondrait-il pas en la circonstance : « J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer » ? En réalité il semble bien que cette initiative d’un référendum soit destinée à trancher le débat intérieur à l’union de la gauche plutôt qu’à définir réellement les modalités de notre défense. C’est, au demeurant, l’avis de M. Georges Marchais dans sa réplique du lendemain (L’Humanité du 9 août) :
« J’ai déjà dit que les communistes y étaient totalement opposés (à ce référendum). Pourquoi ? Mais tout simplement parce que c’est inutile, à moins que le futur référendum envisagé par le Parti socialiste ait pour objet la définition d’une politique de défense autre que celle prévue dans le programme commun de la gauche actualisé… On ne peut pas découper son bulletin de vote en petits morceaux. Les Français ne se prononceront pas en mars prochain pour le programme commun moins sa politique de défense… Il faut être clair : ou bien les Français seront en mesure de se prononcer en pleine conscience sur une politique de défense nationale écrite noir sur blanc dans le programme commun actualisé – et on ne voit pas pourquoi on leur demanderait de se prononcer une seconde fois par référendum pour la même chose. Ou bien c’est pour dire autre chose, c’est sur une autre politique que celle du programme commun qu’ils seraient appelés à se prononcer. Mais dans ce cas ce n’est pas après l’élection, c’est aujourd’hui qu’il faut dire clairement quelle serait cette politique ! ».
Bref, le secrétaire général du PCF ne veut pas des engagements en pointillé dont se satisferait bien le leader socialiste. Mais pas plus que M. François Mitterrand n’entend aborder le problème de fond. M. Georges Marchais ne se soucie des objections avancées par le premier en ce qui concerne les contradictions de la politique nucléaire du PC. Dans cet article fort long de L’Humanité elles ne sont en effet à aucun moment récusées. L’auteur insiste sur le fait que le peuple doit savoir précisément sur quoi il s’engage et il saisit l’occasion de rappeler les propositions communistes, à savoir :
« … le maintien de la force de frappe atomique, étant entendu qu’elle doit être strictement de dissuasion et tous azimuts… Opposition à toute organisation militaire intégrée au niveau européen… Agir de manière active pour aller vers la dissolution simultanée de tous les blocs militaires ».
On constatera que si M. François Mitterrand reste volontairement réticent devant le choix essentiel, M. Georges Marchais se complaît dans des prises de position suffisamment générales pour ne pas entraîner les réserves qu’a fait naître le rapport Kanapa. Dans le Quotidien de Paris du 9 août, Paul Guilbert résume ainsi cette double démarche :
« Par rapport à l’étalon classique de la politique de défense gaulliste, M. Marchais a l’air parfaitement orthodoxe quand il fait de la force nucléaire un impératif catégorique, au-dessus de tout référendum. Mais en émasculant cette force, il s’attire de la part de son partenaire le soupçon de vouloir enfermer la défense française dans un système de neutralisation à la finlandaise. Inversement, quand M. Mitterrand exige une force réellement crédible mais soumise à un processus d’approbation populaire dilatoire, il fait renaître chez son allié le spectre de toutes les manigances atlantistes. Ne s’agit-il que d’un double soupçon ? S’agit-il au contraire d’une divergence d’orientation fondamentale de la politique de défense ? Tel est le vrai débat ».
Dans Le Monde en date du 9 août, André Fontaine ne pousse pas l’analyse aussi loin. Il se contente de prendre acte de l’évolution perceptible, voire franchement avouée, chez les dirigeants de la gauche :
« Au point où en sont les choses, il est difficilement imaginable qu’un gouvernement français, quel qu’il soit, renonce à la force de frappe aussi longtemps qu’un désarmement véritable ne sera pas intervenu à l’échelle mondiale. Parce qu’il ne voudrait pas être accusé par la postérité d’avoir laissé la patrie sans protection. Parce que l’abandon de la bombe signifierait qu’il s’en remet complètement aux États-Unis de sa défense et donc, en dernière analyse, de sa politique étrangère. Parce que vis-à-vis du puissant voisin allemand, la possession d’armes nucléaires maintient, à toutes fins utiles, une différence. Parce qu’il est difficilement concevable que la France détruise ses engins atomiques au moment où une demi-douzaine de pays dans le monde travaillent à s’en procurer ».
Voilà donc qui tranche le débat pour ce qui concerne le fait nucléaire. Dans les conditions actuelles l’orientation de la politique française de défense est irréversible. Encore faut-il qu’on prenne soin de maintenir notre armement nucléaire à un niveau satisfaisant. Or telle n’est pas l’intention des partis de gauche qui envisagent seulement de maintenir cet armement à son stade actuel, tout à la fois pour satisfaire aux attendus qu’énumère André Fontaine et pour ne pas être accusés de se lancer dans la course aux armements. Bref, il s’agirait de « figer » notre force de dissuasion et cela en dépit des avis de tous les experts en la matière. Cette éventualité paraît irréaliste à M. Michel Debré qui, sous le titre « Ne jouons pas avec la défense » écrit dans Le Monde du 12 août :
« Voilà qui n’est pas sérieux. Notre dissuasion pour être crédible doit connaître une constante adaptation. Armes et vecteurs vieillissent. Il faut les transformer. Des techniques nouvelles sont mises au point. Il faut en faire bénéficier notre défense. Il est indispensable enfin d’assurer des compléments, tel le satellite, qui n’ont pas encore été réalisés, soit pour des raisons industrielles, soit pour des motifs de progressivité financière. Une défense n’est jamais figée. Il n’y a pas une ligne Maginot du nucléaire ».
Pourquoi les plus conscients des responsables de l’opposition refuseraient-ils de prendre en considération le poids de tels arguments ? Parce que leur objectif ultime reste le désarmement ? Pensent-ils vraiment que faute d’un sabre à jeter dans la balance il nous serait possible de convaincre l’adversaire de se dépouiller unilatéralement ? À la fin du mois d’août le président Giscard d’Estaing a annoncé que la France allait prendre prochainement d’importantes initiatives dans ce domaine du désarmement. Faute de les connaître il est bien impossible d’en apprécier la portée, mais l’éditorialiste du Monde (26 août) n’a pas manqué de souligner l’intérêt que présenterait alors notre propre force de dissuasion : « Ayant mis au point sa protection atomique, la France peut envisager désormais d’occuper le siège qui lui est réservé au sein de la conférence du comité de désarmement de Genève depuis sa constitution en 1962 (2). À l’époque, le général de Gaulle refusa la participation de la France à ce comité dont les travaux ne pouvaient aboutir, selon lui, qu’à consacrer le monopole nucléaire des superpuissances à l’exclusion de toute véritable mesure de désarmement. Ce que les faits ont largement confirmé ».
Les choses peuvent évoluer aujourd’hui et la politique est l’art de s’adapter aux circonstances sans mettre en péril l’essentiel. Or, les partis de gauche donnent souvent en cette affaire l’impression de s’adapter aux circonstances sans trop se soucier de l’essentiel. Souhaitons que cette impression soit erronée. ♦
(1) Voir la chronique de Gérard Vaillant dans Défense Nationale du mois de juillet, p. 154.
(2) Le président de la République avait toutefois posé les conditions préalables à une telle participation. Elles viennent d’être rejetées par les deux Grands. Voir la chronique « Défense en France » de Gérard Vaillant.