Défense en France - Notre capacité de dissuasion nucléaire est-elle suffisante ?
Avec 10 857 MF pour 1979, les forces nucléaires françaises se voient allouer 32,56 % des crédits de paiement (CP) des titres V et VI du budget de la défense qui vient d’être voté par le Parlement. Les autorisations de programme (AP) pour ces mêmes forces nucléaires se montent à 11 220 MF, soit 26,16 % de celles prévues pour l’ensemble des mêmes titres.
De 1978 à 1979 les AP de la force nucléaire stratégique auront progressé de 12,59 % et les CP de 17,63 %. Pour l’arme nucléaire tactique les chiffres sont respectivement de 2,96 % et 9,75 % seulement. L’effort est donc mis très nettement sur la FNS (Force nucléaire stratégique) dont la composante océanique en particulier doit s’accroître en 1985 d’un sixième SNLE (Sous-marin nucléaire lanceur d’engin), L’Inflexible, appelé à bénéficier de diverses améliorations techniques et qui sera le premier sous-marin à porter le nouveau système d’armes M-4 en cours de développement.
Le tableau ci-dessous, extrait du rapport de M. Cressard, rapporteur spécial de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, montre l’évolution des systèmes d’armes de nos sous-marins nucléaires. On en déduit le progrès que fera notre capacité de frappe, d’abord en 1980, lorsque Le Tonnant, cinquième et dernier SNLE de la série des Redoutable entrera en service. Tous ces sous-marins seront alors armés du missile M-20 dont la charge nucléaire de 1 mégatonne est durcie (c’est-à-dire protégée contre les radiations des armes nucléaires antimissiles) et pourvue d’aides à la pénétration des défenses adverses. Parallèlement à cette valorisation s’opérera celle de la composante au sol des forces aériennes stratégiques, les SSBS (Sol-sol balistique stratégique) du plateau d’Albion, dont neuf missiles de type S-2 sont en cours de transformation en S-3, qui a des capacités identiques à celles du M-20 ; la transformation des neuf autres missiles en S-3 devant intervenir avant 1982.
Ainsi, compte tenu des 33 Mirage IV porteurs d’armes de 70 kilotonnes, on peut évaluer la capacité de frappe de nos forces nucléaires stratégiques dans le début des années 1980 à la centaine de mégatonnes et la créditer de la possibilité de traiter instantanément à peu près autant d’objectifs avec une quasi-certitude d’atteinte. C’est déjà plus qu’il n’en faut pour que notre menace de rétorsion face à un agresseur éventuel soit crédible.
Il s’en faut cependant que nous puissions nous contenter de cette situation tant il est vrai que nos adversaires éventuels ne cessent de faire en ce domaine des progrès techniques qui risquent un jour de mettre en question cette crédibilité de nos forces nucléaires aujourd’hui assurée.
Tout d’abord les Mirage IV seront retirés du service stratégique en 1985 (on envisage cependant le maintien d’un certain nombre soit en version reconnaissance, soit en appui tactique après les avoir dotés de l’arme ASMP (Air-sol moyenne portée) qui leur permettrait de s’attaquer à des objectifs dans la profondeur du champ de bataille tout en se tenant à distance des défenses antiaériennes adverse).
Caractéristiques techniques SNLE – Missiles – Têtes embarquées
Classe ou type du porteur |
Pays |
|||
France |
Grande-Bretagne |
|||
En service |
En projet |
En service |
||
Missile |
M-2 |
M-20 |
M-4 |
Polaris A-3 |
Portée (km) |
3 000 |
3 000 |
4 000 |
4 630 |
Nombre de porteurs en service |
1 |
3 (5 en 1980) |
6 |
4 |
Nombre de missiles par porteur |
16 |
16 |
16 |
16 |
Nombre d’ogives par missile |
1 |
1 |
En cours de définition sera largement supérieur à celui du Polaris A-3 |
3 |
Puissance de l’ogive (kt) |
500 |
1 000 |
100-150 |
200 |
Observations |
Charge nucléaire |
Charge thermo-nucléaire |
Le M-4 remplacera le M-20 dès 1985 |
|
On peut penser qu’à moyen terme également les silos du plateau d’Albion deviendront vulnérables et justiciables, grâce à la précision croissante des systèmes d’armes, d’une première frappe adverse. Ils n’en conserveront pas moins une certaine valeur car ils obligeront l’assaillant à signer son agression, ce qui légitimerait le tir de nos SNLE. Toutefois, leur élimination diminuerait dangereusement notre capacité de riposte.
Développer une nouvelle génération d’armes de remplacement, missiles mobiles, portés par camions, par exemple, ou missiles de croisière du genre des ALCM (Air-Launched Cruise Missile) américains (lancés à partir d’un bombardier) n’est pas hors de notre portée (surtout la première solution) mais dans l’avenir le plus proche la solution la meilleure réside dans le développement des SNLE d’une nouvelle génération vers laquelle L’Inflexible ménage la transition.
Ces nouveaux sous-marins bénéficieront des progrès dont sont capables nos ingénieurs en matière de discrétion des moteurs, capacité de détection sous-marine, autonomie et précision des moyens de navigation. Par ailleurs, le missile M-4, grâce au nombre d’ogives nucléaires qu’il emportera, même si la puissance unitaire de celles-ci n’est que de 100 kt, couvrira mieux les objectifs, répartira la puissance de destruction sur toute leur surface et, en multipliant les trajectoires et en permettant des salves plus rapides, accroîtra fortement les chances de pénétration des défenses.
L’intérêt de la composante sous-marine de la FNS tient à la quasi-invulnérabilité des SNLE à une attaque nucléaire adverse, ce qui garantit par conséquent la disponibilité d’une certaine capacité de frappe en second. Mais, par contre, si l’on n’en a que deux ou trois en patrouille, on ne peut exclure, si discrets soient-ils dans leurs mouvements, la possibilité de leur destruction anonyme par des sous-marins d’attaque ennemis.
C’est la raison pour laquelle il faut impérativement renforcer l’invulnérabilité globale de ce système d’armes. Les seuls progrès techniques ne suffisent pas à fournir cette garantie. Aussi, certains – notamment les élèves de la promotion « Mendès-France » de l’École nationale d’administration (ENA), dans une thèse intitulée « La défense nucléaire de la France », publiée par la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN, Hôtel des Invalides) avant que ne soit connue la décision de lancement du 6e SNLE pour 1985 – préconisent-ils la construction non pas d’un mais de trois nouveaux SNLE afin de porter à quatre le nombre de nos sous-marins nucléaires en patrouille. Les auteurs de cette thèse l’appuient en disant que de toute façon la mise hors-service des SNLE actuels (ceux de la génération du Redoutable) devra commencer à partir de 1995, la durée de vie d’un sous-marin nucléaire étant de 25 ans. Entre-temps, la disponibilité opérationnelle de la force océanique stratégique sera de quatre sur six SNLE à partir du moment où aura été lancé L’Inflexible. Si l’on considère qu’il faut sept à huit ans pour la production d’un tel bâtiment, c’est vers 1987-1988 que devrait être prise pareille décision.
Mais si l’on doit envisager de développer des vecteurs d’un type nouveau – qui pourraient d’ailleurs ne pas être sous-marins si entre-temps la détection anti-sous-marine avait fait des progrès notables – c’est bien avant cette date que les études devraient avoir abouti pour permettre le développement des « plates-formes de deuxième génération ».
On conçoit donc combien il importe de pousser la réflexion et les études sur les systèmes d’avenir, qu’il s’agisse des systèmes d’armes de la future FNS ou de son environnement (en particulier grâce au satellite d’observation qui devrait donner à notre système d’alerte et de renseignement une plus grande indépendance).
Dans la présentation du budget de la défense à l’Assemblée nationale, le 7 novembre dernier, M. Yvon Bourges a souligné le fait que le système d’armes M-4 « mettra notre pays au niveau des armements nucléaires des États-Unis et de l’Union soviétique » et que sur certains points même « il présentera des solutions originales ». Lorsqu’on mesure le chemin parcouru depuis 1958, notre pays a tout lieu d’être satisfait du progrès de la capacité de dissuasion nucléaire accompli, mais il convient de ne pas nous arrêter en chemin, car si nous nous endormions sur ces lauriers nous risquerions fort de nous réveiller un jour largement distancés dans une compétition technologique acharnée, dans laquelle pour l’instant nous ne sommes pas si mal placés. Or, qui sait ce que sera l’avenir ? Qui sait si l’équilibre de la terreur se maintiendra et si le confortable matelas de troupes alliées qui nous permet aujourd’hui de « voir venir » tiendra toujours ? Qui sait si le développement des conflits marginaux et la prolifération des armes nucléaires ne viendront pas un jour mettre le feu aux poudres ? Qui oserait affirmer que notre capacité de dissuasion est à jamais suffisante. ♦