Avec l’aimable autorisation de son auteur, le président-directeur général de l’Aérospatiale, nous reproduisons ici l’exposé qu’il a fait en février 1973 devant l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). S’agissant du témoignage d’un homme qui a consacré sa vie aux créations et aux productions aéronautiques, qui depuis trente ans a fait en ce domaine l’expérience de la coopération internationale et qui en tire aujourd’hui les leçons, nous avons tenu à respecter la forme orale originelle de son exposé.
L'Europe aérospatiale - Réflexions sur la coopération internationale et sa méthodologie
La coopération aérospatiale en Europe présente des aspects multiples et complexes qu’il convient de délimiter.
Il faut d’abord rappeler ses origines, ses motivations, ainsi que les problèmes de méthodologie qui sont fondamentaux, encore que leur importance n’ait pas toujours été ni perçue ni appréciée. Il faut ensuite examiner les différents modèles de coopération et les principaux programmes dans les secteurs de l’aviation militaire, de l’aviation commerciale, des moteurs, des hélicoptères, des engins tactiques et de l’espace. Enfin, je voudrais pour terminer donner un aperçu des perspectives à venir et de l’évolution prévisible de la situation compétitive.
Comment cette idée de coopération multinationale européenne dans le domaine de l’aéronautique est-elle née ? Comment s’est-elle progressivement développée ?
De 1920 à 1940, entre les deux guerres, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, pour ne parler que des principaux États de l’Europe occidentale, les États-Unis, l’U.R.S.S. avaient développé chacun des industries aéronautiques importantes et chaque pays utilisait ses produits nationaux. Ces politiques strictement nationales n’excluaient d’ailleurs pas des acquisitions à l’étranger, comme par exemple dans le domaine du transport, la commercialisation du D.C.3 sur le marché mondial. Mais, dans l’ensemble, les problèmes à résoudre étaient à l’échelle des moyens des différents pays et, de surcroît, le caractère national des travaux était très affirmé et revêtait un aspect impératif pour tous les esprits.
En 1945, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’industrie aéronautique française était pratiquement détruite. C’est alors que le Gouvernement m’a chargé d’étudier la façon dont elle pourrait être restaurée, en raison de l’expérience que j’avais acquise et des contacts que j’avais eus pendant la guerre avec l’industrie américaine en 1939 et au début de 1940, comme chef-adjoint de la mission d’achat française aux États-Unis et de ceux que plus tard, en 1944, mes fonctions à l’État-Major des Forces Françaises de l’Intérieur m’avaient amené à entretenir de façon très suivie avec l’industrie britannique.
À la suite de ces missions, mes conclusions, très simples, avaient fait ressortir que l’ampleur des projets qui commençaient à se dessiner dépassait les moyens budgétaires, industriels, humains et matériels de n’importe lequel des pays européens pris isolément. D’où l’évidente nécessité de mettre des moyens en commun et d’aller vers une coopération. J’avais d’ailleurs rapporté un certain nombre de projets précis faisant appel à des licences, dans le domaine des moteurs en particulier, qu’il était possible de se procurer notamment aux États-Unis et en Angleterre auprès de Pratt et Whitney et de Rolls, pour permettre un redémarrage accéléré de notre industrie dans ce secteur.
La réaction de rejet avait été très nette. Rejet politique d’abord, au niveau du Gouvernement. Pour l’histoire, il est piquant de noter que c’était un ministre communiste, M. Tillon, qui était alors le responsable des affaires aéronautiques. Rejet technique et technologique également, puisque l’ensemble des services responsables de la technique aéronautique s’était vivement opposé à cette orientation, affirmant que la France n’avait rien perdu de sa compétence et qu’elle pouvait, du jour au lendemain, redémarrer par ses propres moyens.
Ce refus de la coopération a duré près de 15 ans. Je dois ajouter qu’une réaction similaire s’était produite en Grande-Bretagne. L’industrie aéronautique anglaise, au contraire de l’industrie française, apparaissait au lendemain de la guerre très élargie et disposait de gros moyens. Ses belles réalisations lui donnaient une illusion de puissance et lui cachaient la réalité, c’est-à-dire son incapacité à résoudre seule, compte tenu de leur volume, les problèmes qui n’allaient pas tarder à se poser.
Pendant toute cette période, et jusqu’en 1960, de l’argent fut gaspillé dans une foule de projets qui n’ont abouti ni en France ni en Angleterre. Parmi les projets français, je rappellerai seulement, à titre d’exemple, l’Armagnac et le S.O.30.
Ce n’est qu’à partir de la décennie 60 qu’a commencé la prise de conscience du problème, progressivement et par étapes, et toujours avec de vives réactions. Un programme, puis un autre, ont ainsi été établis en coopération, le premier ayant été celui du Breguet Atlantic dont j’aurai l’occasion de vous reparler. Depuis, et malgré bien des oppositions, le mouvement s’est amplifié. On peut dire qu’actuellement 60 à 70 % des travaux sont conduits chez nous dans un cadre multinational essentiellement régional, c’est-à-dire à l’échelle de l’Europe avec des contacts relativement limités avec l’industrie américaine.
Cette évolution aboutira-t-elle à des programmes multinationaux intercontinentaux ? C’est là un des objectifs auxquels nous devons réfléchir, en considérant comme définitivement acquis qu’il ne peut plus y avoir un développement rationnel et raisonnable limité à l’échelle nationale. Est-ce que, à l’échelle de l’Europe, la coopération régionale répondra à tous les besoins des décennies qui vont suivre ? Dans quelle mesure serons-nous obligés d’aller plus loin ? À vrai dire, le problème est déjà largement posé puisque, l’échelle ayant de nouveau changé — et je pense à celle de certains programmes spatiaux très ambitieux — les États-Unis et l’Union Soviétique considèrent tous deux que, malgré l’énormité des moyens dont ils disposent, ceux-ci ont des limites, et puisqu’ils ont commencé à établir en conséquence les bases d’une coopération et à multiplier les contacts. De même, il paraît réaliste de se dire qu’une deuxième génération de supersoniques nécessiterait la mise en commun de moyens intercontinentaux … Ce sont là deux exemples, mais qui montrent que l’étude et la réflexion s’ouvrent vers un domaine de coopération multinationale élargie.
Je tiens, en terminant ce bref rappel historique, à bien préciser que derrière cette volonté de coopération, il n’y avait chez ceux qui l’ont eue, aucun préjugé ni aucune motivation proprement politiques, mais seulement la conscience d’une alternative : coopérer ou disparaître. Pour moi, il ne pouvait y avoir aucune hésitation sur le choix à prendre.
Je voudrais maintenant aborder les problèmes de méthodologie qu’implique la coopération. Un des arguments fondamentaux des adversaires de la coopération a été qu’elle entraînerait inéluctablement des conséquences néfastes, voire catastrophiques, en particulier pour ce qui est des délais et des coûts. Ces critiques étaient-elles fondées ? La question vaut que l’on s’y arrête.
Quelles sont les conditions pour qu’un programme, multinational ou non, soit réussi ? Il faut un bon choix, une organisation industrielle qui permette de tenir les délais et les prix et une organisation de vente adéquate sur le seul marché à la taille des investissements indispensables, c’est-à-dire le marché mondial pour l’aéronautique. Enfin, il faut une politique dans le commandement et la conduite des hommes.
Le choix du programme est extrêmement complexe. Il exige la prise en considération non pas des seules idées que l’on peut avoir à l’intérieur d’un bureau d’études, mais d’un éclairage très précis de ce qui se passe à l’extérieur. Quel est le point de vue du client ? Comment, lui, voit-il son problème et quelles spécifications retient-il ? Comment se présente le marché ? Quels sont les besoins à court, moyen et long terme ? Et, en particulier, dans le domaine du transport aérien, quel pourrait être le développement de ce marché ? Quels sont les secteurs dans lesquels les besoins ont les meilleures chances d’augmenter, c’est-à-dire quels sont les créneaux qui apparaissent les plus prometteurs et les plus favorables ? Et enfin, quelle est la position de la concurrence ? Dans un monde où les contacts sont aussi rapides et aussi généralisés, tout producteur s’adresse à tout client et, par conséquent, il n’est pas concevable que l’on puisse se placer sur des rails conduisant vers un certain avenir si l’on n’a pas une idée très précise de ce que fait la concurrence.
Cette triple analyse relative à l’extérieur est à la base du choix des programmes et je ne saurais trop insister sur un point, c’est la nécessité d’associer les spécialistes les plus compétents aux études qui doivent être faites. C’est là un impératif qui a été trop souvent négligé et cette négligence a conduit à bien des désillusions et à des impasses.
Le deuxième point, plus important encore à mon sens, est celui de l’organisation industrielle. Il est extraordinaire de constater à quel point et combien souvent des affaires multinationales, des programmes multinationaux ont été lancés sur un système de dialogues, au sein de comités, comités à l’échelle des Administrations ou des Gouvernements et comités à l’échelle des industries, c’est-à-dire en fait sans organisation industrielle valable. Or, lorsqu’on est sorti de la phase artisanale et qu’on a conçu et mis en commun les moyens appartenant à un nombre plus ou moins grand d’associés pour s’attaquer à une tâche déterminée, la nécessité de structurer l’organisation et de lui donner un cadre juridique, financier et de direction est très vite apparue. C’est là l’origine de cette législation sur les sociétés qui est un instrument très précieux et qui s’est élaborée petit à petit avec des modalités différentes suivant les pays.
Cette législation a des objets très précis : elle sert d’abord à définir qui détient l’autorité pour la conduite de l’entreprise et, ensuite, comment cette autorité peut être déléguée de manière que le programme puisse être conduit d’une façon efficace.
Ce qui est extraordinaire, c’est que lorsqu’on est passé de l’association industrielle nationale à l’association multinationale, on a, d’un seul coup, perdu de vue ces notions absolument fondamentales. Il n’est pas étonnant, à partir de ce moment-là, qu’on ait sombré dans un désordre incroyable. Le système des comités est à la source d’atermoiements interminables et d’obstacles insurmontables à la prise de décisions : je reviendrai tout à l’heure sur certains cas précis.
La première affaire de coopération multinationale importante dont j’ai eu la responsabilité vers les années 1964-1965 était celle du Breguet Atlantic. Les industries de France, d’Allemagne, d’Angleterre, de Hollande et plus tard d’Italie, se sont trouvées amenées à collaborer pour sa réalisation. Nous n’étions ainsi pas deux, mais cinq associés.
La question (je dirais presque la seule question) que je me suis posée à ce moment-là, a été de savoir comment structurer cette association. Cette organisation a duré plus de deux ans, car il me paraissait évident qu’il fallait une structure administrative, juridique et financière précise, avec une définition précise des responsabilités. Lorsqu’il a fallu réunir des juristes français, anglais, allemands, hollandais et italiens, les difficultés rencontrées ont été de taille !
Une structure juridique a finalement été adoptée sous la forme particulière d’une Société, la SECBAT, Société Européenne de Construction du Breguet Atlantic.
Cette organisation comportait un conseil d’administration avec une présidence, tournante d’ailleurs, ce qui permettait à tous les pays de l’occuper successivement. Ce conseil avait la responsabilité, d’une part, de prendre les décisions d’orientation générale et, d’autre part, d’exercer le contrôle de la gestion financière et de la vie de l’entreprise. Détenteur juridique du pouvoir, il déléguait ce pouvoir à un directeur général, lequel en déléguait lui-même des parties à un directeur technique, à un directeur industriel, à un directeur financier, à un directeur commercial, qui avaient autorité sur les services de toutes les industries associées.
Le programme a pu ainsi être rigoureusement exécuté dans les délais. Toutes les dates-clés ont été tenues avec quelques jours d’avance sur le planning. Le budget, chose sans précédent je crois, même dans les programmes nationaux depuis la guerre, a été respecté et — last but not least — les différents industriels intéressés y ont trouvé leur profit. J’ajoute que l’appareil a entièrement répondu aux spécifications techniques imposées alors par l’OTAN.
À la même époque, un autre programme absolument similaire a été lancé, également dans le cadre des comités : le Transall, appareil de même tonnage, bimoteur, avec les mêmes moteurs. La construction du Transall, avion de transport, était plus simple que celle du Breguet Atlantic, anti-sous-marin, doté d’équipements électroniques extrêmement complexes. Le premier Transall de série n’est pourtant sorti qu’au moment de la livraison du dernier Breguet Atlantic. Les coûts ont dépassé largement le double du budget fixé, et c’est cette année seulement que nous terminons le dernier appareil Transall d’une série tout à fait comparable à ce qu’a été la série de l’Atlantic. C’est là une expérience probante.
Je dois ajouter que si le droit européen n’est pas encore parvenu à sortir des limbes, il y a quand même eu quelques progrès d’accomplis, et en particulier la législation française a défini, il y a deux ans, un modèle nouveau et très intéressant appelé « groupement d’intérêts économiques ». C’est une structure juridique, administrative et financière précise, qui ne nécessite pas d’investissements en capital, car elle s’appuie entièrement sur les moyens des industriels associés. Elle bénéficie, de surcroît — et cela est important — de la « transparence fiscale » qui évite de payer deux fois les taxes au cours du déroulement du programme. En raison de ces avantages, ce système est de plus en plus appliqué.
Le troisième problème est celui des ventes. Il est, lui aussi, très sous-estimé. Les ventes, qui doivent se placer sur le plan mondial, posent des questions de pré-financement extrêmement délicates et qui n’ont pas encore trouvé de solutions satisfaisantes dans le cadre européen.
La première concerne la couverture des risques économiques, c’est-à-dire la protection contre l’inflation, laquelle entraîne des taux de croissance des coûts variables suivant les pays. Le client n’accepte pas d’inscrire et d’incorporer simplement les taux d’inflation réels dans les contrats qui sont multiannuels ou pluriannuels. Il faut donc un mécanisme qui permette, dans les contrats, de plafonner l’accroissement des coûts.
Une seconde difficulté réside dans les risques de changes. Dans le monde moderne, nous voyons les monnaies flotter dans des sens imprévisibles à moyen terme, et ceci pose des problèmes quasi insolubles en matière de définition d’un prix. Il faut, là aussi, mettre en place un mécanisme de protection.
Il faut aussi prévoir l’assurance-crédit car il y a des risques dans les crédits accordés. Tous les débiteurs ne sont pas nécessairement solvables, même quand ce sont des États. L’affaire se complique encore avec les différences de durée et de taux consentis par les prêteurs des différents pays. Nous voyons actuellement en matière d’aviation commerciale la compétition s’engager dans un allongement des crédits. Au lendemain de la dernière guerre, il était d’usage de payer les avions comptant. On a accordé par la suite 2 ans, 4 ans, 6 ans de délais de paiement et jusqu’à 8 ans à des pays en voie de développement… Aujourd’hui les transporteurs des pays les plus développés demandent 10 ans, voire même 12 ans de crédit. Dans cette compétition, on voit également tout à coup apparaître des taux très inférieurs à ceux normalement pratiqués : des constructeurs américains proposent des avions avec un crédit de 15 ans à 4 %. En Europe, une intervention des États pourrait seule permettre de s’aligner sur eux.
Il faut enfin évoquer le principe d’une égalité dans les domaines douaniers et fiscaux. Pour ne prendre qu’un exemple très simple, tous les avions américains entrent hors taxe en Europe alors que tous les avions européens payent une taxe de 5 ou 6 % en entrant aux États-Unis. Il est certain qu’une action est à entreprendre sur le plan communautaire pour rétablir l’équilibre.
Un pays comme la France, qui a une certaine pratique de l’exportation, a mis en place progressivement des mécanismes de couverture de ces différents risques, encore que nous soyons nettement en retard sous le rapport du volume, de la durée et surtout des taux de crédit, sur ce que font les Américains. Les Anglais ont des mécanismes très différents. D’autres pays, comme l’Allemagne, n’ont encore rien fait dans ce domaine.
Il est certain qu’une des tâches les plus urgentes est de parvenir, au sein de l’Europe, à une approche plus réaliste et plus coordonnée de ce problème. Nous avons, tant en ce qui concerne l’Union Syndicale des Industries Aéronautiques et Spatiales que les administrations responsables en France, des contacts réguliers avec la Commission Économique Européenne ; il y a eu des échanges de vues dans les derniers mois de 1972, qui n’ont d’ailleurs pas abouti pour l’instant. On imagine les difficultés qu’il y a, par exemple, à vendre des Airbus qui sont fabriqués dans cinq pays différents ayant chacun leur monnaie.
Ne quittons pas le domaine de la méthodologie sans évoquer l’organisation de la conduite des hommes, fondamentale dans l’industrie. Les notions de compétence et d’autorité du commandement et les notions d’appréhension très attentive des affaires sociales et humaines, trop souvent oubliées, sont au moins aussi importantes quand il s’agit de coopération internationale que dans un cadre national.
Venons-en maintenant aux programmes multinationaux : sauf pour deux ou trois d’entre eux qui méritent des explications, je me limiterai à leur rappel.
Dans l’aviation militaire, le premier grand exemple de coopération multinationale a été le Breguet Atlantic anti-sous-marin : puis, vers 1964-1965, ont été signés des accords franco-britanniques qui prévoyaient la réalisation en commun, d’une part d’un avion d’appui tactique, d’autre part d’un avion d’interception.
Pour l’avion d’appui tactique, un accord de principe a été très vite établi avec la British Aircraft Corporation et a abouti au Jaguar. Il a fallu ensuite surmonter toute une série de réticences de part et d’autre. Avec beaucoup de bonne volonté réciproque, on est parvenu à un programme qui représente aujourd’hui plusieurs centaines d’appareils en chaîne.
En ce qui concerne l’avion d’interception, on peut vivement regretter que la France, faute d’avoir voulu s’intégrer dans un travail collégial, ne se soit pas associée au programme MRCA, réalisé par la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie.
Enfin, il faut citer le programme Alpha-Jet, avion d’entraînement franco-allemand, construit en coopération par les groupes Breguet-Dassault, français, et Dornier, allemand.
Dans le domaine du transport aérien plus encore que dans l’aviation militaire, il était évident que la coopération était absolument vitale. Je me réfère, à cet égard, au rapport qui a été établi par la Direction générale des affaires industrielles de la Commission Économique Européenne, en février 1971. C’est une analyse approfondie des événements des 25 années précédentes. Je me bornerai à en extraire quelques indications sur la place prise dans le Royaume-Uni et dans l’ensemble du Monde de l’Ouest par les avions produits aux États-Unis.
Dans la Communauté à Six, la part américaine était, en 1971, de 83,4 %. Dans le Royaume-Uni — les Anglais s’étaient beaucoup mieux protégés — elle n’était que de 28,1 %. Dans le reste du monde, la part prise par l’industrie américaine s’élevait à 90,5 %. La part de l’ensemble de l’industrie européenne se réduisait ainsi à 9,5 % seulement de ce qui pouvait être fourni dans le monde entier et notamment au Japon. Qu’un ensemble humain comme l’Europe, qui est maintenant presque le double de celui des États-Unis et qui a une compétence indiscutable dans ce domaine particulier de la technique et de la technologie, en ait été réduit à ce résultat, c’est bien la démonstration des effets du désordre européen affronté à une affaire coordonnée et bien centralisée.
Peu à peu cependant, la situation se redresse et nous avons maintenant — il est inutile de le souligner — le programme Concorde, le programme Airbus, le programme Mercure et un certain nombre d’études dans le domaine du Stol.
Le programme Concorde, lors de son lancement en 1962, avait été mis en œuvre dans le cadre d’un système complexe de comités mixtes franco-britanniques. Depuis octobre 1971, ses maîtres d’œuvre, l’Aérospatiale et la BAC, coopèrent à la certification, à la construction et à la commercialisation dans un cadre de responsabilités clairement définies. Tous les comités ont été dissous et ce sont les présidents des deux sociétés qui assument désormais, sous le contrôle des autorités de tutelle, les responsabilités avec délégation d’autorité à cinq directions assurées chacune conjointement par un Français et un Anglais.
De son côté, le programme multinational Airbus A-300B, lancé le 29 mai 1969, a bénéficié dès l’origine d’une structure juridique précise, celle d’un groupement d’intérêts économiques. À la tête du GIE Airbus Industrie, un conseil de surveillance réunit tous les associés : Aérospatiale (France), Deutsche Airbus comprenant M.B.B. et VFW/Fokker (République Fédérale d’Allemagne), Fokker/VFW (Pays-Bas), Hawker-Siddeley (Grande-Bretagne) et CASA (Espagne). L’exécution des décisions de ce conseil est confiée à un administrateur-gérant qui a tous pouvoirs pour conduire le programme et notamment ceux de délégation d’autorité. L’administrateur-gérant est actuellement assisté de quatre directeurs, deux Allemands et deux Français. L’efficacité de cette organisation s’est rapidement manifestée : trois ans et demi seulement après la décision de lancement, deux Airbus participaient déjà aux essais en vol.
L’Europe a conçu un certain nombre d’autres projets multinationaux. Les Américains font un effort considérable pour les freiner en proposant des collaborations, en attaquant en particulier du côté des Italiens, qui sont le point faible de l’ensemble européen, avec les propositions de Boeing pour le 7 X 7. Il est inutile de dire que, dans ce domaine, nous soutenons une compétition particulièrement difficile parce que les Américains, là comme ailleurs, voient d’un très mauvais œil un infléchissement de l’équilibre actuel bien que, au niveau le plus élevé, ils se rendent compte quand même que la situation actuelle ne peut pas se prolonger. Mais il n’y en a pas moins une réaction viscérale et politique extrêmement vigoureuse pour chercher à bloquer, dans ce domaine-là comme dans les autres, un redressement, pourtant encore modeste, de la position européenne.
En matière de moteurs, je dirai seulement que, pour le moment, la coopération européenne reste très limitée et rencontre beaucoup de réticences.
Nous sommes là devant un très grave danger. Il est clair, en effet, que faute de disposer d’un système de propulsion, il est absolument illusoire d’espérer pouvoir conserver une place dans le domaine des véhicules. Et si nous nous trouvions un jour placés face à un monopole de General Electric et de Pratt et Whitney, je crois que nous pourrions entamer le processus de fermeture de toute notre industrie aéronautique.
Le problème est donc de savoir si, à travers Rolls-Royce, SNECMA, MTU, on parviendra un jour à une volonté de mettre ensemble des moyens qui, mis en œuvre séparément, ne permettent pas de tenir tête et d’être compétitifs, et si on fera un effort pour maintenir non seulement une qualité de production mais une technologie à la hauteur de l’évolution de celle des Américains.
Dans le domaine des hélicoptères, nous nous sommes engagés dans une politique de coopération de plus en plus large qui s’est développée autour d’une coopération franco-britannique, à partir d’accords gouvernementaux, entre Westland et l’Aérospatiale. Actuellement nous sommes en train de négocier avec l’Allemagne et avec l’Espagne pour tenter de constituer un consortium européen qui ait une taille et une puissance suffisantes pour soutenir la concurrence américaine. C’est une affaire vitale, très urgente, parce que deux groupes sont en cours de constitution : le groupe franco-britannique subsistant et le groupe MBB-Agusta qui passerait sous tutelle américaine. Ce dernier serait, évidemment, le cheval de Troie comme nous avons déjà, à travers Agusta, le cheval de Troie de Bell à l’intérieur de l’Europe.
En matière d’engins-tactiques, la situation est assez claire. L’essentiel de la nouvelle génération et des projets valables, pour la ou les deux décennies qui viennent, s’est développé dans le cadre d’un certain nombre d’accords franco-allemands qui ont permis à l’industrie française, à l’Aérospatiale et à Messerschmitt-Bolkow-Blohm, en Allemagne, de prendre la responsabilité du développement du Milan, du Hot, du Roland, de l’Exocet, du Cormoran, cependant que certains autres projets sont développés entre Matra et Hawker-Siddeley.
C’est dire que, pratiquement, la totalité des engins tactiques de nouvelle génération est faite en coopération européenne. Je dis la totalité parce que je me réfère à l’Exocet dont on dit volontiers qu’il est purement français en oubliant qu’il y a eu, au départ, des accords de coopération précis avec l’Allemagne qui, de son côté, développait le Cormoran, qu’il y a une part importante de financement du côté allemand et qu’il y a une grande communauté de technologie.
Nous trouvons là un autre exemple d’un certain nombre de programmes qui se sont développés suivant des méthodes purement pragmatiques des comités, avec tous les inconvénients qui en sont résultés, c’est-à-dire notamment des retards importants et évidemment des augmentations de coûts parallèles, car la première condition pour tenir un budget est de tenir ses délais et son planning.
C’est pourquoi, ayant reçu, à la suite de la création de l’Aérospatiale, la responsabilité de ces programmes, je me suis attaché au cours des derniers mois à leur donner une structure dans le cadre du groupement d’intérêts économiques Euromissile. Là aussi il a fallu des mois et des mois avant de convaincre qu’il ne s’agissait pas en cela de faire bon marché de nos droits nationaux en matière de défense, mais que c’était une nécessité impliquée par l’efficacité de la conduite des affaires. Cet organisme, mis en marche depuis le deuxième semestre 1972, a évidemment progressé avec une certaine lenteur, car ce n’est pas du jour au lendemain que l’on peut surmonter des oppositions qui n’avaient cessé de se développer au cours de la vie des comités.
Passons enfin à l’Espace. La décennie 60 a vu les États-Unis s’engager dans une politique spatiale vigoureuse, avec des objectifs d’abord scientifiques, technologiques et militaires, puis maintenant économiques. Il est inutile d’insister sur l’ampleur des moyens qui ont été mis en œuvre et sur certains succès très spectaculaires du programme Apollo, sans parler des réalisations, beaucoup plus discrètes mais extrêmement efficaces, en matière de satellites météorologiques, qui sont connues, de même qu’en matière de satellites de surveillance.
L’U.R.S.S. aussi a suivi et s’est lancée dans une politique spatiale extrêmement active. La Chine s’y est également engagée.
Il faut bien admettre que pendant cette même période les pays d’Europe ont suivi, sans cohésion et sans méthode. Il est faux de dire qu’on y a gaspillé beaucoup d’argent ; une comparaison précise est facile : le budget dépensé en Europe correspond à 1 dollar par tête d’habitant alors qu’il a été aux États-Unis de 25 dollars par tête d’habitant.
Nous avons mis sur orbite un certain nombre de satellites, le programme le plus récent et le plus ample concerne le satellite franco-allemand Symphonie qui reste encore à lancer dans l’espace. Nous avons obtenu quelques succès modestes en matière de lanceurs avec Diamant et Black Arrow. Nous avons fait une démonstration extraordinaire dans le programme Europa II, en menant à bien une réalisation dans le sein d’une politique de comités et dans l’absence d’une responsabilité industrielle clairement définie. Fait remarquable, les Américains ont commis initialement les mêmes erreurs avec leur premier lanceur, mais ils l’ont très rapidement compris et ils ont pris alors la décision de confier à Boeing la réalisation du Minuteman. À partir de ce moment-là, les programmes ont toujours été dirigés par un commandement industriel centralisé et cohérent.
Europa II connaîtrait un échec définitif si des réformes de structure ne venaient pas à bout des incertitudes et des déficiences de responsabilité qui l’ont handicapée depuis sa création (1). C’est pourquoi, dans la perspective des lanceurs, sur laquelle je reviendrai, j’ai pris une position extrêmement claire en disant que si l’on n’acceptait pas, cette fois-ci définitivement, une délégation de responsabilité à un industriel unique (qui peut être soit un industriel national, soit un consortium multinational à condition qu’il ait une structure analogue à celle d’un industriel unique), il ne me paraîtrait plus souhaitable que les entreprises dont j’ai la responsabilité s’associent à ces programmes.
Enfin, nous avons la base de Kourou et le réseau de poursuite qui sont des outils de travail efficaces.
Je voudrais ajouter un mot sur la façon dont il nous apparaît que devrait se développer une politique spatiale. Est-elle nécessaire ?
La réponse est claire : elle n’est pas nécessaire, elle est vitale. Si une Europe parvenant peu à peu à s’unir ne disposait pas d’abord des moyens pour transmettre et pour recevoir l’information autrement que par des véhicules venant des autres grandes puissances, soit des États-Unis, soit de l’Union soviétique, si elle ne disposait pas ensuite de satellites propres en matière de navigation, de contrôle du trafic aérien et de météorologie, si enfin, elle ne disposait pas de satellites de surveillance, elle serait, au milieu du gigantesque tourbillon mondial, comme un aveugle entouré de gens disposant de jumelles d’une extraordinaire précision. Alors il serait inutile de continuer à parler de stratégie ou de politique de défense.
À partir du moment où l’on veut des satellites, il faut pouvoir les lancer. Car il est bien évident que si, occasionnellement, pour des programmes secondaires, tel ou tel pays acceptera de nous prêter, de nous louer, de nous donner même un lanceur, nous ne devrons compter que sur nous-même lorsqu’il s’agira d’une affaire réellement vitale pour notre indépendance et notre liberté.
Par conséquent, puisque nous sommes capables de faire facilement les satellites en coopération européenne, il faut aussi faire le lanceur. Je n’ai pas besoin de revenir sur les avatars d’Europa II, ni sur Europa III qu’on a dû abandonner. Nous avons mis en avant le programme L3S qui est réaliste et parfaitement réalisable, et qui peut mettre 700 kg en orbite géostationnaire. Je crois qu’il s’agit là d’une affaire qui peut déboucher, à la condition formelle et absolue qu’il y ait un responsable qui en dirige la réalisation.
Les points de vue se sont maintenant rapprochés et il s’établirait une sorte de compromis entre une participation au moins partielle de l’Europe à un lanceur L3S, cependant que nous-mêmes prendrions une participation au programme américain de la navette spatiale. C’est là un compromis tout à fait viable et souhaitable, et j’espère qu’il se fera.
En conclusion, comment peut-on voir la situation prospective dans le domaine industriel en général, et dans le domaine aéronautique en particulier ?
Il est maintenant clair dans la mentalité de l’homme de notre époque que le développement industriel est à la base du progrès économique. Ce développement industriel a d’abord été réservé à quelques nations qui étaient privilégiées ; ce fut d’abord l’Europe, puis les États-Unis qui sont partis en flèche et qui, à l’heure actuelle, ont pris une position extraordinairement dominante dans ce secteur.
Dans le même temps, nous témoignons d’une volonté d’améliorer le niveau de vie. Cette volonté gagne le monde entier, en particulier les pays sous-développés, d’où un effort généralisé d’industrialisation qui nous conduit à toute allure au suréquipement.
Dans notre industrie aéronautique, cela est clair ; dans l’industrie électronique, cela l’est tout autant. Nous nous battons pour établir et consolider nos positions dans des domaines où nous sommes parfaitement inutiles parce qu’il existe déjà des moyens suffisants pour réaliser tout ce qui est nécessaire. Cependant, si nous ne le faisions pas, nous éliminerions des possibilités d’amélioration du niveau de vie car nous supprimerions des emplois. Nous sommes donc engagés dans une phase de compétition très vive, qui va devenir de plus en plus âpre et qui pose des problèmes de transfert et de déséquilibre de capitaux et, aujourd’hui, des problèmes encore plus graves de transfert de valeur ajoutée et de transfert d’emplois.
En voici un exemple pour préciser les choses. Il y a actuellement une industrie américaine d’hélicoptères qui est plus que suffisante pour satisfaire tous les besoins dans le monde. Or, je viens de vous le dire, nous nous battons pour en établir une qui tienne sa place. Pourquoi ? Il y a évidemment à cela des raisons d’indépendance, mais il y a avant tout des motivations sur le plan de l’emploi. Les 8 000 personnes hautement qualifiées qui travaillent chez nous sont concernées, comme les 8 000 qui travaillent en Angleterre, comme les quelque 6 000 environ qui travaillent dans les autres pays d’Europe dans le même secteur.
Nous devons prendre conscience que nous nous trouvons en face d’un défi, modeste mais réel, porté par notre industrie dans une compétition de plus en plus acharnée. Dans cette affaire, je pense que le devoir de l’Europe est clairement tracé : il est de s’unir et de « tenir le coup » pour assurer aujourd’hui, et plus encore demain, à ses habitants — et à leurs enfants — du travail et une participation au maintien et à l’amélioration de leur niveau de vie et de leurs conditions d’existence. ♦
(1) Le projet a été effectivement abandonné depuis que cette conférence a été prononcée.