Les Occidentaux. Les pays d’Europe et les États-Unis depuis la guerre
L’histoire, rarement sereine, trop souvent même orageuse, des relations des Européens avec les États-Unis depuis la fin de la guerre, tel est le sujet du nouvel ouvrage du professeur d’Université, politologue et germaniste Alfred Grosser. Parmi ces Occidentaux, l’auteur retient comme principaux acteurs la France et l’Allemagne (République fédérale allemande, RFA), la Grande-Bretagne et l’Italie, mais il s’attache plus particulièrement aux deux premiers avec le dessein de montrer pourquoi ce sont les affrontements qui ont dominé dans les rapports franco-américains et pourquoi ce sont les convergences allant parfois jusqu’à l’allégeance qui l’ont emporté dans le cas des rapports germano-américains.
Fidèle à son image bien établie de médiateur, Alfred Grosser, même s’il se défend de vouloir blesser quiconque, entreprend donc de dire aux uns et aux autres leurs vérités. Son propos est de provoquer chez ses lecteurs français, allemands et américains – le livre doit paraître dans les trois langues – une remise en question de leur vision historique partiale. Au lecteur français il se propose de montrer ce que son anti-américanisme courant a d’excessif et d’injuste, au lecteur américain comment les erreurs et les maladresses de la politique américaine suscitent la méfiance et le reproche d’impérialisme, au lecteur allemand combien sa peur de se retrouver seul face aux Russes obscurcit son esprit critique à l’égard du protecteur américain.
C’est dans cette optique qu’Alfred Grosser retrace l’histoire des quarante dernières années, recherchant dans l’écheveau complexe des événements les permanences et les discontinuités. Cela le conduit à un découpage de la réalité historique en quatre périodes : la première est celle du renversement des alliances, l’Allemagne et l’Italie, hier ennemies, devenant les alliées des États-Unis et recevant l’argent et les armes nécessaires à leur réhabilitation et à leur participation à la défense contre une URSS (Union soviétique) que sa mainmise sur les démocraties populaires et son emprise sur les partis communistes occidentaux dans une Europe en ruine font apparaître menaçante. La deuxième période est celle des « harmonies et tumultes des années cinquante », celle de l’Alliance Atlantique (Otan) et du plan Schuman, mais aussi celle des crève-cœurs du côté français avec le relèvement économique et le réarmement allemands qui font de Bonn l’allié privilégié tandis que la France encourt le reproche de mener une guerre coloniale en Indochine puis en Algérie, la Grande-Bretagne venant la rejoindre au banc des accusés et se voyant infliger en sa compagnie l’humiliation de Suez. La troisième période est celle des années soixante, celle des « affrontements dans la prospérité », l’Allemagne et la France, une fois leurs économies remises sur pied, apparaissent en rivales des États-Unis tandis que ceux-ci s’enfoncent dans le conflit vietnamien. La quatrième période est celle de la crise latente que révèle le conflit israélo-arabe d’octobre 1973 et le quadruplement du prix de l’énergie. Mais si les périodes en question fournissent à l’auteur les quatre parties de son ouvrage, à l’intérieur de chacune d’elles il se livre, à propos de chaque grande question abordée – économie, défense, conflits coloniaux, gestation de l’Europe – à des découpages et à des regroupements particuliers qui bousculent l’ordre événementiel et donnent souvent l’impression, soit de retours en arrière, soit de projections bien au-delà de l’événement central considéré. Ce procédé réclame donc une attention soutenue de la part du lecteur.
S’interrogeant en conclusion sur les permanences et les changements que révèle cette analyse historique, Alfred Grosser retient comme changement le plus net celui de 1947-1949 qui associe dans la guerre froide États-Unis et Europe occidentale. Le monde a bien changé depuis : la Chine est devenue une grande puissance, l’Allemagne et le Japon ont acquis une puissance dont leurs dirigeants pouvaient à peine rêver en 1949 cependant qu’en matière militaire, « le malaise fondamental reste le même depuis cette date malgré toutes les variations de la stratégie ». C’est celui qui provient de l’énorme puissance militaire de l’URSS que seule peut équilibrer celle d’un autre Grand. D’où cette conséquence : « la sécurité européenne se réduit largement à l’état de sous-système du système américano-soviétique », d’où également ce sentiment ambigu en chaque Européen : « la satisfaction que les États-Unis existent et l’irritation de voir la vie et la mort de ses concitoyens dépendre dans une large mesure des décisions d’un président étranger et lointain ».
Le problème des Européens a été et reste de définir chacun leur identité. Problème particulièrement difficile pour l’Allemagne puisqu’elle symbolise et incarne la division du monde et de l’Europe. Dans cette situation diminuée, la RFA aurait trop tendance, selon Alfred Grosser, à minimiser le rôle qu’elle peut jouer sur la scène internationale et à maximiser en revanche l’excellence de son régime politique, économique et social. La perception de la menace militaire devenant moins aiguë, les dangers que font courir à cette société prospère certains groupes gauchistes et leur terrorisme nourrissent maintenant le besoin de sécurité allemand : ainsi, à l’allégeance qu’impliquait la protection américaine fait suite la solidarité idéologique transatlantique.
Quant à la Grande-Bretagne et à la France, confrontées à la question : « Comment puis-je continuer à exercer une influence mondiale alors que je sens que je ne suis plus une puissance mondiale ? », elles ont donné des réponses différentes. La réponse anglaise est : «… En exerçant une influence privilégiée sur l’un des deux seuls vrais Grands ». La réponse française est : «… En favorisant une Europe dans laquelle la France sera seule à vouloir exercer une influence mondiale, ce qui lui permettra de parler avec le poids de la puissance économique européenne ». Et l’auteur de montrer alors pourquoi l’un et l’autre dessein ont échoué. Mais A. Grosser est-il si certain que l’Allemagne n’a aucune ambition mondiale ? Et celle de la France cherchant à conserver son rang n’est-elle que « vanité irréfléchie » pour reprendre l’une de ses expressions qui, parmi tant d’autres, feront grincer bien des dents ? ♦