Conclusions provisoires
Depuis notre débat qui – rappelons-le – s’est déroulé le 12 décembre, l’affaire des otages américains de Téhéran et l’invasion de l’Afghanistan par les armées soviétiques ont entraîné la mise en place, et même un début d’emploi effectif, des trois « armes économiques » que nous avions examinées au cours de cette réunion.
Il paraît donc intéressant, pour actualiser notre propos, d’essayer de tirer les premiers enseignements de cette expérience en vraie grandeur, bien qu’elle soit encore très courte.
Rappelons d’abord brièvement comment ces armes ont été mises en place et utilisées. La première a été « l’arme financière » brandie par le gouvernement américain contre l’Iran, en même temps que ce pays le menaçait de « l’arme pétrolière », en frappant d’embargo ses exportations à destination des États-Unis. Cette arme financière a été utilisée suivant deux formes : blocage des comptes iraniens dans les banques américaines, tant en métropole qu’à l’étranger, gel des crédits précédemment accordés à l’Iran.
Pour le moment la solidarité de l’Occident paraît avoir à peu près joué dans cette affaire, qui n’a pas d’ailleurs provoqué la fuite devant le dollar qui avait été annoncée comme la conséquence probable d’un embargo financier. La libération des otages n’en a pas progressé pour autant, et l’on évoque maintenant, pour la faire avancer, l’éventualité d’un blocus économique total de l’Iran, appuyé par des moyens militaires.
L’expérience de la confrontation américano-soviétique à propos de l’Afghanistan a été encore plus intéressante, puisqu’elle a entraîné la mise en place par les États-Unis de « l’arme alimentaire », cette fameuse « arme verte » que, jusqu’à présent, on considérait généralement comme frappée d’interdit. Mise en place prudente d’ailleurs, puisque l’embargo sur les céréales ne concernera que la quantité dépassant le contingent normal d’exportation à destination de l’URSS, tel qu’il est prévu par un accord permanent. Pour le moment, les difficultés ont surgi surtout du côté des dockers américains qui ont refusé de charger le contingent normal, tandis que les agriculteurs de l’Iowa et du Kansas s’inquiètent d’un effondrement des cours. La solidarité du monde non socialiste ne paraît pas pour le moment être gravement mise en cause, encore que l’Argentine se soit refusé à s’engager à ne pas se substituer aux États-Unis.
Il est évidemment beaucoup trop tôt pour juger de l’efficacité réelle des armes économiques ainsi brandies, tant dans une confrontation Nord-Sud qu’en direction de l’Est. Certains affirment déjà, cependant, que « l’arme alimentaire » ne sera pas efficace, et qu’il aurait été plus judicieux, pour amener l’URSS à plus de modération, de la menacer d’un embargo sur les exportations de technologie avancée et sur les crédits à taux préférentiel qui les accompagnent, comme il en est d’ailleurs maintenant question. D’autres font remarquer que l’URSS ne manque pas de son côté de moyens de rétorsion dans le domaine économique, par exemple avec le pétrole et le gaz qu’elle exporte en direction de l’Occident, ou encore avec l’or dont elle est, après l’Afrique du Sud, le plus grand producteur mondial.
Quoi qu’il en soit de ces autres éventualités, il semble que de la courte expérience ainsi acquise dans l’emploi des armes économiques, on puisse déjà dégager les premiers enseignements suivants :
— ces armes sont délicates à manier, car elles lèsent des intérêts économiques qui savent se défendre avec vigueur ;
— elles peuvent être dangereuses à mettre en œuvre, du seul point de vue économique, dans la mesure où elles bouleversent des circuits économiques qu’il sera probablement difficile de rétablir ;
— du point de vue psychologique, leur maniement est plus facile à l’égard des pays riches et forts que contre les pays pauvres et faibles ; leur emploi suppose d’avoir pour soi un minimum de bon droit, mais aussi un maximum de consensus de l’opinion publique internationale ;
— leur efficacité dépend d’un minimum de solidarité de la communauté internationale qu’il est toujours difficile de réunir en raison des arguments suscités par les égoïsmes nationaux ;
— cette efficacité n’est d’ailleurs concevable que pour le long terme ; dans le court terme, l’effet à en attendre est surtout d’ordre psychologique.
Le maniement des « armes économiques » relève ainsi d’une « gesticulation » à caractère diplomatique et politique qui, par les « signaux » dont elle est porteuse, s’apparente un peu à celle qui accompagne le maniement de l’arme nucléaire. À cet égard, la « gesticulation économique » est sans doute moins dangereuse que la « gesticulation nucléaire », car elle ne risque guère de déclencher l’escalade dans le domaine atomique. Par contre, elle comporte une probabilité plus grande de déboucher sur des affrontements militaires par moyens conventionnels, par exemple pour faire respecter un blocus ou au contraire pour le forcer.
Seule, l’expérience des mois prochains permettra d’affiner ces réflexions et d’apporter une réponse argumentée à la question qui a parfois été posée : les « silos à grains » sont-ils susceptibles d’être, eux aussi, des facteurs de stabilité dans notre monde troublé, comme l’ont été jusqu’à présent, et fort heureusement, les « silos nucléaires » ? Mais, comme l’ont souligné les orateurs de notre débat, il n’en restera pas moins que l’emploi effectif des « armes économiques » ne peut que désorganiser davantage le système économique mondial, déjà privé d’un bon nombre de ses autorégulateurs. De plus, cet emploi ne manquera pas de politiser encore davantage les relations économiques internationales, politisation qui est un des phénomènes marquants de notre époque. Or, le déséquilibre économique et la politisation des relations économiques constituent très probablement des facteurs de guerre plus menaçants que le seul déséquilibre militaire. ♦