Les débats
Les échanges de points de vue qui ont suivi les exposés objets des articles que l’on vient de lire ont été, comme d’habitude, très fournis et très francs. Ils ont été cependant marqués par le fait que les orateurs avaient exprimé des opinions assez peu différentes au sujet de l’utilité de l’arme à neutrons. En particulier, la thèse de son emploi en « barrage » n’avait pu être présentée comme nous l’aurions souhaité. Mais la discussion n’en a pas moins été alimentée en remarques intéressantes, voire originales. Nous les avons classées sous les trois rubriques suivantes :
- Aspects techniques et tactiques de l’arme à neutrons dans son application militaire ;
- Aspects stratégiques, en particulier dans le cadre de la doctrine française de dissuasion nucléaire ;
- Aspects politiques, en insistant sur le point de vue allié et européen.
Comme pour toutes nos réunions-débats antérieures, les commentaires, questions ou réponses sont l’expression d’opinions personnelles et n’engagent donc pas la Revue. Elles ont été reproduites aussi fidèlement que possible, en cherchant à leur donner une expression écrite qui ne trahisse pas la pensée des intervenants, lesquels se sont exprimés le plus souvent d’une manière très spontanée.
Aspects techniques et tactiques
• Au cours des exercices où l’on simule l’utilisation de l’arme nucléaire tactique, on est frappé par l’importance des pertes qui seraient infligées aux populations civiles, même quand on soumet les forces à des conditions d’emploi très strictes, comme l’interdiction de progresser dans les zones urbanisées. L’utilisation de charges neutroniques aurait alors l’avantage de diminuer ces pertes, à supposer qu’elles tombent exactement sur l’objectif. Mais si l’adversaire s’attend à ce genre d’attaque, il pourra adapter sa manœuvre à cette menace en progressant par bonds et regroupements dans les zones construites qui jalonnent les couloirs d’invasion.
• L’arme à neutrons peut rendre de grands services si l’ennemi progresse en milieu urbain. Lui-même y aurait probablement recours afin de ne pas provoquer des destructions massives qui bloqueraient son avance. Les études ont en effet montré qu’un ennemi qui veut aller rapidement d’Est en Ouest doit emprunter des itinéraires qui se trouvent en majorité en zone urbaine. S’il y a des combats, ceux-ci auront donc surtout lieu dans des zones construites. Là, plus encore qu’en tous terrains, le défenseur aura l’occasion d’être statique et cherchera à s’abriter dans des maisons. Il sera alors moins sujet aux effets de l’arme à neutrons que l’agresseur qui sera forcé d’être mobile en surface et dans ses blindés. Dans une situation de ce genre, l’avantage est au défenseur.
• Si l’on considère que l’emploi de l’arme nucléaire tactique doit être réservé à l’échelon corps d’armée, il existe des difficultés considérables pour acquérir un objectif ponctuel dans une bataille contre un ennemi très mobile. Dans le cas de l’arme neutronique, il est probable que le placement du tir se heurtera aux mêmes difficultés.
• L’arme à neutrons est efficace parce qu’elle permet de tirer sur des objectifs au contact, mais ceux-ci sont ponctuels et fugitifs. Il faut donc pouvoir réagir très vite. Si l’on se dotait d’armes à neutrons, donc d’armes à faible puissance, il serait difficile de garder le concept d’une frappe unique, déclenchée à l’heure H pour l’ensemble du Corps d’armée. On sera probablement amené à décentraliser l’emploi au niveau de la division. Ceci revient à dire que la frappe d’avertissement ne serait plus une frappe unique, mais une phase du combat où l’arme nucléaire tactique serait utilisée. Ceci ne change cependant rien au principe réservant la décision initiale de l’emploi de l’arme nucléaire au niveau du pouvoir politique.
• Il faut voir les choses avec réalisme. Il n’est pas possible que le président de la République décide de l’heure à laquelle il faudra faire une frappe tactique à tel endroit. Il convient alors d’envisager que, sur justification présentée par le commandement, il donnera aux unités au contact l’autorisation d’utiliser les armes nucléaires pendant un certain laps de temps. C’est bien le pouvoir politique qui restera maître de la décision, mais celle-ci se traduirait alors par une délégation. Ce n’est donc pas l’intégration de l’arme à neutrons qui changerait le système actuel de l’organisation du commandement. Par contre, si l’on voulait faire une défense nucléaire sur un front très étendu, alors ce système devrait être modifié.
• En définitive, l’emploi éventuel des armes nucléaires tactiques est très lié à tout ce qui se passe au niveau des armements conventionnels. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, car ce sont les forces conventionnelles qui détectent les objectifs, qui contiennent l’ennemi et, éventuellement, exploitent le résultat de la frappe. Il ne faut donc pas non plus oublier que les forces conventionnelles protègent les moyens de lancement des armes nucléaires, même quand il s’agit des forces aériennes. Il y a donc un ensemble qui forme un tout. Il faut réaliser une solution qui soit harmonieuse entre les capacités de nos forces conventionnelles, les possibilités de nos moyens aériens, et ce que l’on va leur donner comme armement nucléaire tactique. Il ne faudra pas leur en donner plus que ce qui leur est nécessaire, car ce surplus ne serait d’aucune utilité.
• Il n’est pas exact que le canon permette, actuellement, de tirer des projectiles nucléaires dans des conditions meilleures que les missiles.
• On a dit que l’arme à neutrons ne vaudrait pas mieux, contre les chars, que les armes antichars classiques. On l’a également comparée aux armes chimiques comme moyen d’interdire une invasion.
• Ne peut-on penser que l’arme à neutrons reçoit sa meilleure efficacité avec des « munitions guidées avec précision » dites PGM ? Mais alors, que penser du coût d’une défense neutronique, que l’on dit très élevé ?
• L’arme à neutrons ne coûterait pas plus cher que l’arme nucléaire classique. Dans un système d’armes nucléaires, le prix de la tête nucléaire n’est d’ailleurs pas déterminant par rapport à celui du système lui-même. De plus, si on passe d’une charge classique à une charge nucléaire, on multiplie par mille ou dix mille les effets. Pour un effet donné, il est évident que l’arme nucléaire est moins chère que l’arme classique.
• Il a été dit aussi que l’arme à neutrons nécessiterait un entretien constant.
• L’entretien des armes neutroniques ne serait pas plus fréquent que celui des autres armes nucléaires. Dans l’état actuel de la technique, les révisions seraient à faire tous les cinq ou six ans. Sur l’étage neutronique proprement dit, en douze ans on perdrait cent mètres sur un rayon d’efficacité de douze cents mètres.
• Il faut insister sur le danger que présente une conception défensive de l’emploi de l’arme à neutrons du type « barrage ». Une telle conception oublie en effet que les Soviétiques disposent d’une aviation tactique beaucoup plus nombreuse que celle que l’on pourrait aligner dans le camp occidental, leurs moyens antiaériens leur permettant de consacrer moins d’appareils à la défense aérienne. Ils disposeraient donc de moyens considérables capables de réduire à néant notre position défensive.
• Le colonel Geneste, qui est le protagoniste en France de l’emploi de l’arme à neutrons dans un concept de type « barrage », propose en fait un double barrage, c’est-à-dire, à l’avant un barrage léger et, derrière lui, des forces qui manœuvrent. Si l’on retient l’hypothèse d’un barrage plus ou moins immobile, il ne serait pas possible de répondre à la menace d’un coup préemptif asséné par l’adversaire avant son agression.
• L’arme à neutrons peut-elle avoir une valeur dans l’offensive ? À ce titre, peut-elle intéresser les Soviétiques ?
• On a parlé de l’intérêt défensif ou offensif des armes à neutrons. Il faut bien voir que, dans notre concept, qui est défensif, notre défense ne repose pas sur une ligne de défense fixe. Nous utilisons nos armes conventionnelles et nucléaires tactiques là où l’ennemi agit, dans un combat où nos actions sont alors offensives. L’intérêt de l’arme à neutrons réside dans le fait que nous nous battons dans notre propre pays ou chez nos amis. C’est pourquoi cette arme, qui peut être utilisée sans détruire l’environnement, est alors beaucoup plus intéressante pour le défenseur, ce terme n’étant pas entendu au sens statique mais voulant dire l’agressé. Que les Soviétiques croient ou non à l’arme à neutrons n’est pas capital dans notre décision de nous doter ou non de cette arme, parce qu’il n’y a pas de symétrie. L’avantage donné à l’agresseur par l’arme à neutrons est bien moindre que celui que peut en tirer celui qui défend son pays.
• On peut pourtant se demander si l’arme à neutrons ne serait pas beaucoup plus efficace dans l’offensive que dans la défensive. Personne n’a évoqué les possibilités de l’arme à neutrons en ce qui concerne la destruction des dispositifs électroniques, l’autoguidage par détection, la neutralisation des calculateurs, des transmissions, voire des cellules solaires.
• En ce qui concerne l’emploi éventuel de la bombe à neutrons par des terroristes, on peut penser que la vieille bombe atomique serait d’un emploi beaucoup plus crédible. Sa fabrication clandestine serait en effet plus aisée, puisque la recette en est connue.
Aspects stratégiques
• Ce n’est pas ici le lieu de débattre de la validité de notre concept d’avertissement, mais certaines précisions sont nécessaires à son sujet. Cet avertissement doit constituer en effet un coup d’arrêt. Il ne s’agit pas seulement de donner à l’adversaire le temps de la réflexion. Il faut être à même de pouvoir prendre en compte ses réactions, et en particulier de déterminer s’il continue ou s’il s’arrête. Pour être certain qu’il ne continue pas, il faut l’obliger à redéployer son dispositif et à monter une nouvelle action.
• Il n’en demeure pas moins qu’il y a de multiples usages de l’arme neutronique autres que le coup d’arrêt, mais ils ne s’intègrent pas dans notre concept d’avertissement. On a pu dire que nos forces conventionnelles et nos forces nucléaires tactiques ont peu d’importance face à un ennemi qui, d’emblée, utiliserait tous ses moyens nucléaires pour détruire tout ce qui peut le menacer. Il faut cependant rappeler que notre concept d’emploi des armes nucléaires tactiques est lié à la réaction stratégique, mais que cet emploi n’est pas un passage obligé avant celui des forces stratégiques. Une action nucléaire majeure sur nos forces, en particulier sur celles qui sont situées sur notre territoire, relèverait d’emblée de la riposte stratégique. Si elle est efficace et crédible, cette dernière doit dissuader l’adversaire potentiel d’agir de la sorte. Et puisque cet adversaire a des moyens conventionnels beaucoup plus puissants que les nôtres, si nous supprimions nos forces nucléaires tactiques, nous l’encouragerions à aller de l’avant, car il penserait alors que nous pourrions hésiter à passer au nucléaire stratégique. Il en résulte que, si nos forces conventionnelles renforcées par des armes nucléaires tactiques ne sont jamais utilisées, elles auront déjà joué leur rôle en obligeant l’adversaire potentiel à mener son attaque à un seuil supérieur qui relève, de façon crédible, de la riposte stratégique.
• En Europe, il n’est pas possible de dire qu’un des adversaires puisse détruire les forces de l’autre sans toucher aux complexes industriels qui les entourent. Il pourra en être différemment dans dix ans, mais on n’en est pas là aujourd’hui.
• La politique de l’Otan est claire : c’est le passage au tir nucléaire sélectif si un pan de son dispositif militaire est entamé au point qu’une défense coordonnée ne puisse être maintenue. Dans ce cas, l’arme à neutrons permet une bien meilleure efficacité, tout en étant moins dangereuse pour l’environnement.
• Dans le concept du « barrage », l’emplacement de ce barrage est d’importance capitale. Si nous le mettons à la frontière française, nous ne pourrions plus obtenir que les autres Européens restent solidaires d’une France qui renoncerait à les défendre. Et si on le place le long du rideau de fer, cela soulèverait bien d’autres problèmes.
• Supposons un envahisseur sur lequel on tire à partir du territoire national, alors qu’il se trouve sur un territoire voisin et ami. Il risque de nous répondre, donc de déclencher notre tir stratégique sans que nous ayons fait un tir d’avertissement. Il y a donc un aspect géographique de l’escalade qu’il faut prendre en considération quand on parle d’armement nucléaire, et en particulier d’armement nucléaire tactique.
• Tant qu’on est en dessous du niveau stratégique, le nombre des armes nucléaires tactiques dont on dispose entre en ligne de compte. Que cette arme soit neutronique ou non, elle n’a d’intérêt que dans la mesure où elle reste dans la mécanique d’évocation du niveau stratégique. C’est à ce niveau stratégique seulement que l’on peut trouver une sorte d’équilibre. Toute théorie qui veut faire jouer à l’arme à neutrons ou à l’arme nucléaire tactique un rôle autre que d’évoquer le niveau stratégique est inefficace.
• Le problème est de savoir si la dissuasion par l’arme neutronique est destructrice de la dissuasion par l’arme stratégique ou si elle est complémentaire, ou à la rigueur supplétive. À notre avis, l’arme neutronique est surtout supplétive de l’arme stratégique pour le cas où des circonstances d’ordre psychologique empêcheraient l’emploi en premier de l’arme stratégique, ou si nous avions d’autres raisons impératives pour différer la décision de l’employer.
• L’arme à neutrons possède un avantage indéniable. Étant donné la supériorité numérique de l’adversaire potentiel, si nous sommes obligés de donner un coup d’arrêt, nous devrons utiliser nos armes nucléaires tactiques, qu’elles soient à neutrons ou qu’il s’agisse des Pluton. L’objection qui leur est faite est que l’on abaisse ainsi le seuil nucléaire, et qu’alors l’ennemi interviendra avec ses propres armes atomiques. De deux choses l’une : ou bien cet adversaire possède l’arme à neutrons et rétorquera au même niveau que nous, ou bien, s’il n’en possède pas, il répliquera à un niveau supérieur, et c’est lui qui se trouvera placé devant la décision d’escalade. À ce moment-là, notre contre-escalade au niveau stratégique devient beaucoup plus plausible que dans le cas précédent.
• On doit garder à l’esprit que la doctrine de l’Alliance atlantique est une doctrine de dissuasion comportant la riposte graduée, même si l’on met en doute la valeur de ce concept. Cette doctrine peut se résumer en disant que l’on doit employer l’arme nucléaire le plus tard possible, mais aussitôt qu’il sera nécessaire. Ceci veut dire que l’on emploierait l’arme nucléaire à partir du moment où l’adversaire aurait effectué une percée. Mais alors, quelle arme nucléaire emploiera-t-on ? Apparemment, on s’en servira contre des unités qui auront franchi le rideau de fer et qui se trouveront donc, au moins au début, sur un territoire ami. Il paraît donc normal d’utiliser une arme qui cause des dommages collatéraux limités, ce qui rend plus vraisemblable l’usage de cette arme.
• On dit alors que l’on abaisse ainsi le seuil nucléaire. C’est inexact car, dans la doctrine de l’Alliance, ce qui déclenchera l’utilisation de l’arme nucléaire sera la capacité que l’on aura, OU que l’on n’aura pas, d’arrêter l’adversaire avec des moyens conventionnels. Si on ne peut pas l’arrêter, la doctrine veut qu’on emploie l’arme nucléaire, à moins de reconnaître sa défaite. Pour l’Alliance, le problème est donc de savoir quel est le niveau d’armes conventionnelles que l’on veut atteindre pour retarder le recours à l’arme nucléaire.
En pratique, les alliés se trouvent placés devant un dilemme : ou bien l’arme à neutrons, qui permet un emploi plus rapide, et ensuite l’arme nucléaire classique, qui entraîne des dommages considérables, ou bien l’acceptation de la défaite.
• On a dit qu’il était peu crédible que l’adversaire potentiel décide d’intervenir en Europe, et que, s’il venait à prendre cette décision fatale, il serait bien fou de ne pas utiliser immédiatement tous ses moyens nucléaires pour écraser le dispositif militaire allié. En conséquence, toute discussion sur l’arme à neutrons serait peu pertinente.
Pourtant, on peut imaginer des cas de figure où l’adversaire serait tenté de sonder la résolution des alliés et de créer un fait politique nouveau non loin du rideau de fer, par une poussée qui serait strictement conventionnelle. Il peut être tenté par ce genre d’action en raison de sa forte supériorité dans ce domaine, alors qu’il sait par ailleurs qu’une décision en matière nucléaire prendrait plusieurs jours. Dans cette hypothèse, la bombe à neutrons peut jouer un rôle particulier, en supposant qu’il y ait, pour elle, une liberté d’emploi plus grande que pour l’arme nucléaire classique.
• Nous ne sommes pas assez attentifs, en général, aux doctrines de l’adversaire potentiel, et nous raisonnons toujours en fonction de nos propres doctrines. Il est pourtant très symptomatique que, lorsque les Soviétiques se trouvaient en état d’infériorité dans le domaine nucléaire, le maréchal Malinovski expliquait qu’un conflit serait nécessairement nucléaire. Il écrivait que l’élimination des forces nucléaires de l’adversaire était indispensable à la conduite des opérations. Aujourd’hui que les Soviétiques ont, au minimum, la parité dans le domaine des armements nucléaires stratégiques et une supériorité dans celui des armements nucléaires de théâtre, ils ne disent plus la même chose. Ils affirment qu’ils ne prendront pas l’initiative du tir nucléaire. Il est bien évident qu’ils ont maintenant un bouclier nucléaire qui leur permet de mener des opérations au niveau classique. En conséquence, ils rejettent sur les Occidentaux la décision déchirante d’être les premiers à employer l’arme nucléaire. C’est en fonction de cette nouvelle situation qu’il faut réviser le problème de la dissuasion et, par conséquent, celui de l’emploi éventuel de l’arme à neutrons.
• On a évoqué le problème de savoir si les Soviétiques avaient, ou n’avaient pas, l’arme neutronique. Il est difficile de savoir ce qu’il en est, mais le problème est sans doute ailleurs. Ce n’est pas parce qu’ils l’ont, ou ne l’ont pas, qu’ils souhaitent que les autres ne l’aient pas, mais c’est parce que l’efficacité militaire de cette arme les gêne, la réduction de ses effets collatéraux ayant pour effet que son emploi est plus probable. Il en résulte que l’on abaisse le seuil nucléaire mais que, ce faisant, on accroît la dissuasion.
• On peut verser au dossier des débats une déclaration faite par M. Brejnev dans son interview à la revue allemande Spiegel. Pour lui, la possession de l’arme à neutrons n’est pas un problème technique.
• On est frappé par le fait que toute la réflexion militaire sur l’arme à rayonnement renforcé s’est concentrée autour du concept de la lutte contre les chars. Dans le concept Otan, il s’agit de rétablir l’équilibre grâce à une capacité d’arrêt qui ferait contrepoids à la supériorité en chars des forces du Pacte de Varsovie. On reste sceptique sur la possibilité qu’auraient les Soviétiques de garder le contrôle de la bataille, une fois que le seuil nucléaire serait franchi. Il est peu probable que les Soviétiques aient l’intention d’attaquer en Europe mais si, un jour, ils le faisaient, on ne voit pas pourquoi ils n’utiliseraient pas tous les moyens à leur disposition pour, d’abord, tenter de réduire tous les lanceurs d’armes nucléaires avant de lancer une offensive de blindés.
• Le fameux avertissement dont on parle ne serait-il pas plus efficace et politiquement moins dangereux s’il était exercé en mer plutôt que sur le territoire de l’Europe occidentale ?
• On peut se poser la question de l’emploi de l’arme neutronique dans les opérations extérieures au théâtre européen.
• La distinction entre l’action anti-cités et l’action anti-forces est bien artificielle dans beaucoup de cas. Lorsque les Soviétiques affirment que le SS-20 est une arme anti-forces, ils se placent sur un plan psychologique. Cette arme tire en effet trois projectiles de cent cinquante kilotonnes chacun. Il suffit de regarder une carte d’Allemagne pour se rendre compte qu’en atteignant des objectifs militaires, on démolira également beaucoup d’habitations. Toute cette discussion est née du fait que les Américains, et en particulier Kissinger, ont été pris d’une inquiétude : voir les Soviétiques utiliser des armes très précises leur permettant de tirer sur leurs silos d’ICBM, tandis qu’eux-mêmes auraient été obligés de riposter avec des armes moins précises, puisqu’ils ne resteraient alors que les missiles de leurs sous-marins.
Aspects politiques
• Il existe une sorte d’axiome qui n’est jamais discuté : l’arme à neutrons est une arme nucléaire comme les autres, et son emploi doit être soumis aux décisions du pouvoir politique. Ne peut-on imaginer, dans le cadre de l’Alliance (mais pas dans le cas français) qu’il puisse exister des délégations limitées (quantités à employer, contraintes de temps, etc.) qui permettraient à l’Alliance un coup d’avertissement ? On se rapprocherait ainsi de la doctrine française. Ce dernier avertissement serait alors opéré dans des frappes étroitement liées au champ de bataille, et en limitant le niveau des dégâts collatéraux au plus bas possible. On donnerait ainsi une signification politique à l’avertissement : l’entrée dans une zone dangereuse à partir de laquelle l’escalade est possible.
• À propos de la décision d’emploi de l’arme nucléaire, il est nécessaire d’apporter une précision. Il y a deux ans, au cours d’un colloque à Bruxelles sur l’avenir de l’Alliance atlantique, Henri Kissinger a déclaré que, dans le temps d’arrivée des fusées intercontinentales, il était matériellement impossible de saisir le président des États-Unis et d’obtenir de lui une décision d’emploi de l’arme nucléaire, et qu’en conséquence, la seule chose qui rendrait alors notre dissuasion crédible serait une délégation permanente, à un officier général, du droit de se servir de l’arme nucléaire. Ceci mérite réflexion.
• On peut penser qu’il n’y a pas d’autre concept d’emploi de l’arme neutronique que celle du « barrage ». Dans la mesure en effet où ce concept ne serait pas admis, on soulèverait un problème politique de première importance, puisque l’emploi de l’arme à neutrons nous amènerait soit à participer à la bataille de l’avant, soit à établir autour de l’hexagone un cordon sanitaire qui constituerait un repli de notre part sur la forteresse française.
• Ce qui a été. dit conduit à penser que l’organisation intégrée de l’Otan devrait réfléchir très sérieusement à un aggiornamento de la riposte graduée. Le problème qui se pose actuellement vient de ce qu’il s’est produit un phénomène de découplage psychologique. Les Européens ont le sentiment que, d’une façon ou d’une autre, l’Europe sera un champ de bataille, peut-être même le seul champ de bataille, et qu’ils sont donc les seuls à supporter les risques entraînés par les décisions qui seront prises à Washington. Ce phénomène est dû à une certaine manière de présenter la riposte graduée, qui ne traduit probablement pas exactement la planification. Il est en effet vraisemblable que, dans les plans de l’Otan, il existe beaucoup d’hypothèses et que, parmi elles, on trouve l’hypothèse d’une utilisation précoce, à des fins anti-forces, des armes constituant les systèmes centraux américains. Si cette hypothèse existe, et vise non seulement les pays satellites mais aussi les centres militaires situés en Union soviétique, il est évident qu’on aurait intérêt à le dire car, dans ce cas, le risque est partagé. Il apparaîtrait clairement que les Européens ne seraient pas les seuls menacés, puisque les Américains pourraient eux-mêmes subir des représailles anti-forces.
Il y aurait ainsi une nouvelle définition du risque et l’association dans le même risque de tous les membres de l’Alliance. Ceci suppose une présentation beaucoup plus vigoureuse de la doctrine de la riposte graduée et l’abandon de la notion de guerre-salami qui ne se ferait que sur le champ de bataille européen, aux dépens des seuls Européens. On peut penser que, pour l’Union soviétique, il est au moins aussi inhibant de risquer la destruction de ses armées que de risquer la destruction de ses villes.
• On a le sentiment, à l’heure actuelle, que, contrairement à ce qui se passe en France, où l’idée de l’arme neutronique semble gagner du terrain, elle fasse l’objet d’une réaction de rejet grandissante au sein de l’Alliance. À l’assemblée de l’UEO, après l’intervention du secrétaire d’État français à la Défense, qui avait présenté la position française avec une très grande clarté et beaucoup de fermeté, on a vu les parlementaires de cette assemblée rejeter sans même le discuter un rapport très nuancé sur l’arme à neutrons. Ceci est la manifestation d’un mouvement très profond dans les milieux travaillistes britanniques et chez les socialistes allemands, et même dans certains milieux libéraux, en tout cas dans la majorité des membres de l’assemblée de l’UEO, alors qu’elle est la seule ayant qualité pour s’occuper de la défense en Europe.
Le président Reagan ayant annoncé son intention de fabriquer l’arme à neutrons, mais de subordonner sa mise en place en Europe à l’approbation des alliés, on va très vite se trouver devant une impasse, à moins d’un revirement de l’opinion, qui ne paraît pas prévisible si la plupart des alliés refusent cette mise en place.
• Un rejet de la mise en place de l’arme à neutrons en Europe n’est probablement pas l’aspect le plus important de l’affaire, car cette mise en place pourrait être faite très rapidement en cas de menaces immédiates qui changeraient complètement les réflexes des gouvernements.
• Nos alliés paraissent plus inquiets et effrayés par les armes nouvelles qui peuvent les défendre que par les armes avec lesquelles on peut les attaquer. Actuellement, l’enjeu de ce qui se passe à Genève, comme l’enjeu de la bataille sur l’arme à neutrons, a une signification politique : les Occidentaux vont-ils accepter de n’avoir sur leur territoire que les seules armes que l’Union soviétique est décidée à leur tolérer ?
• On peut se demander si, plutôt qu’une démarche militaire, la décision du président Reagan concernant l’arme à neutrons n’a pas été un signal diplomatique donné à l’Union soviétique pour l’encourager à négocier. Il n’est pas contestable d’autre part que cette décision a constitué un signal de « leadership » à l’égard de l’Europe, pour bien montrer que les États-Unis entendaient garder la maîtrise de leurs décisions en matière d’armement.
• On a posé la question des motivations de M. Reagan. On peut penser que l’effort considérable de réarmement qu’il impose aux États-Unis a, entre autres buts, celui de pousser les Soviétiques à négocier. D’ailleurs, il s’en cache à peine. Il reste à savoir quelle conclusion en tireront les Soviétiques, bien que, depuis quelques semaines, on ait plutôt l’impression d’un certain assouplissement de leurs positions. On ne peut pas, à ce sujet, oublier la manière dont l’élection de Reagan a été accueillie à Moscou, alors qu’il avait l’air du champion de la guerre froide. La réaction des Soviétiques a été, semble-t-il : Voilà revenu le temps de Nixon, voilà des gens sérieux avec qui on va pouvoir parler. Quand le sénateur Percy est arrivé à Moscou sans avoir le moindre mandat, il a eu droit à un tapis rouge d’un éclat extraordinaire. Il a été reçu trois heures par Brejnev, trois heures par Ustinov, quatre heures par Gromiko, ce qu’aucun Américain n’avait pu obtenir depuis des années.
• Les euromissiles ne constituent pas seulement une amélioration de la position stratégique occidentale et une diminution de la pression militaire soviétique sur le sol de l’Europe occidentale. Ils enchaînent davantage l’Amérique à la défense de l’Europe. L’enjeu est important car les Américains ne cachent pas que, si la République fédérale d’Allemagne devait renoncer à la mise en place des euromissiles, la tentation d’en revenir au fameux isolationnisme américain serait d’autant plus forte qu’on peut penser que la triade des moyens stratégiques des États-Unis garantirait en pratique l’impunité du territoire américain, ou tout au moins enlèverait à l’URSS tout motif sérieux de se frotter à la puissance des États-Unis.
• Il est très significatif que, dans la plupart des pays où doivent être installés les euromissiles, il se développe un mouvement de rejet qui est d’une très grande intensité. Il n’y a pas que l’Allemagne. Il est très improbable que les Pays-Bas. par exemple, acceptent le déploiement des euromissiles. Actuellement, dans l’Alliance atlantique, il existe toute une série de créneaux qui sont presque neutralisés. Les créneaux danois et norvégien existent à peine. Quant au créneau gréco-turc, qui occupe sur la carte une position importante dans une région dont l’intérêt stratégique est capital, l’attitude de M. Papandreou montre clairement que, pour l’ensemble du peuple grec, l’ennemi n’est pas soviétique mais turc.
• Il n’en reste pas moins que le point d’impact essentiel est l’Allemagne fédérale. Depuis le début de la guerre froide, l’Allemagne est l’enjeu principal et, actuellement, les Soviétiques peuvent avoir l’espoir d’arriver à convaincre les Allemands de renoncer d’eux-mêmes à ces euromissiles que le chancelier Schmidt avait été le premier à réclamer. Il est probable qu’il était, plus que personne, conscient du fait que, « jusqu’ici, nous étions appuyés à un mur et que ce mur a cessé d’exister », pour reprendre l’expression d’un de ses plus proches collaborateurs. Il est vrai qu’actuellement, nous sommes surtout frappés par l’ampleur des mouvements populaires de protestation contre l’installation de ces missiles, mais il faut bien constater qu’en République fédérale, dans tous les milieux, y compris les milieux patronaux, l’atmosphère est favorable à une collaboration plus poussée avec l’Union Soviétique. La chance principale du maintien de l’activité économique est de commercer avec Moscou. L’accord sur le gaz, avec en échange la fourniture de tuyaux de gazoducs et de toute la technologie qui y est rattachée, intéresse l’Allemagne au premier chef, même si elle va ainsi devenir étroitement dépendante de l’Union Soviétique pour son économie.
• L’Allemagne est d’ailleurs le pays de l’Alliance qui a le plus de relations avec les pays de l’Est, et principalement avec l’Allemagne orientale. Pour l’opinion ouest-allemande, l’existence de celle-ci constitue une sorte de handicap moral dont on ne doit pas mésestimer l’importance. Un homme comme Schmidt se considère comptable du sort de ses compatriotes vivant tant à Berlin-Ouest qu’en Allemagne orientale. La meilleure preuve en est que, l’an dernier, quand l’Allemagne de l’Est a testé d’une manière décisive la réaction de l’Allemagne fédérale à une tentative de modification unilatérale du statut de Berlin-Ouest, par une augmentation spectaculaire des devises exigées des Allemands de l’ouest visitant l’Allemagne démocratique, Schmidt a interrompu ses vacances en disant : « c’est un coup direct au foie ». Une fois rentré à Bonn, il n’a d’ailleurs rien fait parce qu’il ne pouvait rien faire. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne fédérale est déjà dépendante de la bonne volonté soviétique.
• Ce n’est pas seulement en agissant sur les pacifistes qu’il faut essayer de redresser le courant. C’est aussi en accroissant la plausibilité du soutien militaire donné par l’ensemble de l’Alliance à la République fédérale, car actuellement les Allemands ont le sentiment de servir de cible sans avoir la certitude d’être protégés. Peut-on alors redresser la situation dans une atmosphère de désenchantement total sur les plans économique, social et moral ? Ce n’est pas certain, mais c’est dans ce climat, et en tenant compte de ces données, qu’il faut aujourd’hui réfléchir. L’Europe est au centre de la bataille la plus importante qu’elle ait connue depuis la crise de Berlin, et il faut bien mesurer les enjeux. La position prise par le gouvernement français dans cette affaire tend à prouver qu’il est parfaitement conscient de ce qui est en cause.
• La démobilisation à laquelle nous assistons en Europe est venue, pour une grande part, de deux facteurs. Il y a d’abord eu les erreurs accumulées par M. Carter, et ensuite la présentation de l’Union soviétique faite par les Américains, pour leur usage interne, afin d’obtenir davantage de crédits pour la défense. Cette présentation, transplantée en Europe, a fait de l’URSS un épouvantail, et a aussi été démobilisatrice. On peut cependant penser que la volonté qui s’exprime actuellement aux États-Unis de revenir à une certaine parité avec les Soviétiques peut, d’ici quelques années, renverser le climat actuel. Il n’en reste pas moins que, d’ici là, et quelles que soient les décisions prises par les États-Unis, la situation demeurera extrêmement dangereuse.
• L’épreuve actuelle ne peut qu’encourager le gouvernement français à accroître la crédibilité de la dissuasion. Si les effets collatéraux de l’arme à neutrons sont supportables, on obtiendrait un degré de crédibilité supplémentaire en se la procurant. ♦