Les Japonais
C’est en effet beaucoup plus de Japonais que du Japon qu’il s’agit dans cette Vie de tous les jours dans l’Empire du Soleil Levant de Jean-Claude Courdy, qui représenta notre ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) à Tokyo de 1963 à 1970 : de Japonais saisis par un œil de professionnel, privilégié, précis, avide de gros plans et de contrastes, curieux de tout et nécessairement indiscret : de Japonais étudiés dans leur occidentalisation rapide, mais aussi dans leur vie traditionnelle, au sein de la famille, de l’entreprise, de la nation.
Tâche difficile que de restituer intelligiblement, à des esprits français façonnés par des siècles de raison et de logique, les ambiguïtés et les contradictions d’une âme japonaise, à la fois grégaire et individualiste, héritière d’un passé de discipline et de patriotisme, bousculée par l’invasion de l’occident, de ses libertés et de ses techniques, traumatisée par la défaite, pataude encore à se mouvoir dans les structures démocratiques imposées par le vainqueur.
Tâche assumée avec bonheur par un journaliste de talent, toujours soucieux de distinguer entre les trois visages du Japonais auquel l’étranger se trouve confronté : le Japonais tel qu’il veut paraître, le Japonais tel qu’il est, le Japonais tel qu’il sera perçu par cet étranger.
Son livre est une généreuse et captivante moisson de faits, d’expériences personnelles, de réflexions, récoltés partout, de Sapporo à Okinawa, des Jeux olympiques de 1964 aux manifestations anti-américaines ou écologistes, du Palais impérial aux communautés d’exclus, de la paix ordonnée du Japon rural à l’anarchie apparente et bruyante du Japon urbain, des usines aux temples…
Imprégné de la dualité profonde de cette population, chez laquelle le mythe s’oppose sans cesse à la réalité et qu’anime de ce fait un sens aigu du compromis, il relève et justifie ce qui différencie le progrès japonais de notre développement occidental, la volonté farouche du peuple entier de relever tous les défis, culturels, scientifiques, technologiques, comme la conscience qu’il a d’y parvenir grâce à ses vertus et à ses traditions. Il évoque les grands problèmes de l’heure. Entre autres : les retrouvailles enthousiastes avec la Chine : les rapports teintés de méfiance et d’antipathie avec l’URSS : le poids de la transformation du tissu urbain dans l’intégration au monde moderne et l’abandon de certaines traditions…, la remilitarisation, enfin.
À cette question, capitale pour l’équilibre à long terme de l’Extrême-Orient, il apporte une réponse nette : la remilitarisation progresse pas à pas, sur un plan purement défensif. Aboutira-t-elle un jour à une capacité offensive ? Les avis sont partagés, reconnaît-il, mais il ajoute : « ceux qui disent oui ont plus que les autres la caution de l’histoire ».
Et devant cette autre question qui vient volontiers à l’esprit du lecteur comme une conclusion possible de l’ouvrage : « sont-ils miscibles ou non-miscibles aux peuples occidentaux matérialistes, ces descendants des samouraï ? », il laisse entendre clairement, fort de ses presque vingt ans d’expérience japonaise : non-miscibles pour de très longues années encore !
Voilà bien deux prises de position importantes et qui méritent notre réflexion. ♦