L’Empire éclaté
L’URSS : de l’extérieur, un des supergrands du monde contemporain. On sait le développement de sa puissance militaire, son conflit avec la Chine, son expansion dans le Tiers-Monde – une vue globale et unitaire. Mais l’Union des républiques socialistes soviétiques, c’est aussi le plus extraordinaire rassemblement de peuples divers que tout sépare, histoire, races, langues, traditions et croyances. Des « nations » et « nationalités » – 261 millions d’hommes, une centaine de peuples – que Lénine avait libérés de la prison des Tsars, en lançant son appel : « Peuples opprimés… soulevez-vous ! ».
Et pourtant, tous les grands ensembles multiethniques, du moins ceux constitués par la colonisation européenne, se sont effondrés, tandis que l’Union formée en 1922 à Moscou est toujours intacte en 1978. Après un demi-siècle de progrès économique et social, Khrouchtchev et Brejnev ont cru à l’avènement de l’ère du « peuple soviétique », finalité de la politique nationale des dirigeants du Kremlin, l’« État des nations » n’étant qu’une étape vers l’effacement des différences nationales, grâce à une idéologie unique, le communisme. Dans quelle mesure ce résultat a-t-il été atteint après soixante ans d’éducation socialiste en soixante-dix langues différentes ? C’est ce que se demande l’auteur du livre qui analyse soigneusement le jeu complexe des forces d’intégration et des facteurs de différenciation au sein de l’« Empire ».
Et l’on apprend ainsi des choses étonnantes, surprenantes même. Une première surprise de taille, que révèle le recensement de 1970 ; l’existence dans l’URSS d’aujourd’hui de deux « mondes démographiques » au comportement différent, l’URSS occidentale avec les groupes slave et balte en déclin, et la partie orientale : Caucase et Asie centrale, un ensemble homogène où la population croît rapidement. La part du peuple russe commence à baisser : même s’il reste majoritaire – et il le restera en l’an 2000 – il n’a plus le privilège du dynamisme. D’autres peuples montent, à la périphérie : les « Turco-musulmans ».
Conséquence de ces disparités sur le plan de l’économie, un choix difficile : industrialiser l’Asie centrale, seul réservoir de main-d’œuvre ou redistribuer des populations réfractaires aux migrations ?
Ces disparités démographiques n’empêchent pas la population de l’URSS, considérée globalement, de monter. Aussi faut-il les apprécier en fonction de la tendance dominante de la société soviétique, intégration ou différenciation. À cet égard, comment fonctionnent les organes du pouvoir civil et militaire ? Leur but a été défini sans ambiguïté dès 1917, le passage de la diversité à l’unité. On note effectivement un clivage : aux nationaux, dans le cadre des républiques fédérées, la quasi-exclusivité de la gestion ou de l’application de décisions qu’ils n’ont pas prises.
Quant au Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), c’est une structure d’unité, les partis républicains étant vides de tout contenu spécifique. Les Russes et leurs associés Ukrainiens dominent le Bureau politique et le Secrétariat, les instances dirigeantes, tandis qu’en bout de chaîne, dans les républiques, un partage de compétences entre le premier secrétaire – un national – et le second – un Russe en général – fait de celui-ci un relais et un contrôleur au nom du pouvoir central. L’armée est un moyen de russification par le service militaire. Tous les cadres supérieurs sont russes ou slaves. Mais, reconnaît l’auteur, faute d’informations précises, il est difficile de mesurer la portée du brassage humain et culturel opéré au sein de l’armée sur les mentalités.
Que faut-il penser de la promotion des élites nationales formées dans leur propre langue à l’œuvre d’unification ? Certes, rien n’est plus généreux et original que la politique linguistique de l’URSS. Soixante-dix langues coexistent avec des alphabets unifiés en caractères cyrilliques (sauf le géorgien et l’arménien). Mais cet égalitarisme devait conduire au bilinguisme – langue nationale et russe. L’avenir est difficile à prévoir, mais il semble cependant à Mme d’Encausse que, si la fusion linguistique a été réalisée dans les petites nations enclavées dans la grande république fédérale de Russie, en revanche les langues ont été consolidées dans les républiques nationales non slaves, où « l’épaisseur historique et culturelle des groupes ethniques est un frein à l’assimilation linguistique, plus que l’urbanisation ou l’environnement ».
Et pourtant, des peuples hautement éduqués et russifiés ne sont pas intégrés, ceux que l’auteur nomme « les apatrides de l’URSS », Tatars de Crimée, dispersés par Staline en 1944, Allemands et Juifs qui veulent émigrer. Il y a aussi le cas des Géorgiens, en révolte contre les tentatives de russification. Mais le plus étonnant de ce livre est tout ce que dit l’auteur sur le « phénomène musulman » au Caucase et en Asie centrale. L’Islam, on le croyait bien mort en URSS, et voilà qu’il ressuscite. Mais quel Islam ! Certainement les plus modernistes des Musulmans du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord ne reconnaîtraient pas les révélations du Prophète dans une religion où les pratiques fondamentales du culte sont réduites, par le cadre même de la vie soviétique, à des manifestations symboliques ou d’intention, permettant de rassembler des pratiquants et des non-croyants, abusivement qualifiés de « musulmans »… un Islam où tout le système juridique coranique a été aboli.
Mais la question n’est pas là. L’auteur, s’appuyant sur une documentation soviétique, montre le développement d’une communauté plus culturelle que religieuse, « incarnant la spécificité nationale des peuples de l’Orient soviétique », fondée sur l’histoire, les traditions, les mœurs, où l’Islam, nous semble-t-il, qui s’est annexé le communisme… n’est qu’un prête-nom. Mais un système de valeurs concurrentes du système soviétique, un bloc homogène malgré l’effort éducatif affirmant les traits communs à la société soviétique. Cependant l’auteur précise bien que, pour l’heure, « l’homo islamicus » n’est pas un opposant politique.
Dans ses conclusions. Mme d’Encausse estime que l’État soviétique, comme l’empire des tsars. « semble incapable de sortir de l’impasse nationale ». Dépasser le fait national est aussi difficile dans le monde socialiste que dans notre Europe occidentale capitaliste.
Un livre dense, qui nécessite du lecteur une attention soutenue, mais très enrichissant pour tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir de l’URSS. ♦