Défense en France - La France et le désarmement
La nouvelle publiée à la suite du conseil des ministres du 24 août et annonçant l’intention de la France de prendre prochainement d’importantes initiatives dans le domaine du désarmement n’a donné lieu dans la presse qu’à des commentaires assez limités, quelque peu sceptiques ou même souvent erronés.
La France allait-elle revenir sur son refus de participer aux travaux de la Conférence du comité de désarmement (CCD) de Genève ou aux négociations de Vienne sur les réductions mutuelles des forces en Europe (MBFR) ? La déclaration du président de la République ne devait-elle pas être replacée dans la perspective des élections de 1978 ? Signifiait-elle que la France allait renoncer aux exportations d’armements ? Autant de questions posées par divers organes de presse mais qui révélaient que les commentateurs n’avaient pas toujours saisi le véritable sens de cette déclaration ni sa portée réelle.
La volonté de paix de la France ne peut être mise en doute (1). Elle partage l’inquiétude des autres nations devant l’accumulation des armements dont les supergrands portent essentiellement la responsabilité, et elle estime que cette situation dangereuse appelle une action urgente et résolue. Mais elle entend ne pas sacrifier sa sécurité et son indépendance dans des négociations sur le désarmement sur lesquelles les deux Grands ont la haute main et qu’ils orientent selon leurs intérêts en vue du maintien de leur hégémonie. C’est pourquoi la France (de même que la Chine, et pour le même motif) a refusé de prendre part aux discussions de la CCD, à Genève tant que les États-Unis et l’Union soviétique en exerceraient la coprésidence. Elle déplore par ailleurs le manque de représentativité politique et géographique de cette conférence et son peu d’efficacité (elle en est à sa 766e séance). Lors de la visite de M. Brejnev au mois de juin, M. Valéry Giscard d’Estaing avait indiqué (conférence de presse du 22 juin) à son interlocuteur que si des modifications intervenaient concernant d’une part la procédure, les règles et la présidence, et d’autre part les perspectives de cette conférence, la France examinerait la situation. Quant aux négociations de Vienne sur les MBFR, qui reproduisent les discussions de bloc à bloc et qui aboutiraient à établir un droit de regard des deux Grands sur une Europe au centre de laquelle serait instituée une zone de dépression provoquant un déséquilibre stratégique dangereux, la France ne veut pas y participer et ne se considère pas liée par les décisions qui pourraient en résulter.
D’ailleurs ces discussions, que ce soit à Vienne ou à Genève, n’ont obtenu jusqu’ici que des résultats très minimes. Il est vrai que le 30 août dernier les deux délégués coprésidents de la CCD, ont fait état de certains progrès que les États-Unis et l’Union soviétique auraient accomplis en vue de l’arrêt des essais nucléaires et de l’interdiction des armes chimiques. L’ambassadeur américain Adrian Fisher a même parlé de « progrès considérables en vue d’une initiative commune sur l’interdiction des armes radiologiques » mais n’a pas précisé s’il s’agissait là de la bombe à neutrons. Mais le diplomate américain a dit à mots couverts que son pays entendait conserver à la conférence ses caractéristiques actuelles : quant au représentant soviétique. M. Viktor Likhatcliev, il a été encore plus net en déclarant que « les méthodes actuelles devraient être maintenues. Les réalités politiques sont telles que les deux coprésidents ont une grande responsabilité en tant que principales puissances militaires ».
Les deux Grands ne pouvaient donc exprimer plus clairement leur rejet des conditions posées par la France pour son éventuelle participation à la CCD. On comprend de même que la France, lasse d’être soumise aux relances anglo-américaines concernant les projets de cessation des essais nucléaires, ait tenu à prévenir de nouvelles entreprises dans ce sens en faisant connaître ses propositions pour un désarmement qui s’inspirerait des principes suivants :
1) Le désarmement doit être réel et aboutir à une réduction du niveau qualitatif aussi bien que quantitatif des armements, à commencer par ceux des puissances dont l’arsenal est le plus disproportionné par rapport aux nécessités de l’équilibre mondial et qui sont les seules à disposer d’une capacité d’overkilling parfaitement inutile et dispendieuse.
2) Le désarmement doit être général et complet et ne comporter aucune discrimination visant à privilégier tel État, telle zone géographique ou tel type d’armement. C’est précisément le contraire qui est en perspective dans les MBFR qui privilégient la situation stratégique de l’URSS dont la puissance conventionnelle et nucléaire considérable restera intacte à l’intérieur de son sanctuaire, à proximité d’une zone de dépression militaire en Europe du centre.
3) Le désarmement doit être effectivement contrôlé et il convient pour cela de tirer tout le parti possible des progrès techniques. Mais à cet égard il faut admettre que tous les États ont une égale vocation à bénéficier des résultats des contrôles et vérifications. On le comprendra facilement si l’on se réfère au récent incident de la détection de la préparation d’un essai atomique en Afrique du Sud. On imaginera sans peine d’autres circonstances où l’une des puissances détentrices de cette capacité de détection estimerait conforme à ses intérêts de taire de tels préparatifs chez l’un de ses protégés. Il n’est pas normal, il est même dangereux que la paix du monde repose sur un pouvoir détenu par les seuls Grands. En ce qui concerne l’incident mettant en cause l’Afrique du Sud, c’est parce que les deux Grands ont estimé que l’essai nucléaire projeté par Pretoria serait déstabilisant et qu’il ébranlerait l’équilibre dans une zone échappant à leur accord nucléaire qu’ils ont décidé d’un commun accord de le prévenir, quelles qu’aient été d’ailleurs les intentions réelles du gouvernement de M. Vorster. Mais en serait-il de même partout et en toutes circonstances… ?
4) Le désarmement doit être progressif et même en quelque sorte « séquentiel », la couverture de chaque étape conditionnant le passage à la suivante.
Un plan français s’inspirant de ces principes sera soumis à l’Assemblée générale spéciale que les Nations unies tiendront probablement au printemps prochain sur le désarmement. Ce faisant, la France sera fidèle aux engagements auxquels elle a souscrit par la déclaration franco-soviétique faite le 22 juin à Rambouillet. On peut s’attendre d’ailleurs à ce que l’Union soviétique présente de son côté son propre plan à cette Assemblée générale. Le plan français, indique-t-on de source proche du ministère des Affaires Étrangères, sera empreint de réalisme. Il portera sur une limitation des armements évitant recueil de la déstabilisation. Il visera la sécurité menacée aujourd’hui tant par la prolifération de l’arme nucléaire que par la course aux armements conventionnels. C’est, en effet, la consolidation de la sécurité qui constitue le but le plus large visé, la limitation des armements (à ne pas confondre avec l’arms control américain ni avec la limitation du commerce des armements) étant l’un des éléments essentiels de cette sécurité. Il n’est pas possible de désarmer tant que des structures diplomatiques internationales appropriées n’auront pas engendré un sentiment de sécurité. En l’absence d’un tel sentiment, les nations qui seraient visées par cet interdit n’obtempéreront pas, surtout si elles s’estiment menacées dans leur existence. La cessation des essais nucléaires ne peut résulter que d’une sécurité et d’une stabilité dont les Grands devraient donner l’exemple en réduisant leurs arsenaux au lieu de les développer en y ajoutant de nouvelles armes toujours plus sophistiquées en vue de prendre en défaut leur rival tout en confinant les autres puissances dans le rôle de servantes de leurs intérêts.
Enfin, la révélation de la prochaine initiative française en matière de limitation des armements n’a rien à voir avec la récente polémique de la gauche et ne vise nullement à pratiquer avec elle le jeu de la surenchère à la paix, car si M. Valéry Giscard d’Estaing avait voulu souligner les discordances des signataires du Programme commun il n’aurait eu aucune peine à démontrer que, des propositions du comité central du Parti communiste français (le rapport Kanapa) il n’en est aucune qui ne soit directement démarquée des propositions jusqu’ici connues de l’Union soviétique et qui n’aille dans le sens des intérêts de celle-ci. Quant au Parti socialiste, prêt à accueillir tout ce qui peut lui valoir de nouveaux clients – pacifistes, écologistes adversaires du nucléaire, aussi bien que jacobins intransigeants et partisans d’un patriotisme à la Jaurès – son consentement à aller jouer à Genève et à Vienne le jeu souhaité par les Américains et par certains sociaux-démocrates ne tarderait pas à nous condamner soit à l’impuissance militaire et à la finlandisation soit à un retour dans les commandements de l’Otan et par conséquent à un alignement sur la stratégie de cette organisation. C’est bien là d’ailleurs le dilemme auquel, quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle dise, la coalition socialo-communiste ne pourra échapper. Le rôle que M. Valéry Giscard d’Estaing entend faire jouer à la France se situe bien au-dessus de ce niveau. ♦
(1) Elle l’a manifestée maintes fois depuis vingt ans ; il suffit de rappeler le Plan Moch de 1954, les propositions faites en 1959 et 1962 par le général de Gaulle pour la réduction des vecteurs nucléaires, et en 1963 pour la réunion d’une conférence des cinq puissances nucléaires, de même que son acceptation dès 1967 de la convocation d’une conférence mondiale sur le désarmement. La France a d’autre part signé le traité d’interdiction d’utilisation à des fins militaires de l’Antarctique et ceux interdisant le placement d’armes nucléaires ou de destruction massive dans l’espace extraterrestre ou sur les fonds marins.