La construction politique de l’Europe
Le Professeur Charles Zorgbibe, que nos lecteurs connaissent par ses articles, a voulu non seulement rappeler ce que furent les efforts de construction politique de l’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale, mais surtout en dégager les lignes de force et en éclairer la logique. Cette intention apparaît dans les titres des trois chapitres – « Le temps des chantiers » (1947-1958), « Le temps des controverses » (1958-1969), « Le temps des relances » (1969-…) – de la première partie de son ouvrage, « Les trois âges de l’Europe politique ». Au-delà des faits, il va ainsi jusqu’aux motivations.
C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir rappelé qu’en 1962 George Liska saluait la politique européenne du général de Gaulle comme la substitution de la « stratégie des hommes d’État » aux « constructions des utopistes », il écrit : « De fait, le changement de régime politique en France, en 1958, a fondamentalement infléchi les conditions psychologiques de la construction européenne… Nouvelle conception des rapports entre les organes de l’État, mais aussi, et surtout, nouvelle vision des relations internationales… Plus précisément, les dirigeants de la Ve République vont, de plus en plus nettement, contester les deux postulats de l’Europe en formation : la supériorité des constructions supranationales sur la coopération interétatique traditionnelle ; l’orientation diplomatique d’une Europe occidentale arrimée aux États-Unis dans un grand ensemble atlantique ». C’est alors que s’ouvre le temps des controverses : supranationalité ou Europe des États ? Attentisme ou « Europe européenne » ? C’est seulement dans le cadre de ces options générales, qui mettent en question la finalité même des efforts européens, que les événements trouvent leur signification, qu’il s’agisse du Plan Fouchet, de la fusion des exécutifs communautaires, du retrait français de l’Otan, de la création de l’« Eurogroupe », etc. On retrouve alors, éclairées par cette référence au contexte psychologique, quelques grandes contradictions. « En fait, le général de Gaulle voulait réaliser une Europe de style britannique, mais sans la Grande-Bretagne. Il est vrai que la position de nos partenaires n’était guère plus logique puisqu’ils entendaient combattre à la fois pour le progrès du fédéralisme européen et pour l’adhésion d’une Grande-Bretagne traditionnellement hostile à une véritable fédération du continent ». Ces contradictions ont dominé « le temps des controverses ». Elles permettent de comprendre les problèmes posés par l’élargissement des communautés ou par les projets d’« union européenne », ainsi que ceux soulevés par l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct.
Charles Zorgbibe étudie ensuite « Les trois structures de l’Europe politique » : le système communautaire (institutions politiques des communautés), le système intergouvernemental (les mécanismes et les perspectives de la coopération politique), enfin le système démocratique (le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, les partis politiques transnationaux). En guise de conclusion, il retrace l’histoire des relations européo-américaines depuis le discours dans lequel, le 25 juin 1963, John Kennedy définit son « grand dessein », une « alliance à deux piliers », vision que, deux ans plus tard, devait contester Henry Kissinger, pour qui les deux objectifs de l’Europe supranationale et de la communauté atlantique pouvaient se révéler incompatibles. De fait, la construction politique de l’Europe a été entreprise dans le cadre atlantique, et chaque effort d’autonomie a posé des problèmes politiques et militaires dans ce cadre. Charles Zorgbibe les rappelle à propos du comportement de l’équipe Nixon-Kissinger à l’égard de l’Europe, du projet de « Nouvelle charte atlantique » présenté par Kissinger le 13 avril 1973, de la déclaration d’Ottawa du 19 juin 1974, des déclarations d’Helmut Sonnenfeldt en décembre 1975, etc. Il termine par une question assez sévère à propos de Kissinger. « Du système de Metternich, l’historien Kissinger constatait qu’à partir du Congrès de Troppau le réseau de relations internationales qui le sous-tendait était devenu très rigide et à même d’exclure tout changement politique. Le secrétaire d’État ambitionnait-il le même destin pour l’Alliance atlantique qui, gagnée à l’imitation du Pacte de Varsovie, constituerait avec l’organisation orientale une double Sainte-Alliance » ? Depuis, le président Carter a célébré l’unité de l’Europe et souhaité lui voir jouer le rôle accru sur la scène mondiale. Mais quelle Europe ? On retrouve le thème de ce remarquable ouvrage. ♦