Les Musulmans oubliés. L’Islam en URSS aujourd’hui
Lorsqu’en 1968 parut L’Islam en Union Soviétique (Payot) d’Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, d’aucuns perçurent dans cet ouvrage une curiosité d’universitaires très spécialisés. En 1981, les mêmes auteurs réitèrent avec Les Musulmans oubliés. Mais cette fois, après les événements d’Iran et d’Afghanistan et le bouillonnement général du monde islamique, l’importance des préoccupations de nos deux chercheurs n’échappe plus au public.
Pourquoi six décennies de propagande et d’action antireligieuse ont-elles échoué en terre musulmane soviétique ? Le dynamisme des quarante-cinq millions de Musulmans de l’URSS recèle-t-il à terme une grave menace pour la cohésion de l’Union ? Ces citoyens soviétiques tout à fait à part sont-ils susceptibles de subir l’influence révolutionnaire islamique ou au contraire de l’infléchir ?
Telles sont les principales questions auxquelles répondent Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay au fil d’un petit livre très accessible où se déploient la rigueur et le sens pédagogique du professeur et du maître-assistant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Lorsqu’en 1917, le raz de marée communiste « libéra » les Musulmans de Russie, ceux-ci ne manifestaient qu’une « conscience subnationale » au niveau clanique et tribal et, pour les milieux citadins les plus évolués, une « conscience supranationale » promue, depuis près d’un demi-siècle, par une élite d’intellectuels tatars. De conscience véritablement nationale, il n’y en avait point. Curieusement celle-ci devait naître, à l’ère soviétique, de la politique des nationalités de Staline.
Certes, la délimitation (razmejevanie), dans les années 1920, du monde islamique soviétique en vingt et une entités administratives répondait à l’évidence au souci de « diviser pour régner ». Divers cadres « État-Nation » n’en étaient pas moins fournis a des peuples qui en firent une sorte de refuge, de conservatoire, face au déferlement des persécutions religieuses, politiques, culturelles. Confrontés à une entreprise soviétique ressentie comme russe et, partant, comme étrangère, ces peuples se raccrochèrent tout naturellement tant à leur nouvelle communauté étatique qu’à leur spécificité musulmane. Dans ces conditions, la fermeture des mosquées et des tribunaux coraniques, la suppression des biens religieux, la déportation de certains dignitaires, l’interdiction de l’écriture arabe et de tout lien avec le monde islamique, n’empêchèrent pas le maintien des rites clandestins organisés par les confréries soufies et surtout d’une civilisation musulmane (coutumes, habillement) renforcée par le refus du mélange racial. Supprimer les bases économiques et sociales d’une religion aussi ancrée dans la réalité et si exclusive de toute influence externe était en somme, pour le pouvoir soviétique, une sorte de gageure qu’il n’a pas tenue.
Aujourd’hui, alors que l’Islam bénéficie d’un semblant de tolérance en URSS et que les Musulmans soviétiques se sont hissés à un niveau économique et culturel souvent convenable, les diverses personnalités nationales liées à l’Islam paraissent revenir à la conscience de la solidarité islamique qui animait les élites musulmanes d’avant 1917. Fait nouveau : les Ouzbeks, de loin les plus nombreux (13 millions pour 45 millions de Musulmans soviétiques) et nantis de la meilleure intelligentsia, ont supplanté les Tatars en tant que chefs de file de ce petit monde islamique en vase clos.
Parallèlement, la survivance de certaines structures tribales facilite le maintien, voir l’extension des ordres soufis qui, mieux adaptés à l’adversité, ont parfois remplacé la hiérarchie religieuse lorsque celle-ci en est venue à disparaître ou à collaborer.
Si on ajoute à ces éléments l’extrême cohésion d’une population très attachée à un terroir dorénavant prospère et son dynamisme démographique qui fait que, pour près d’un quart, la population soviétique sera musulmane en l’an 2000, on s’aperçoit que les dirigeants de l’URSS ont affaire en l’occurrence, à un problème d’une complexité croissante.
Les soubresauts actuels du monde islamique viennent encore aggraver ce problème, si on considère qu’ils peuvent avoir une influence en URSS même. À l’opposé, les pays d’Islam pourraient servir de champ d’action, sous le contrôle de Moscou, aux plus évolués des Musulmans soviétiques. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay ont le mérite de ne pas se dérober face à une prospective aussi délicate.
Alors que, dans les premières années de la révolution, l’Islam soviétique était exportateur d’idéologies et de révolutionnaires vers le monde colonial, cette activité, éteinte par le stalinisme, ne semblait pas devoir reprendre. Pourtant, les événements d’Afghanistan virent, à partir de 1978, l’utilisation au pied levé d’un nombre relativement important de cadres administratifs d’Asie centrale dans les services gouvernementaux afghans. De même, en décembre 1979, le corps expéditionnaire soviétique comptait jusqu’à 40 % de soldats musulmans. On sait que dès la mi-février 1980, soldats et coopérants musulmans furent retirés d’Afghanistan. Cette méfiance du Kremlin rend improbable une autre utilisation massive et contrôlée des Musulmans de l’URSS en terre d’Islam.
À l’inverse une pression de l’Islam extérieur sur l’Islam soviétique est plausible.
Rien n’est impossible, car l’intervention soviétique en Afghanistan a eu comme effet secondaire de rendre perméable le rideau de fer entre l’Asie centrale et l’Afghanistan. Des individus, des informations échappant à toute censure, et peut-être des idées plus ou moins subversives, peuvent recommencer à circuler. Qu’elle réussisse ou non, la guérilla afghane devrait être à l’origine, à tous les niveaux de la société musulmane soviétique, d’une prise de conscience. Les confréries soufies notamment ne doivent pas être insensibles à l’aspect djihad (guerre sainte) de la résistance.
« L’impact de la révolution islamique iranienne peut être plus varié mais tout aussi grave, sur le Caucase surtout. » Les Musulmans de l’URSS, soumis à un socialisme figé, ne sont pas indifférents au nationalisme, au populisme et même au modèle théocratique inspirant les révolutionnaires iraniens. Le Khomeinisme montre que les institutions religieuses sont susceptibles de devenir des forces politiques. Son appel anti-impérialiste « peut être compris comme une incitation à combattre en URSS l’autre impérialisme : le Russe ».
Des pays arabes alliés de l’URSS pourrait filtrer un « socialisme musulman » pas très éloigné des théories jadis répandues par les intellectuels tatars. Le pathos révolutionnaire accompagnant ce « socialisme » aurait sans peine un effet plus mobilisateur que la propagande communiste actuelle.
Enfin, alors que les musulmans soviétiques considèrent toujours la Turquie comme une véritable « patrie » et seraient sensibles à tout message émanant d’elle, la Chine est en passe d’acquérir auprès d’eux la réputation « du seul allié qui pourrait aider les musulmans d’Asie centrale lorsqu’ils en viendraient à secouer le joug des Russes ».
On peut certes ne pas aller aussi loin qu’Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, notamment lorsqu’ils considèrent le modèle russe du socialisme comme « vieillissant et émasculé ». Les auteurs sous-estiment peut-être le potentiel de réaction et d’adaptation du Kremlin. Leur témoignage cependant force l’attention lorsqu’on sait qu’il se fonde sur deux décennies de recherche, et notamment sur l’exploitation de textes écrits non seulement en russe mais aussi dans les langues de l’Asie centrale. Dans tous les cas, grâce à un livre exceptionnel, « les Musulmans oubliés » ne le sont plus aujourd’hui tout à fait. ♦