De Gaulle, les Français et l’Europe
« On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : Europe ! Europe !… Non ! Cela n’aboutit à rien et ne signifie rien. » Cette boutade du général de Gaulle, grand moment de l’une de ses conférences de presse, cerne la thèse de Mme Bahu-Leyser. Utilisant les journalistes présents dans la salle comme simple faire-valoir, c’est directement aux Français que le général s’adresse, pour eux qu’il plaisante et brocarde ses adversaires.
D’où vient l’irréductible opposition de ceux-ci, poussés presque à leur corps défendant vers les excès de l’Europe supranationale ; d’où, contre lui, « la coalition hostile des stylographes », méprisés au seul bénéfice des étranges lucarnes dont il sait si bien jouer ; d’où enfin cette intimité avec son peuple, cette connivence avec l’opinion profonde, qui rejette dans le dérisoire les colères de ceux, partis ou médias, qui disent la représenter.
Thèse, ce livre l’est bien, puisqu’il est écrit à partir de celle que l’auteur a soutenue devant un jury présidé par M. François Goguel. L’ouvrage de Danielle Bahu-Leyser est donc une étude solidement documentée, et qui traite moins de l’Europe que des réactions des Français à la construction européenne durant la présidence du général de Gaulle, soit de 1958 à 1969. Cette rétrospective, très piquante à lire aujourd’hui, expose, après un rappel de la politique européenne du général, l’attitude, face à cette politique, des partis, des groupes économiques et sociaux, des médias, enfin de l’opinion publique proprement dite.
La période considérée, dominée par la puissante personnalité du chef de l’État, a vu se dessiner, non sans heurts, l’Europe telle qu’elle est, ou n’est pas, maintenant encore. Le Traité de Rome, signé un an avant la Ve République, entre effectivement en application le 1er janvier 1959. Le « plan Fouchet » est élaboré, et échoue, en 1961. En 1963, première tentative et premier refus, de l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. 1963 aussi, signature du Traité franco-allemand de coopération. Juin 1965, à propos de l’Europe « verte », coup d’arrêt au scrutin majoritaire et donc à la supranationalité. Et en 1966, la France se retire de l’organisation militaire intégrée du Traité de l’Atlantique.
Devant ces événements fondamentaux, si les industriels se préparent avec lucidité aux échéances concurrentielles, si les agriculteurs suivent avec une attention sourcilleuse et active les développements de l’Europe agricole, si les syndicats réagissent en ordre dispersé, la vigueur et l’unanimité des partis et des médias est remarquable : leur hostilité à « l’Europe des réalités » ne se démentira pas. Il y aurait quelque cruauté à rappeler l’attitude des partis, dont les débats sur la construction européenne ont été totalement dominés par l’exploitation qu’ils en faisaient à des fins politiciennes. La coalition des médias est tout aussi frappante. On y voit L’Aurore, Le Figaro et Le Monde, concordance saugrenue, militer ensemble pour l’unité européenne. Plus soucieuse de combattre que d’informer, l’ensemble de la presse laisse le champ libre au général de Gaulle pour ce qu’il considère comme sa tâche primordiale : éduquer les Français selon ses propres vues.
La dernière partie de l’ouvrage, consacrée à l’opinion publique et aux sondages qui la cernent, décevra ceux, encore nombreux, qui la tiennent pour fondement de vérité. On y verra d’abord le peu d’intérêt que nos concitoyens portent à un problème pourtant si souvent exalté. Lorsqu’enfin on s’y intéresse, c’est avec un idéalisme superficiel que dément un égoïsme solide : « oui à l’Europe, non à l’effort ». Et l’auteur de conclure, désabusée : « ou bien la plus totale confusion règne dans l’esprit des Français, ou bien l’opinion se plaît à entremêler rêve et réalité ».
Comme il a été dit ailleurs, l’Europe n’est qu’un désir vague. Aussi le verbe simple et rigoureux du général de Gaulle entraînera-t-il sans mal l’adhésion des Français sur un sujet qu’ils connaissent peu et qui ne les passionne guère. Cet accord intime entre le Prince et son peuple – ou, pour mieux dire ici, cette confiance accordée au Prince les yeux fermés – remet à sa juste place les bavardages ou les hurlements des politiciens et des médias interprètes abusifs de la France profonde. ♦