Défense à travers la presse
Deux ans après l’intervention soviétique en Afghanistan, l’année 1981 s’est achevée dans l’émoi provoqué par la situation en Pologne. Une fois de plus l’Occident se trouvait confronté à une menace dont le poids était plus aisé à apprécier que la manière d’y faire face. Comme dans l’affaire des otages américains de Téhéran, dans le conflit afghan, cette crise polonaise a mis en évidence les divergences existant entre les États-Unis et leurs alliés, non sur les principes mais sur le problème des sanctions.
Dans la presse, les événements de Pologne ont été transcrits en termes émotionnels qui ont constamment occulté l’analyse militaire qu’il aurait été possible d’en faire. Il a fallu que le président François Mitterrand fasse référence aux Accords de Yalta pour qu’enfin les commentateurs prennent vraiment en compte la situation géostratégique en Europe. Une controverse s’est d’ailleurs ouverte aussitôt sur le contenu réel de ces accords et sur leurs implications dans la situation actuelle.
Déjà le 17 décembre, Pierre Beylau examinait cette question dans Le Quotidien de Paris. À quel point sommes-nous enchaînés par le système de Yalta ? Dans son titre, notre confrère parle du « fantôme » de Yalta, mais il admet qu’il paralyse l’Occident : « Il est de bon ton de déplorer la division de l’Europe, d’autre part rien n’est fait pour modifier cette situation. Le monde libre fournit à l’URSS argent, céréales, technologie avancée, sans aucune contrepartie politique. Plus grave, les Occidentaux ont eux-mêmes contribué à consolider le système de Yalta en entérinant le plus officiellement du monde le partage de l’Europe. En signant les Accords d’Helsinki, les Occidentaux ne se sont pas aperçus du cadeau qu’ils faisaient à l’URSS : la reconnaissance formelle des frontières existantes contre de vagues engagements sur la liberté de circulation des personnes et des idées… Figé par le risque nucléaire et juridiquement cautionné par l’Occident, le statu quo de Yalta est donc plus solide que jamais et, s’il devait évoluer dans les prochaines années, ce ne serait certainement pas dans un sens favorable au monde libre… L’incapacité à arrêter une stratégie à long terme, seule capable d’ouvrir un jour une brèche dans le système de Yalta est, évidemment, la grande faiblesse des diplomaties occidentales. Face à l’imperium soviétique, l’Occident n’offre que des réponses circonstancielles. »
Paul-Marie de La Gorce, dans Le Figaro du 31 décembre, n’avance pas du tout les mêmes arguments. À ses yeux, le sort de l’Europe ne s’est pas décidé à Yalta : il a dépendu de la carte des opérations militaires à l’époque. De plus, notre confrère réfute la thèse faisant de l’Acte final d’Helsinki une consécration de Yalta car, souligne-t-il, il n’est question nulle part dans cet Accord d’Helsinki des régimes en place, ni de leur maintien et encore moins de zones d’influence. Après ces mises au point, Paul-Marie de La Gorce en vient à ce qui lui semble évident : « C’est à la fois la force du fait accompli et l’irrésistible mouvement des peuples. La carte de guerre avait imposé dans plusieurs pays les régimes souhaités par l’Union soviétique. Ceux qui s’étaient libérés eux-mêmes, Yougoslavie, Albanie, pour socialistes qu’ils fussent, prirent leur indépendance vis-à-vis de Moscou : l’Armée rouge n’était pas chez eux. La Roumanie suivit leur exemple dans une large mesure et la poussée vers le changement fut telle en Allemagne, Hongrie, Tchécoslovaquie. Pologne, qu’il fallut à chaque reprise une intervention armée ou une menace d’intervention pour y faire obstacle. Mais aucun coup d’arrêt ne fut définitif : Budapest n’a pas empêché Prague et Prague n’a pas empêché Varsovie. Quel que soit le tour que prendront les événements de Pologne, l’évolution de l’Est de l’Europe ne s’arrêtera pas là : le vieil empire né de la victoire de 1945 continuera de résister à sa dissociation, d’autant que ses centres vitaux sont en cause, et les peuples continueront de vouloir l’aménagement de leur sort. »
En tout cas, il y a émergence d’un courant révisionniste à l’Est, constate Jacques Huntzinger dans Le Monde du 1er janvier. On ne peut accepter la logique du partage du monde, affirme-t-il, mais : « Voilà, il y a les zones d’influence et l’équilibre de la terreur. Peut-on les remettre en cause sans risquer la guerre en Europe ? Il n’est pas facile de répondre mais il est essentiel, aujourd’hui, que les socialistes français osent affirmer leur refus du partage du monde… Il est également important pour eux de dire que la paix et la sécurité en Europe ne reposent pas, à terme, sur le face-à-face de deux blocs figés dans leur carcasse idéologique. La paix européenne sera fondée sur la détente interne des sociétés européennes. Rappelons le septième principe de l’Acte final d’Helsinki : le respect des droits de l’homme en Europe est un fondement de la sécurité européenne et de la détente. La détente sera bâtie sur le désarmement, la paix et la coopération entre les États, mais tout autant sur une certaine conception entre les États et les individus. »
Alors, peut-on « sortir de Yalta », pour reprendre la formule du président Mitterrand ? Le cheminement indiqué par Jacques Huntzinger traduit un certain embarras. Il est encore plus marqué dans l’éditorial consacré à ce sujet par Le Matin du 1er janvier : « La plupart des Français n’ont jamais aimé Yalta et le face-à-face des blocs qu’il a instauré. Tous nos responsables politiques d’importance ont rêvé d’introduire un coin dans les accords de Yalta. En décidant de doter la France d’une force nucléaire, le général de Gaulle agissait dans cet esprit. De la même façon, tous les partisans d’une force militaire autonome européenne cherchent, en fait, à contrarier Yalta. Aucun projet n’a, néanmoins, jamais abouti, et cela pour une raison fort simple : le bloc occidental, bien que dominé par la puissance américaine, est conçu comme une entité monolithique de l’Oder-Neisse à Vancouver. Sortir de Yalta, cela signifierait donc, à terme, une redistribution des zones d’influence au sein du bloc occidental. Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Sortir de Yalta, pour aller où ? ».
Une question que ne se pose guère la RFA (République fédérale d’Allemagne) qui a trouvé son chemin de Damas avec l’Ostpolitik. Mais le simple fait qu’une telle interrogation puisse être formulée à propos de l’Alliance atlantique n’est-il pas révélateur de la crise que traverse l’Alliance ? S’il est vrai qu’un changement radical en Pologne priverait l’Union soviétique d’une bonne part de son glacis, ouvrant une brèche dans un dispositif régulièrement menacé, il est tout aussi vrai qu’une neutralisation de la RFA placerait la France au premier rang de l’oppidum occidental. Pour le vice-amiral Delahousse, il n’est donc plus temps de tergiverser. D’où le plaidoyer qu’il fait dans Le Monde du 9 décembre : « L’Alliance atlantique est malade du vieillissement de ses concepts et de ses structures, plus encore peut-être du déséquilibre de plus en plus ressenti entre la poussière des alliés européens et l’allié d’outre-Atlantique. La peur engendre une vague de pacifisme de caractère résolument munichois ; un redoutable national-neutralisme se développe en RFA ; la tentation du repli sur la forteresse Amérique devient, dans ces conditions, plus pressante dans l’opinion américaine. La dérive qui s’opère sous nos yeux, dont l’aboutissement est la satellisation de l’Europe, doit être enrayée. Le seul moyen pour cela, peut-être, c’est de travailler à l’avènement du pilier européen de l’Alliance atlantique. Nos partenaires y sont sans doute encore prêts ».
À noter que, dans le même numéro du Monde, l’ambassadeur François Puaux tient un tout autre langage : il souhaite le maintien d’une force de dissuasion française indépendante : ne plus chercher à retoucher l’image de défense de la France, tel est, selon lui, l’impératif de l’heure. C’est pourquoi il invite ses lecteurs à la réflexion : « M. Mitterrand, dans une interview au Monde du 31 juillet 1980, tout en reconnaissant que le Traité de l’UEO (Union de l’Europe occidentale) en disait un peu plus que celui qui a créé l’Alliance atlantique, relevait avec beaucoup de pertinence l’antinomie existant entre une stratégie « fondée sur l’unique défense du territoire national et une stratégie fondée sur l’Alliance ». C’est bien là tout le problème, le vieux dilemme dont tout laisse à penser que nous ne sommes pas près de sortir. Il s’agissait alors des propos d’un candidat à l’Élysée. Le président de la République passera-t-il de l’analyse à la synthèse ou demeurera-t-il dans une ambiguïté qui, tout compte fait, peut être considérée comme servant objectivement la dissuasion ? »
Pour sa part, Raoul Girardet cherche, dans Le Matin du 28 décembre, à estomper les différences existant entre les traités de l’UEO et de Washington. Il n’en retient qu’une conclusion : la France est tenue de prêter secours aux autres signataires de ces traités. Mais, observe-t-il, il y a dans le discours stratégique français une équivoque : « Théoriquement, la France est liée au monde occidental. Cela dit, il y a ambiguïté dans la formulation d’un certain nombre de théories stratégiques françaises qui parlent de sanctuaire. Personnellement, ce qui me gêne dans la politique qui a été menée par le général de Gaulle, ce n’est pas du tout qu’il ait décidé de construire l’arme nucléaire, car je crois que c’est ce qu’il y a de plus solide à l’heure actuelle à la disposition de la France, mais c’est d’avoir permis l’élaboration d’une pensée qui voudrait que la France soit capable d’assurer sa défense seule, que la France soit capable de rompre sa solidarité avec les puissances occidentales. Et cela alimente un certain pacifisme français ».
Un débat qui n’est pas nouveau mais qui réapparaît curieusement alors que l’Union soviétique resserre les boulons de son arsenal militaire en Pologne. ♦