Les débats
L’action soviétique
Questions et commentaires
L’on perçoit bien qu’en Afrique Australe il y a une action des soviétiques, mais on se demande quel est son objectif. Vise-t-elle à déstabiliser la région pour mieux nuire à l’ennemi de classe, c’est-à-dire l’Occident, ou cherche-t-elle à se substituer aux Occidentaux pour organiser une série de républiques prolétariennes ?
Au cours d’un débat portant sur ce sujet et réunissant Mesdames Annie Kriegel et Hélène Carrère d’Encausse, la question précédente a reçu deux réponses différentes. Partant d’un point de vue historique, Mme Carrère d’Encausse pense qu’il s’agit d’un complot de type impérialiste. Mme Kriegel refuse d’y voir un complot à proprement parler. Elle y trouve les éléments d’une logique communiste, la conquête du pouvoir, d’abord chez soi et ensuite à l’extérieur, par l’intermédiaire de l’internationalisme prolétarien. M. Alexandre Sanguinetti propose une troisième interprétation car, pour lui, Soviétiques et communisme se comparent à une inondation. Un trou est immédiatement rempli, les obstacles sont contournés, le mouvement est arrêté par la moindre digue.
On peut conclure que l’objectif final des Soviétiques reste l’Europe. On déclare : « Laissons les Russes s’enliser en Afrique. De toutes façons les pays africains se tourneront vers les Occidentaux. En fin de compte, c’est à nous que le nationalisme rapportera ». Ce calcul paraît être à la base de la politique américaine et de celle des Européens. Il a l’inconvénient de partir d’un point de vue strictement occidental qui n’est pas celui des Soviétiques. Incontestablement, il existe un aspect de communisme avec tout ce qu’il comporte de prosélytisme. Simultanément on constate que l’URSS a cessé d’être un pays strictement continental pour devenir une puissance impériale, au même titre que les puissances occidentales. Ainsi s’expliquent un certain nombre de phénomènes, y compris le développement de la marine soviétique. L’on trouve épouvantable que cette dernière parcoure les mers alors que c’est ce qu’ont toujours fait les marines britannique, française, américaine. Il se trouve simplement que l’Union soviétique est sortie des limites où l’enfermait jusqu’ici l’histoire. Elle commence à comprendre que, tout compte fait, elle aussi peut avoir des intérêts en Afrique ou ailleurs, qu’elle peut être présente là où les autres se trouvent. Cette présence lui est non seulement utile mais indispensable dans la mesure où elle a besoin de certaines matières premières. Autrement dit, il faut voir ce pays autant en termes de communisme mondial que de puissance impériale. Ainsi s’explique son action en Afrique.
Depuis trente ans, la politique soviétique a un aspect de propagande et un aspect d’action directe, de noyautage. L’aspect propagande a atteint le but qu’il recherchait, la décolonisation. L’aspect noyautage nous ramène aux Cubains et aux Allemands de l’Est. Le danger est que l’on ne se rende pas compte que ces deux aspects se placent sur deux terrains absolument différents. On ne doit pas répondre au noyautage pratiqué en Afghanistan par de la propagande à propos des jeux olympiques.
Les Cubains sont-ils réellement présents en Afrique ? Récemment, dans un colloque dont il était l’animateur, M. Alexandre Sanguinetti a déclaré en substance : les Occidentaux aiment à se faire peur. Ils ont inventé les Cubains. Il y en a bien quelques-uns, mais ils sont moins nombreux et bien moins importants qu’on le prétend. D’autres observateurs ont signalé que les Cubains pourraient bien avoir une politique proprement cubaine et ne pas être de simples satellites.
Réponses
L’objectif des Soviétiques est-il de gêner l’Occident ou de s’y substituer ? Ce que l’on peut dire, c’est que jusqu’à présent les Soviétiques ont la plus grande peine à réussir dans ce qu’ils entreprennent dans ces pays. Il est probable qu’ils préfèrent utiliser le mouvement de la décolonisation, tel qu’il existe en Afrique, comme élément supplémentaire d’affaiblissement de l’ensemble du bloc occidental, en particulier en agissant sur ses sources d’approvisionnement en métaux stratégiques.
Il faut cependant regarder ces phénomènes dans le temps et pas seulement dans l’espace. Lorsque les peuples noirs ou les mouvements nationalistes noirs cherchent à se libérer de la tutelle des blancs, ils regardent du côté de l’Est. Lorsqu’ils arrivent au pouvoir, l’expérience de l’Angola et du Mozambique le prouve à nouveau, ils se tournent vers l’Ouest, là où se trouvent la compétence, l’argent, l’expérience. C’est la justification de la politique suivie actuellement par l’Occident. Elle consiste à faire progressivement droit aux revendications nationalistes. Elle ne se justifie finalement que dans la mesure où cette constatation a toute chance de se vérifier à nouveau dans l’avenir. Il s’agit en fait d’une énigme car, si l’expérience a prouvé qu’il en était ainsi jusqu’à présent, rien ne dit qu’il en sera ainsi sur une période assez longue, au-delà par exemple des années 1990.
L’Afrique du Sud : situation intérieure
Questions et commentaires
En décrivant la situation interne de l’Afrique du Sud, M. Pierre Mayer a opposé les ultras et les libéraux qui partagent en deux le parti nationaliste. Il a personnalisé ces deux tendances par leurs leaders, MM. Vorster et Botha. Cette présentation n’a-t-elle pas un caractère un peu journalistique ? Ces nuances ont probablement toujours existé au sein de ce parti et sont, sans doute, le reflet d’une pluralité d’ambitions plutôt que d’une différence idéologique. En 1975, les observateurs étaient frappés par l’évolution qu’ils constataient. Malgré les aménagements apportés au « petty apartheid », cette évolution a probablement été provoquée par un changement qui s’est plus traduit dans l’ordre socio-économique de la société sud-africaine que dans son ordre politique. Malgré ce changement, le gouvernement sud-africain fait toujours reposer son action sur deux piliers essentiels : l’apartheid et les bantoustans. Il a été fort peu question de ces derniers jusqu’ici. Aussi peut-on se demander si ces deux piliers sont toujours aussi solides, ou s’ils sont remis en cause par la fraction libérale du parti nationaliste.
Il serait très intéressant de connaître la composition de l’armée sud-africaine du point de vue ethnique. On pourrait alors établir une comparaison avec l’armée soviétique, entre le pouvoir détenu par les Grand-Russiens et les « nationalités » et celui détenu, en Afrique du Sud, par les blancs vis-à-vis des noirs des bantoustans.
M. Pierre Mayer affirme que les tribus noires et la tribu blanche sont arrivées en même temps en Afrique du Sud, les uns par le nord, l’autre par le sud. La recherche historique moderne prouve que cette affirmation est inexacte, comme le montre le livre sorti récemment : Apartheid, pouvoir et falsification historique (Marianne Comevin, publié par l’UNESCO).
Les noirs d’Afrique du Sud ont-ils le sentiment de l’existence d’un problème racial réel, ou ce problème n’est-il, chez nous, qu’une illusion d’optique liée à la décolonisation ou provoquée par une propagande idéologique ?
Réponses
L’Afrique du Sud a constitué une industrie d’armement qui n’est pas sans importance. Elle possède en particulier des licences pour fabriquer du matériel blindé léger. Il est possible qu’elle puisse aider qui elle veut, en Afrique, pour soutenir des mouvements qu’elle jugerait favorables à sa politique. Ce sont en effet les Marocains qui correspondent le mieux à cette catégorie, et il est parfaitement possible qu’il y ait des mouvements de matériel entre les deux pays. En Afrique du Sud et en Namibie, notamment dans la bande de Caprivi, on peut voir quantité de matériel très moderne en provenance de divers pays occidentaux. Il y a donc des réseaux très efficaces qui, en dehors des réseaux officiels, distillent les matériels nécessaires, en particulier les hélicoptères.
L’armée sud-africaine est d’abord composée par les éléments blancs qui viennent y faire leur service militaire. L’affaire de la Namibie peut avoir des conséquences non-négligeables sur l’évolution interne de l’Afrique du Sud du fait que les jeunes blancs sud-africains qui font deux ans de service militaire et qui combattent en Namibie où ils maintiennent l’ordre, accomplissent en même temps des missions d’assistance technique, notamment dans l’Ovamboland qui est une des régions les plus peuplées de ce pays. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première expérience concrète qu’ils ont avec le monde noir et son sous-développement. L’expérience que ces jeunes blancs rapporteront en Afrique du Sud sera probablement importante comme facteur favorisant une évolution interne de ce pays. Pour les noirs il n’y a pas de service obligatoire. Autrement dit, il n’y a aucune comparaison possible avec l’armée soviétique. Il vaut mieux comparer l’armée sud-africaine à l’armée rhodésienne essentiellement formée de noirs dont les blancs se sont assuré la loyauté dans des conditions tout à fait exceptionnelles. On ne peut manquer d’être frappé par l’extraordinaire succès des relations personnelles entre blancs et noirs en Rhodésie, où d’ailleurs une classe moyenne noire commençait à apparaître. Sur les quinze cents étudiants de l’université de Salisbury, mille étaient des noirs, ce qui distingue fortement l’Afrique du Sud de la Rhodésie.
En ce qui concerne l’opposition entre ultras et libéraux au sein du parti nationaliste sud-africain, il ne faut probablement pas exagérer l’opposition qui peut exister entre les deux tendances sur le plan doctrinal. Si Vorster n’a fait que profiter du conflit personnel entre Treunicht et Pieter Botha, il est évident qu’il s’agit là, avant tout, de conflits de personnes et d’ambitions. L’unité du parti nationaliste est tellement nécessaire qu’elle ne peut se briser sur une assez illusoire opposition entre libéraux et conservateurs. Ces deux tendances sont finalement d’accord sur un principe : refuser aux noirs l’égalité des droits.
Les bantoustans, malgré les apparences, constituent un problème secondaire. Sans doute les bantoustans opèrent un partage de l’Afrique du Sud qui est à la discrétion des blancs de manière à préserver leurs privilèges. Le véritable problème de l’Afrique du Sud n’est cependant pas là ! Il n’est d’abord pas possible, financièrement, économiquement, industriellement, diplomatiquement, d’assurer à ces bantoustans une viabilité suffisante et de leur donner une consistance, un rôle effectif dans la solution du problème sud-africain. Le problème de l’Afrique du Sud se situe au milieu des communautés des noirs immigrés en zone blanche et qui vivent dans les immenses townships comme Soweto.
Effectivement on peut discuter de la réalité d’une simultanéité de l’arrivée des blancs et des noirs dans la région du Cap. Cette région n’était pas, à l’époque, occupée par des noirs, mais par des Hottentots qui ne sont pas des noirs. Les Hottentots ont pratiquement disparu car ils se sont totalement métissés avec les Hollandais. On peut également discuter du moment où les Hollandais, dans leur avance vers le Transvaal. ont rencontré les peuples noirs, les Xhosa par exemple. Mais quelle conclusion peut-on en tirer ? Il ne faut pas oublier que les blancs se considèrent comme une tribu africaine, exactement comme les noirs, et se comportent en Africains. Il est peu important de savoir s’ils ont des droits historiques égaux ou similaires à ceux des noirs. L’essentiel est qu’ils se considèrent comme une tribu perdue à la pointe de l’Afrique. Dès le XVIIe siècle, ils ont rompu leurs amarres avec les pays dont ils étaient originaires. Si un bain de sang devait frapper la communauté blanche, se serait un événement qui aurait des conséquences incalculables pour le sens moral et le sens des responsabilités des Occidentaux que nous sommes, qu’on le veuille ou non. On ne peut donc trancher sur le fond le problème posé par Mme Cornevin dans son livre, puisqu’aux yeux des Africains le problème de l’Afrique du Sud est encore un problème de décolonisation totalement récusé par les blancs de ce pays. La conscience des pays occidentaux est encore assez obscurcie, en Amérique et en Europe, et cherche à ne pas poser le problème en ces termes. L’ambiguïté qui peut exister est de savoir quel est le fond de la question : décolonisation ou problème spécifique et original ? Il est plus probable qu’il s’agit d’un problème qui est surtout spécifique et original, ce qui lui donne son caractère dramatique, pour les blancs et les noirs de ce pays, et pour nous. Occidentaux.
Ce serait une grave erreur d’assimiler hâtivement ce que pensent les noirs d’Afrique du Sud et les peuples qui se sont déjà affranchis de la tutelle des pays européens. Les Sud-Africains ne sont ni des Vietnamiens ni des Algériens. Ils sont conscients du fait qu’ils vivent dans une communauté économiquement très avancée. Avec ses 23 millions d’habitants, l’Afrique du Sud représente 60 % du PNB de l’ensemble du continent. Les générations anciennes en sont conscientes mais ceci est moins vrai pour les plus jeunes car il existe un conflit de générations, et d’une manière générale les noirs d’Afrique du Sud aspirent au mieux-être. Comme le pensent les présidents Houphouet-Boigny et Senghor, ce qu’il faut trouver, c’est une solution apaisante qui offre les chances du maintien et de la survie d’une communauté économiquement développée et technologiquement avancée qui constitue une chance incontestable, tout au moins pour les modérés et les raisonnables.
Il convient d’insister sur la spécificité de l’Afrique du Sud en soulignant le fait que la fréquentation religieuse des temples calvinistes par toutes sortes de populations est la plus élevée du monde, puisque 80 % fréquente assidûment les cultes. L’Afrique du Sud a constamment été un pays isolé qui tend à s’isoler un peu plus chaque fois que la tempête vient frapper ses rivages. Sa personnalité est historiquement très enracinée. Ceci fait qu’on ne peut juger le problème de ce pays avec nos normes. La communauté Afrikaner est unique et n’a probablement pas d’équivalent au monde.
L’Afrique du Sud et l’extérieur
Questions et commentaires
Les Sud-Africains ont-ils l’arme nucléaire ? Le fameux flash du 23 septembre 1979 était-il une explosion atomique? Récemment, M. Goldschmidt a répondu que, si les Sud-Africains possédaient cette arme, ils ne l’auraient pas expérimentée dans de telles conditions, à moins de vouloir faire un geste politique. Cette explosion aurait eu en effet lieu de nuit en même temps que l’ouverture de la session de l’ONU, ce qui a fait un bon « scoop » journalistique. Il semblerait donc qu’il s’agisse d’intoxication, mais qui en est l’auteur et qui est visé ?
Les rapports entre Israël et Afrique du Sud sont aussi discrets qu’évidents. Pour les Israéliens, l’arme nucléaire est une arme de dissuasion. Pour les deux pays, il s’agit de ce que l’on pourrait appeler « l’esprit de Massada », c’est-à-dire d’une dissuasion où l’on risque exactement tout. On a donc affaire à des gens qui ne s’en laissent pas compter.
Un chef du Polisario a récemment déclaré que, la France se montrant prudente devant les difficultés du Maroc, l’Afrique du Sud était en train de s’ériger en « honnête courtier » pour se substituer à elle dans les domaines du matériel et de la formation des personnels. La République sud-africaine a-t-elle intérêt à soutenir certains régimes et à participer à la stabilisation de l’Afrique ? Se conduit-elle envers d’autres pays comme elle serait supposée le faire vis-à-vis du Maroc ?
Les pays de la ligne de front
Questions et commentaires
Peut-on apprécier le soutien réel, et non verbal, que les États africains apportent aux mouvements de résistance qui sont internes à l’Afrique australe ?
Il y a, en Angola, une rébellion dont on a beaucoup parlé à une certaine époque et sur laquelle on a l’air de faire actuellement silence. Quelle est la situation de cette rébellion ? Par qui l’UNITA est-elle soutenue ? Comment la SWAPO est-elle implantée ?
Comment peut-on envisager l’évolution de la Namibie, alors qu’il semble y avoir opposition entre le processus imaginé par l’ONU et celui que préconise l’Afrique du Sud ? Comment tenir compte, dans la période transitoire, des premières élections qui ont eu lieu malgré l’opposition des Nations unies ? Quelle est la situation dans laquelle se trouve actuellement la Namibie sur le plan du droit international ?
Divers
On peut se demander quelle est l’importance géostratégique de l’Afrique du Sud. Les progrès techniques font que les flottes modernes peuvent naviguer presqu’indéfiniment sans faire relâche et permettent à un adversaire éventuel de projeter très loin son attaque sans être obligé de se tenir près d’une côte. D’ailleurs, pour tout pays africain, on entend dire qu’il occupe une position stratégique. On peut alors se demander dans quelle mesure c’est l’Afrique elle-même qui occupe une position dont l’importance stratégique est plus marquée que pour d’autres parties du monde.
Dans toute la discussion, le mot Grande-Bretagne n’a pas été prononcé une seule fois. Pourtant la présence britannique existe, comme vient de le montrer la mission de Lord Soames. Cette absence montre cependant que les temps ont extraordinairement changé. ♦