Exportations nucléaires et non-prolifération
L’ouvrage de Mme Simone Courteix sur les exportations nucléaires et la non-prolifération procède d’une recherche entreprise dans le cadre du Centre d’études de Droit international de l’Université de Paris I, dirigé par le professeur Claude-Albert Colliard. Il s’inscrit dans le prolongement des travaux antérieurs de l’auteur sur le « droit des techniques de pointe » et apporte une contribution importante à l’élucidation des problèmes complexes posés par la dissémination des connaissances, des techniques et des matières nucléaires.
Dans la mesure où il examine l’incidence des exportations d’équipements civils sur la prolifération des armes nucléaires et tente une analyse systématique des politiques mises en œuvre pour contenir ce risque, il complète utilement les rares travaux publiés sur ce sujet en France et notamment le livre de M. Georges Fischer paru peu après la signature du traité de non-prolifération (La non-prolifération des armes nucléaires, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence, 1968).
L’utilisation de l’atome à des fins militaires est apparue dès l’origine comme une menace mortelle pour l’humanité, et les Nations unies se sont efforcées de la conjurer en bannissant les armes nouvelles et en internationalisant les applications pacifiques de l’énergie nucléaire. Ces tentatives ont échoué mais, grâce à une politique restrictive, les pays nantis ont réussi à limiter l’accès au club atomique. Ainsi, vingt-trois ans après le bombardement de Hiroshima, on ne dénombre que cinq puissances nucléaires à part entière (bien que l’Inde ait fait détoner un explosif nucléaire en 1974, elle n’a cessé depuis lors de protester de ses intentions pacifiques et ne semble pas vouloir s’engager dans la carrière de la dissuasion). Toutefois les barrières édifiées dans le passé pour entraver la prolifération des armes nucléaires sont fragiles et elles pourraient facilement être renversées par un nombre accru d’États qui ont désormais accès aux matières et aux techniques nécessaires pour fabriquer la bombe. Ainsi s’expliquent les mesures prises pour renforcer les contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), soumettre les transferts de technologie à des règles plus strictes et promouvoir un ordre international qui offrirait aux pays non nucléaires des garanties tant au plan de leur sécurité militaire qu’à celui de la satisfaction de leurs besoins énergétiques.
Le livre de Mme Courteix comporte trois parties consacrées respectivement au système traditionnel de contrôle de l’énergie atomique (traité de non-prolifération et AIEA), au code de bonne conduite adopté en 1976 par le club de Londres et aux stratégies de non-prolifération suivies depuis lors par les principaux pays exportateurs. Après avoir esquissé le contexte international dans lequel se pose aujourd’hui le problème de la dissémination de l’atome militaire, l’auteur souligne les lacunes du traité de non-prolifération et du système de contrôle qui en découle et fait ressortir l’inadéquation des mesures adoptées en 1968 à la situation qui s’est créée dix ans plus tard du fait du développement du commerce mondial des produits et équipements nucléaires. Elle montre comment les promoteurs du traité de non-prolifération en sont venus à mettre en doute la bonne foi des États signataires et leur ont demandé de souscrire à des obligations nouvelles tandis que, les principaux pays exportateurs se concertaient pour harmoniser leurs politiques et renforcer les mécanismes juridiques et techniques destinés à empêcher les détournements à des fins militaires. Enfin, passant en revue l’évolution consécutive à l’adoption du code de bonne conduite relatif aux exportations nucléaires, elle met l’accent sur les divergences qui sont apparues non seulement entre les pays exportateurs et importateurs mais encore au sein du club de Londres lui-même, les États-Unis appuyés par l’Australie et le Canada se prononçant pour une mise en tutelle étroite des pays bénéficiaires des transferts de technologie, alors que la France et la République fédérale d’Allemagne (RFA) s’en tiennent à des formules plus souples sans pour autant négliger de prendre des mesures susceptibles de différer, sinon d’empêcher l’élargissement du club des détenteurs de l’arme noble.
Mme Courteix aborde son sujet en juriste préoccupée à juste titre des problèmes posés par le contrôle international de l’énergie atomique, et son vœu est que l’on parvienne à mettre sur pied des institutions offrant des garanties plus solides que celles qui existent déjà. Certes, elle est consciente des difficultés de l’entreprise et laisse entendre que certaines mesures telles que les embargos sur le transfert de technologies sensibles, l’interdiction du retraitement et la condamnation sans appel des surrégénérateurs risquent de produire l’effet inverse de celui qui est recherché, compte tenu de la susceptibilité des pays du Tiers-Monde et des choix économiques et politiques faits par certaines puissances nucléaires moyennes. Enfin, elle conclut son étude par des considérations désenchantées sur l’efficacité des barrières techniques et juridiques pour contenir la prolifération aussi longtemps que les pays nantis n’auront pas démontré par des gestes concrets qu’ils sont résolus de s’engager sans réticence dans la voie du désarmement et de renoncer aux privilèges que leur confère la détention de l’arme nucléaire.
Pour mener à bien son étude, l’auteur a procédé au dépouillement systématique de la littérature parue sur le sujet en langue anglaise et française, et l’on ne sera pas surpris d’y trouver un reflet fidèle des politiques menées par la France et les États-Unis. En effet, la littérature américaine consacrée aux problèmes de la prolifération est fort abondante et constitue une source d’information précieuse : toutefois il convient de la manier avec précaution dans la mesure où s’y expriment les préoccupations nationales qui ne coïncident pas nécessairement avec celles d’autres pays, voire avec celles de la majorité des États membres de la communauté internationale. Les sources françaises sont moins nombreuses, mais elles permettent de se faire une opinion de la politique suivie par le Gouvernement et de corriger les jugements parfois excessifs portés sur le prétendu laxisme des pouvoirs publics en matière d’exportations nucléaires. Mme Courteix fait justice de ces arguments et démontre, textes à l’appui, que les autorités françaises se soucient tout autant que d’autres de réduire les risques de prolifération et qu’en vendant un atelier de retraitement au Pakistan et des réacteurs de puissance à l’Afrique du Sud, elles se sont conformées à la réglementation en vigueur : les clients de l’industrie française ont pris des engagements d’utilisation pacifique des matériels livrés et ont accepté de se soumettre au contrôle de l’AIEA. En outre, le Conseil de politique nucléaire extérieure a annoncé, en décembre 1976, la suspension pour une durée indéterminée de la vente d’installations pour le retraitement du combustible irradié. Certes, l’Administration américaine juge insuffisantes les dispositions du code de bonne conduite adopté par le club de Londres et souhaiterait qu’elles fussent élargies de manière à empêcher les transferts d’équipements dits sensibles ; par ailleurs elle a promulgué en 1978 le Non-Prolifération Act qui tend à subordonner les transferts de technologie à l’acceptation par le pays acheteur du contrôle de l’ensemble de ses activités nucléaires pacifiques (full scope safeguards) et à entraver le développement des surrégénérateurs par l’interdiction du retraitement. Si cette position maximaliste ne manque pas de cohérence du point de vue des intérêts américains, la non-prolifération n’y trouve pas nécessairement son compte, et il est probable que la majorité des États représentés à la Conférence de Washington sur l’évaluation du cycle du combustible nucléaire ne s’y rallieront pas.
Analyse rigoureuse d’un problème aux multiples facettes et en évolution constante, le livre de Simone Courteix comporte en annexe les principaux textes relatifs à la non-prolifération et il constitue à cet égard un instrument de travail commode. D’aucuns regretteront cependant que l’auteur ait privilégié l’étude des mécanismes institutionnels et des accords formels au détriment d’une évaluation complète des facteurs qui conditionnent le comportement des États face à l’option nucléaire. Par ailleurs, le lecteur ne perçoit pas toujours le parti pris par l’auteur sur des points controversés : ainsi à propos du contrôle des « copies conformes » du matériel exporté, on ne sait s’il épouse le point de vue des experts hostiles a priori à l’accord de coopération nucléaire germano-brésilien (p. 19) ou s’il admet que la RFA et le Brésil se sont conformés en l’occurrence au code de bonne conduite de Londres (p. 56 sq.). De même, il laisse entendre que la participation de l’Iran à Eurodif accroît le risque de prolifération des armes nucléaires (p. 11) alors que les centres multinationaux du cycle du combustible sont présentés ultérieurement comme des modes de gestion anti-proliférants (p. 110 sq.). S’agissant de la recherche de cycles de combustible plus « sûrs », l’auteur se borne à indiquer que la préférence marquée aux États-Unis pour le cycle thorium-uranium s’explique par des considérations d’opportunité et une hostilité de principe à l’« économie du plutonium » (p. 124). Il eût été convenable d’ajouter que l’adoption de cette formule ne résoudrait pas le problème technique posé puisque l’uranium utilisé dans ce cycle est fortement enrichi et qu’il pourrait donc être détourné à des fins militaires tout comme le plutonium extrait des réacteurs à eau légère ou pressurisée et des surrégénérateurs. Enfin, on ne manquera pas d’être surpris par les affirmations de l’auteur sur le concours apporté par la France à la réalisation de l’explosion atomique indienne du 18 mai 1974 (p. 7) : or, il n’en a rien été et l’Inde l’a bien réalisée par ses propres moyens. Quant à l’attitude de la Chine, il est abusif de la présenter comme favorable à la dissémination de l’arme nucléaire tous azimuts (p. 52). Dans le passé sa pratique a été d’une prudence extrême, et si l’on se fie aux révélations faites par M. Heykal dans Les documents du Caire (Flammarion), l’Égypte se serait heurtée à un refus poli de Zhou Enlai lorsque l’éventualité d’une aide nucléaire chinoise fut discutée dans les années 1960. Il est vraisemblable qu’à l’avenir la Chine continuera de pratiquer la politique du « chacun pour soi » et que son comportement ne se distinguera pas fondamentalement de celui des autres puissances nucléaires.
Ces réserves mineures n’entachent pas les qualités de méthode d’un livre qui expose avec clarté les enjeux de la prolifération des armes nucléaires et tente d’apporter une contribution à l’élaboration d’un Droit international dont l’objet serait, pour reprendre les termes du professeur Colliard dans sa préface, de « protéger l’humanité contre les tendances nationalistes des États et l’usage de l’énergie atomique par des techniciens déraisonnables ». ♦