Le Milieu des Empires. Entre Chine, URSS et Islam, le destin de l’Asie centrale
C’est à une heureuse rencontre que nous devons ce livre. Deux jeunes officiers, pareillement compétents, l’esprit également vif et passionné, le corps alerte, sont en poste l’un à Moscou, l’autre à Pékin. De ces deux observatoires extrêmes, de ces deux bases d’exploration, l’un et l’autre sont attirés par cet immense et fascinant territoire qui, de la mer Noire à Vladivostok, fait à l’Asie une large ceinture où l’or et le sang se mêlent à mille couleurs, « barrage entre deux mondes » et aujourd’hui zone médiane entre les deux empires communistes. Prenant, eux aussi, en tenaille ce « Milieu des Empires », le lieutenant-colonel Jan et le commandant Cagnat nous en livrent une vue complète, riche et perspicace.
Le cœur de l’Asie : cadre grandiose aux grandioses contrastes. Les excès du relief y renforcent ceux du climat ; les plus hautes montagnes y jouxtent les plus terrifiants déserts, coupés d’oasis asiatiques pour nous étranges ; le loup et l’ours y subsistent, et le tigre de Sibérie, et en Mongolie le lynx des neiges. Aussi redoutables, aussi attirants, les peuples multiples : de l’Altaï, centre du monde et source d’humanité, déferlent les hordes barbares ; nos Huns, et les Tartares des Russes, et le cataclysme mongol de Gengis Khan et l’équipée du turc Tamerlan. Grandioses enfin les religions. Islam au contact du Bouddhisme, sur fond de chamanisme.
À l’époque moderne l’Asie la plus lointaine secrète pour nous, européens, de subtils exotismes. Celui de la conquête de la taïga par le petit peuple russe, chasseurs, paysans de clairières, explorateurs, dans un paysage extrême-oriental tout à fait insolite, qu’a fait revivre récemment le film « Dersou Ouzala ». Mais exotismes guerriers aussi dont la révolution russe a été l’occasion : ainsi des armées blanches de Mandchourie, ou de la campagne mongole menée par le baron balte Ungern-Sternberg et sa division asiatique de cavalerie.
Mais ces grandeurs naturelles et humaines, ce charme quasi-colonial ne sont que le décor du propos sérieux des auteurs : nous faire mieux connaître le sort des peuples autochtones du Milieu des Empires, d’abord redoutables envahisseurs, puis soumis dans les siècles modernes à une longue revanche, celle de la colonisation russe et han. Et plus encore, insister sur cette grande nouveauté historique qui prolonge l’œuvre des tzars et des empereurs de Chine, mais dans un tout autre registre : le contrôle des populations allogènes de culture religieuse et traditionnelle par ces monstres glacés que sont les deux grands États idéologiques modernes.
C’est, sur le versant russe, la sédentarisation destructrice des nomades (de 1924 à 1939, un tiers de la population Kazakh a disparu), et la rigoureuse, efficace, impitoyable organisation de la société. C’est, du côté chinois, la prolongation du contrôle des Barbares par une politique de peuplement constamment poursuivie, jusqu’à la soudaine accélération de la révolution culturelle qui vit l’implantation surréaliste de villages de pionniers dans les steppes des nomades. À la frontière des deux empires, cependant, court sur 10 000 kilomètres un autre rideau de fer : confirmation sinistre d’une même nécessité.
Chemin faisant s’affirme la thèse des auteurs : costumés d’idéologie, dirigeants russes comme dirigeants chinois poursuivent les politiques impériales dont ils ont hérité. La conquête de l’Afghanistan par l’Union soviétique (URSS) est le dernier avatar de l’expansionnisme défensif de la Russie.
Comment résistent à ce dépècement, à cette tentative de dépersonnalisation, les peuples du Milieu des Empires c’est ce que nous montre le dernier chapitre, dans la diversité des résistances : résistance armée, spécifiquement turco-iranienne, résistance « oblique » des Mongols, résistance clandestine, résistance légale ; et aussi résistance inconsciente, viscérale mais sans doute la plus efficace, « la revanche des berceaux » qui en vingt ans, de 1959 à 1979, a porté le pourcentage de la population musulmane en URSS de 11,8 à 17,1. « Les peuples du Milieu des Empires sont énigmatiques. Mongols ou Touraniens, qu’attendent-ils, si calmes, auprès de l’Afghanistan sanglant ? Pourquoi restent-ils si vivants, si particuliers, sous le poids des systèmes ? À quel sort fatidique préparent-ils tant de beaux enfants ? »
Et nous ? nous sur notre petit cap européen ? nous si longtemps et si fortement égocentristes que la vision offerte par cet ouvrage, écrit de l’autre côté du monde, nous surprend ? La conclusion nous ramène à nous-mêmes et à nos actuelles fragilités. Il n’y a pas de fatalité historique, mais il y a un principe constant : « quand, face aux conquérants en puissance, les volontés et les remparts ont disparu, les hordes déferlent ». ♦