Défense à travers la presse
Tout au long du mois de septembre, sur la lancée des propos tenus dans Le Nouvel Observateur du 20 août 1979 par le général Buis et Alexandre Sanguinetti, et aussi en prévision de la rentrée parlementaire où il devait être question de l’actualisation de la Loi de programmation militaire (LPM) votée en 1976. les personnalités les plus diverses ont procédé à l’examen de notre force de dissuasion, de son avenir, de la nécessité qu’il y a à la moderniser ou de l’opportunité qu’il y aurait à la placer dans la corbeille des futures négociations SALT III (Traité de limitation des armes stratégiques).
La qualité des analyses faites à cette occasion témoigne de tout l’intérêt que suscite au sein de l’opinion le problème de notre défense. Doit-elle être strictement nationale ou bien convient-il de l’harmoniser aux concepts d’une défense européenne, à moins qu’il ne soit préférable de lui conserver son indépendance avec une charnière dans l’Alliance atlantique ? C’est à cette dernière solution que se range l’ambassadeur François de Rose. Deux très longs articles publiés par Le Monde des 26 et 27 septembre lui ont permis d’exposer sa thèse avec un réalisme indiscutable :
« Ce que nous avons appelé la fin de l’équilibre des déséquilibres ouvre à l’Union soviétique un large éventail d’options entre l’attaque nucléaire ponctuelle sur les objectifs militaires de l’Otan et l’attaque par les seuls moyens classiques. Car contrairement à ce qui est généralement avancé l’avantage que l’URSS est en train d’acquérir dans le domaine des armes de théâtre va donner sa pleine signification à sa supériorité incontestable dans les moyens classiques. Ces altérations intervenues dans le rapport des forces entre l’Est et l’Ouest, tant au niveau des armes nucléaires stratégiques qu’en Europe, justifient-elles que les gouvernements du vieux continent recherchent désormais leur sécurité dans une organisation de défense qui leur soit propre et font-elles à la France l’obligation de réviser les idées maîtresses de sa politique de défense ?… La première constatation qui s’impose est que, dans un monde qui demeure bipolaire sur le plan militaire, l’Europe de l’Ouest manque de deux des atouts qui font les super-puissances : l’espace et les ressources… La seconde considération a trait au volume des efforts nécessaires pour acquérir une puissance pouvant supporter la comparaison avec celle de l’Union soviétique. »
L’auteur met alors en parallèle la part du Produit national brut (PNB) consacrée par Moscou à sa défense (12 à 15 %) et celle que lui consacrent les pays d’Europe occidentale (2,5 à 4 %) tout en insistant sur les dommages qu’entraînerait chez nous un accroissement de 8 % des charges de défense. D’ailleurs, fait-il observer, l’Union soviétique paye son effort par la faiblesse du niveau de vie de ses habitants. Or, avec à peine 4 % de son revenu national, la France a réussi à se doter d’une force de dissuasion crédible, ce qui conduit François de Rose à cette analyse qui est au cœur de son raisonnement :
« La France exécutant ses programmes à l’intérieur d’un système dont la sécurité, l’expérience l’a prouvé, est assurée par l’ensemble des forces de l’alliance à laquelle elle appartient, en particulier la supériorité nucléaire américaine, limitait son ambition à pouvoir infliger à son adversaire éventuel des dommages inacceptables. La capacité de détruire un certain nombre de centres urbains ou industriels étant réputée répondre à cet objectif, un système d’armes relativement puissantes fait l’affaire, même en nombre assez limité. Tout autres seraient les exigences auxquelles devrait répondre un système européen susceptible de prendre le relais des États-Unis. »
Difficultés économiques, obstacles politiques, entre autres, mais aussi comment règlerait-on le problème du droit à la décision ? Certes le propre de la dissuasion est de ne jamais conduire à la décision irréversible, mais il n’en demeure pas moins que sa crédibilité dépend de la détermination de l’autorité qui en a la responsabilité. Un moment peut survenir où il faudra prendre une décision qui ne sera pas obligatoirement capitale : or personne ne peut l’anticiper par un acte de la pensée pure et aucune argumentation ne peut contraindre l’éventuel allié d’un tel système européen à se ranger à telle ou telle attitude. Il est un point critique où il n’est plus question de prendre conseil. De plus il est clair qu’en ce domaine, anticiper les possibilités porte préjudice à la dissuasion elle-même. C’est donc l’impasse. Tel ne paraît pas être l’avis d’Alfred Grosser aux yeux de qui la question, pour grave qu’elle soit, est réglée une fois pour toutes par les actes diplomatiques signés au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans L’Expansion du 21 septembre, il argumente sur le fait qu’on ne peut à la fois refuser la bombe à l’Allemagne et garder la nôtre pour nous :
« Ministres et hommes politiques français évoquent de temps à autre les servitudes que font peser sur la République fédérale [RFA] les Accords de Paris du 23 octobre 1954, accords qui constituent encore aujourd’hui la charte internationale de nos voisins. Mais pourquoi ne jamais mentionner celui de ces accords qui nous lie le plus ? En effet on a renouvelé alors (en le modifiant et en y faisant accéder l’Italie et la République fédérale) le Traité de Bruxelles de 1948 dont l’article 4 engage la France de façon automatique : au cas où l’une des Hautes Parties contractantes serait l’objet d’une agression armée en Europe, les autres lui porteront aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, militaires et autres. C’est aussi simple que cela et toute hypothèse d’une défense du seul Hexagone, si l’armée soviétique avançait en Allemagne, implique une violation de nos engagements. »
Une remarque tout d’abord : la France ne dit aucunement qu’elle refuse de participer à la défense de l’Europe et les déclarations les plus officielles sont là pour en témoigner. Mais aussi une objection : aux dates où furent signés les accords précités, la France ne disposait pas de l’arme nucléaire, elle ne pouvait donc s’engager à la mettre au service d’autrui. Or l’arme nucléaire stratégique a fondamentalement changé la nature du défi militaire : tous les spécialistes sont d’accord pour en réserver l’emploi au seul bénéfice de l’égoïsme national, et s’il n’en va pas systématiquement de même pour les armes nucléaires tactiques, cela n’altère en rien le caractère dirimant de la bombe atomique. Toute autre attitude ne ferait, du reste, qu’affaiblir la dissuasion : quel adversaire serait enclin à croire qu’un pays puisse offrir sa population au feu nucléaire pour la cause d’un allié ? Le propos exprimé par Michel Debré dans Le Monde du 6 septembre est certainement plus sage, d’autant qu’il apporte un correctif d’importance au principe de la dissuasion en montrant qu’elle ne doit pas été considérée comme une Ligne Maginot des temps modernes :
« Quand on exprime l’idée que la force militaire française doit être en mesure, le cas échéant, de participer à la sécurité du continent, on ne fait qu’affirmer une nécessité d’intérêt national… Quand on soutient que, en vue d’assurer la défense de l’Europe, la force militaire française doit être intégrée dans un ensemble dont la stratégie et le commandement échapperaient à la France, on livre la nation à une politique qui est à l’opposé de l’intérêt national… La défense ce n’est pas seulement des plans et des organigrammes. La défense, ce n’est pas seulement des états-majors et des stocks d’armes. La défense ce n’est pas seulement un corps militaire. La défense, c’est d’abord le patriotisme. Où meurt le patriotisme on chercherait en vain à bâtir une force militaire, et le premier devoir de celui qui veut préserver son pays en le dotant d’une capacité de défense, c’est d’accompagner son effort technique de la formation civique qu’appelle tout pays constitué par l’histoire et qu’exige en particulier une démocratie où l’origine du pouvoir est dans le peuple. Ce caractère national de la défense est accentué par la stratégie de la dissuasion. »
D’où, on l’aura compris, la nécessité du service national seul en mesure de mobiliser les énergies et de sensibiliser l’opinion comme il se doit.
C’est d’un tout autre aspect que traite Paul-Marie de La Gorce dans Le Figaro du 2 octobre. Il entreprend de convaincre ses lecteurs du coût restreint de la force de dissuasion pour le contribuable. Une argumentation qui va du même coup à rencontre de ceux qui professent qu’à l’avenir il sera impossible à la France de moderniser son arsenal nucléaire :
« On ne peut pas contester les progrès accomplis depuis cinq ans et qui ont, en gros, doublé la capacité de destruction (de notre force de dissuasion) et nul n’ose plus contester qu’elle est et doit rester l’instrument essentiel de la défense nationale. Mais le débat s’est déplacé : on se demande aujourd’hui si elle est toujours réellement dissuasive et l’on s’interroge sur l’aptitude du pays à maintenir ses forces nucléaires au niveau qu’il faut pour dissuader quiconque de l’attaquer, c’est-à-dire pour garantir sa sécurité. La réponse tient avant tout en un chiffre… la part du PIB consacré aux forces nucléaires, tout compris, est comprise entre 0,5 et 0,6 % (et plus proche de 0,5 %), En d’autres termes elle correspond à environ 14 % du budget militaire total qui est de 3,67 % du PIB. Proportion dérisoire si l’on considère que c’est grâce à cela que la France est l’une des cinq puissances nucléaires du monde, la troisième par ordre de capacité de destruction et que l’indépendance de son système de défense est le corollaire indispensable à toute possibilité de mener une politique étrangère indépendante. »
Paul-Marie de La Gorce insiste ensuite sur l’indispensable mise à jour de nos forces nucléaires, entreprise à notre portée sans qu’il soit nécessaire d’accroître considérablement le volume des dépenses. Bien entendu il n’est pas question de viser à la parité nucléaire avec les deux superpuissances. Mais cela n’empêche pas le Parti communiste de prôner une participation de la France aux SALT III. L’éditorial de Armée-Nation du mois de septembre, explique pourquoi :
« Le succès [des SALT] ouvre de nouvelles possibilités de freinage du surarmement et d’approfondissement de la détente, conditions premières pour aborder la réalité du désarmement et la consolidation de la paix. Dans les difficultés du monde actuel, c’est beaucoup… Le danger, c’est de refuser la participation de la France aux futures négociations sur SALT III pour y défendre les intérêts de la paix et de notre propre sécurité nationale et de laisser à notre « allié » américain le soin d’être notre porte-parole. »
Il est permis de parler de détente à propos des SALT, y voir une consolidation de la paix est manifestement abusif. En outre comment la France pourrait-elle y faire prévaloir les intérêts de sa propre sécurité ? Certainement pas en plafonnant son arsenal à un niveau qu’elle n’envisage nullement d’atteindre, celui des deux Grands. Encore moins en s’imposant le pourcentage restrictif auquel consentent Moscou et Washington pour leurs propres panoplies. C’est une argumentation différente que tient Jean-Pierre Cot, le député socialiste de Savoie, dans Le Monde du 9 septembre :
« Une participation à part entière de la France aux SALT III peut être le commencement de la fin de la sujétion militaire de l’Europe occidentale aux États-Unis, ce peut être la possibilité pour nos partenaires de la CEE [Communauté économique européenne] par exemple d’être informés sur les données de la géostratégie mondiale par une source purement européenne ; ce peut être la possibilité que devrait alors offrir la France à ses partenaires, notamment à cette autre puissance nucléaire qu’est la Grande-Bretagne, d’établir une véritable concertation européenne sur ces problèmes cruciaux. »
Cette démarche en faveur de notre participation aux SALT correspond aux desiderata de l’Union soviétique mais elle est fort éloignée de la position traditionnelle du Parti socialiste (PS) qui milite pour la fidélité à l’Alliance atlantique. La réplique, laissons-en le soin à un autre socialiste : Didier Motchane, député à l’Assemblée européenne, qui écrit dans Le Monde du 20 septembre :
« Les partisans de la participation française aux SALT III ne nous donnent guère d’explications sur le rôle que nous y tiendrions… On pourrait objecter que cela pourrait débloquer la situation en Europe en tentant de mettre fin à la sujétion militaire vis-à-vis des États-Unis. À mon sens rien n’est plus douteux… Dans le contexte actuel et compte tenu des liens étroits qui lient la RFA comme nos autres voisins européens aux États-Unis, on n’imagine pas d’entente ou d’organisation militaire commune qui ne soit placée directement ou indirectement sous contrôle américain. Et la participation française aux SALT III non seulement ne changerait rien à cette situation mais, en faisant rentrer la France dans le bercail atlantique, lui interdirait de parler le langage de l’indépendance et du refus des blocs… C’est pourquoi la recherche d’un nouvel accord de sécurité collective suppose pour aujourd’hui une politique de défense authentiquement indépendante, garantie de paix pour le présent et atout inestimable pour engager l’avenir sur des bases novatrices. » ♦