Lorsque la direction de l’IHEDN m’a demandé de venir débattre avec vous de la question de savoir si l’évolution des transports constituait « un moteur ou un frein pour l’Europe », pour la construction européenne, je n’ai pu me retenir de penser qu’il y avait là une sorte de paradoxe.
Mes seules références dans le domaine des transports sont en effet d’ordre maritime et aérien et, précisément, les transports aériens et maritimes, vous le savez sans doute, échappent jusqu’à présent, à la différence des autres modes de transport, au champ d’application du traité de Rome et à l’autorité de la Commission de Bruxelles.
Le titre IV du traité de Rome précise en effet, dans ses articles 74 à 83, ce que devrait être la politique commune des transports, comment les règles relatives à l’égalité de la concurrence s’appliqueront progressivement à ce domaine, quelles pourront être les dispositions transitoires ou d’exception, justifiées par des situations locales ou régionales spécifiques, ce que sera la politique tarifaire et comment seront prises en charge, notamment par les transporteurs, en vue d’une saine coordination, les dépenses d’infrastructure.
L’ambition de ces articles est donc considérable puisqu’ils visent à créer une situation d’égalité parfaite dans la concurrence, de neutralité tarifaire, au-delà des exceptions dûment et temporairement justifiées.
Après quoi l’article 84 du traité ajoute aussitôt que ces dispositions vaudront pour la route, pour le chemin de fer et pour la voie navigable, mais que, en ce qui concerne les transports aériens et maritimes, « le Conseil des ministres, statuant à l’unanimité, pourra décider si, dans quelle mesure et par quelle procédure, des dispositions appropriées pourront être prises pour la navigation maritime et aérienne ».
Quelles qu’aient été, il y a quinze ans, les causes de cette réserve — et il semble bien qu’elles aient été liées davantage à un souci de précaution, en l’absence à la conférence préparatoire de Messine d’experts aériens et maritimes, qu’à la volonté d’exclure pour toujours ces modes de transport du champ d’application du traité — cet article 84 § 2 n’a pas cessé d’alimenter une de ces controverses de droit dont les juristes sont si friands. Fallait-il l’entendre comme signifiant qu’aucune des dispositions générales du traité ne s’appliquait aux armateurs et aux compagnies d’aviation, ou au contraire que seules des dispositions spécifiques éventuelles ne pourraient être prises qu’avec l’accord unanime des gouvernements, les autres clauses du traité s’appliquant naturellement au transport aérien et maritime ? Je vous l’ai dit, la controverse n’est pas close, les juristes s’en délectent, mais je pense qu’elle est dérisoire car, en fait, il faut bien constater qu’il n’y a pas, ou guère plus, de politique commune des transports terrestres que des transports aériens et maritimes.
Cette constatation, un peu pessimiste, a levé mes scrupules à venir vous donner mon sentiment sur un problème qui me paraît important. Il faut en effet regarder la vérité en face. Parmi les trois secteurs d’activités spécifiques pour lesquels le traité de Rome a expressément prévu la mise en œuvre d’une politique commune : agriculture, commerce extérieur et transports, le domaine des transports est demeuré à la traîne et reste marqué, plus que les autres, de particularismes nationaux.
Cette situation est d’autant plus étrange que l’Europe, dans son concept et dans sa construction, est plus redevable aux transports qu’à tout autre secteur d’activité. Ce sont en effet le progrès spectaculaire, fantastique, des transports et des communications, le raccourcissement miraculeux des trajets et des distances qu’il a entraîné, qui ont contribué plus que tout autre facteur à souligner la désuétude des frontières politiques entre les États européens. Quel chemin parcouru depuis que Napoléon dessinait les limites des départements de manière que le chef-lieu puisse être atteint dans la journée de tout autre point de cette circonscription ! Aujourd’hui, comme nous l’explique la publicité des compagnies aériennes et des chemins de fer, c’est l’aller-retour entre capitales qui est devenu de pratique courante. L’Europe unie, ou moins divisée, est donc, il n’est pas excessif de l’affirmer, fille du progrès des transports.
À quoi il convient d’ajouter que le transport est un vecteur de croissance particulier, à la fois fragile et privilégié. Fragile parce que le transport est un bien non stockable, et que, de ce fait, les choix d’investissements et de production sont plus déterminants, plus lourds de conséquences dans ce secteur que dans tout autre. Privilégié parce qu’il se développe plus vite, toutes les statistiques l’attestent, que tous les autres domaines d’activité. Il constitue du reste le principal support du développement des autres secteurs d’activité. Ainsi, il ne saurait y avoir de développement régional et d’aménagement du territoire sans infrastructures de transport. Le transport est donc la condition fondamentale du désenclavement des hommes. Sans lui, des régions entières sont vouées à retourner à l’état de déserts. Voilà pourquoi il est important de se demander ce que peut être une politique commune des transports.
La Communauté Économique Européenne, vous le savez, a deux grands objectifs économiques, quelle que soit sa finalité politique. Elle vise tout d’abord, à l’intérieur de ses frontières, à créer un marché commun, hier de 200, aujourd’hui de 250 millions d’habitants, où la suppression des barrières économiques et sociales doit créer les conditions optima d’une expansion rationnelle. Elle vise également à organiser les rapports économiques et commerciaux entre le Marché Commun et le monde extérieur, ainsi que la protection économique de la communauté, notamment sur le plan douanier grâce au tarif extérieur commun. Je vous propose de considérer la politique commune des transports successivement sur ces deux plans, celui des transports dans la communauté, celui des transports dans les rapports entre la communauté et le monde extérieur.
Sur le plan interne, tout d’abord, si le secteur des transports est concerné par toutes les dispositions d’ordre général prises dans le cadre de la construction du Marché Commun, il demeure, quinze ans après la mise en route de cette construction, profondément affecté par de multiples et graves distorsions de concurrence, qu’il s’agisse des infrastructures et des véhicules de transport, des hommes, et même il faut le dire, des politiques suivies par les États.
En ce qui concerne les infrastructures, il y a d’abord le fait que les plus classiques, la route et le rail, s’ajoutant aux barrières géographiques naturelles, ont été construites en fonction de réseaux centripètes, de schémas nationaux et non européens, situation difficilement réversible malgré les ouvrages spectaculaires construits sous la montagne ou la mer. Et puis, alors que le coût est ici une donnée fondamentale de l’économie des transports, il ne saurait y avoir une situation de concurrence satisfaisante sans que la répartition des charges d’infrastructure entre l’usager et le contribuable soit constante, non seulement d’un mode de transport à l’autre, mais d’un pays à l’autre. Tel n’est malheureusement pas le cas. Chacun sait bien que l’usage des autoroutes, gratuit dans certains pays, donne lieu ailleurs à péage, notamment en France et en Italie. Des disparités analogues existent pour toutes les autres infrastructures, qu’il s’agisse des ports maritimes, des voies navigables, du chemin de fer, des aéroports. Dans le cas du rail, une harmonisation a été timidement esquissée, sans grand résultat à ce jour. Ce n’est que dans le cas des charges du contrôle de la navigation aérienne que l’on a réussi, à travers Eurocontrol, à harmoniser d’un pays à l’autre la part de ces charges qui pèse sur les compagnies aériennes et, à travers elles, sur les passagers. Pourquoi a-t-on réussi là, et pas ailleurs ? Peut-être parce que là, il n’y avait pas l’ornière du passé.
Dans le domaine des moyens de transport proprement dits, on observe également de sérieuses distorsions. Un exemple ? celui des poids lourds, limités en Allemagne à dix tonnes par essieu, tandis qu’en France, le lobby routier, peu soucieux du coût de l’entretien des routes, a obtenu que la tolérance soit portée à treize tonnes par essieu. Dans un domaine aussi ponctuel, les gouvernements, depuis des années, ne parvenaient pas à s’entendre. Du coup, les poids lourds français, autorisés à saccager nos routes, étaient handicapés sur les routes allemandes. Très récemment, un accord s’est fait, en coupant la poire en deux, par l’adoption d’une tolérance harmonisée à onze tonnes et demie, mais après des années de palabres. Pourtant, de telles distorsions ne sont pas inéluctables. La banalisation du matériel ferroviaire en est la preuve, mais les administrations nationales demeurent chauvines et tatillonnes. D’un pays à l’autre, les normes de sécurité des avions nécessaires à l’obtention du certificat de navigabilité varient, et les rapprochements sont lents.
En ce qui concerne les hommes, la même absence d’harmonisation, qu’il s’agisse des rémunérations, et plus encore des régimes sociaux et des conditions de travail, fausse et gauchit les conditions de concurrence. Je pense ici à des données aussi sensibles que les horaires de travail et les temps de repos, la composition des équipages de conduite, l’âge de la retraite, données évolutives dans chaque pays, mais difficiles à harmoniser.
À vrai dire, les politiques des États demeurent elles-mêmes marquées par la diversité de soucis nationaux ou même régionaux qui, sous la pression sociale ou politique, l’emportent le plus souvent sur la volonté de progresser vers une harmonisation européenne. Il est vrai que partout, le poids du passé est lourd. Jusqu’à une époque récente, la coordination des transports s’est faite en France au profit du chemin de fer, tandis qu’en Allemagne cet arbitrage s’effectuait au profit de la route. La notion de service public, naguère justifiée, aujourd’hui maintenue parfois à juste titre — je pense aux tarifs des transports en commun des villes et des banlieues — parfois aussi comme alibi commode du déficit, encombre elle-même le débat et obscurcit la vision du problème. Le choix des grands investissements est également à cet égard caractéristique. Il est souvent lié à des considérations, parfaitement légitimes, d’aménagement du territoire. Mais, même dans le cadre national, il n’est pas toujours cohérent. Comment justifier la construction coûteuse de l’aéroport de Satolas alors que, chacun le sait, on n’échappera pas à la construction d’un turbotrain mettant le centre de Paris à deux heures de Lyon ? Dans ces conditions, comment imaginer et a fortiori imposer une harmonisation européenne de ces choix fondamentaux ? Les Pays-Bas et la Belgique seront difficilement acquis à l’opportunité de construire le port et la zone industrielle de Fos, à supposer même qu’ils considèrent que l’axe Rhin-Rhône profitera plus à Anvers et Rotterdam qu’à Marseille et qu’ils aient à la France quelque reconnaissance pour avoir relié par autoroute la région parisienne à Lille avant Dunkerque ou Le Havre. Quant à la coordination tarifaire, elle est plus subtile encore… et demeurera aussi peu transparente tant que les tarifs publiés demeureront assortis de ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement les « conditions particulières », qui modifient les lignes naturelles d’« isoprix ».
Que conclure à ce stade ? Sinon que la politique commune des transports est balbutiante, que la volonté politique de la faire prévaloir n’est pas apparente — c’est le moins qu’on puisse dire — que la pesanteur des régimes nationaux demeure, dans ce domaine, du fait d’innombrables distorsions, un frein à la construction de l’Europe, que les besoins de chaque économie nationale s’expriment plus bruyamment que ceux d’une économie communautaire, que les politiques nationales d’aménagement du territoire ne sont pas nécessairement compatibles avec un concept européen de régionalisation et que tout cela ralentit, freine, obstrue la libre circulation des biens et des personnes, objectif fondamental du traité. Le coût des changements, l’inégalité des chances commerciales entre transporteurs et les amortisseurs économiques et sociaux qu’elle nécessite et qu’elle suscite contribuent, de leur côté, à enraciner ces distorsions et empêchent les gouvernements de se départir d’une attitude de protection et de soutien de leurs transporteurs nationaux au profit d’une politique communautaire. Enfin, le cadre bilatéral dans lequel tendent à s’inscrire toutes les négociations, dans ce domaine comme dans d’autres, complique encore les choses et enracine l’immobilisme. Cette situation est particulièrement nette dans le domaine des transports aériens, où la règle de la négociation bilatérale des droits de trafic demeure absolue.
Je ne voudrais cependant pas clore cette description sur une note trop pessimiste. Le blocage actuel n’est pas intangible. Divers facteurs, politiques et économiques, poussent à le mettre en cause.
C’est ainsi que la dynamique même de l’intégration européenne, la prise de conscience de l’entité que constitue le Marché Commun, prise de conscience favorisée par les agressions économiques extérieures, notamment américaines, font germer l’esprit de coopération, y compris dans le domaine des transports. C’est dans cette optique qu’il convient d’apprécier, par exemple, les décisions de la C.E.A.C., qui groupe les autorités aéronautiques européennes, pour mieux organiser le transport aérien, et notamment pour rationaliser les vols à la demande, les fameux « charters ». C’est aussi dans cet esprit que l’on doit approuver la volonté de coopération industrielle qui se fait jour dans le domaine de la construction aéronautique, il est vrai encore insuffisamment pour la construction des moteurs, si certains pas ont été franchis dans celle des cellules, comme du reste dans l’industrie automobile.
Tout cela ne progresse pourtant qu’à la mesure des périls extérieurs que courent certaines des activités européennes et non force est de l’admettre, du fait d’une adhésion, d’une conversion aux bienfaits de la supranationalité, dont on peut regretter, mais il faut le reconnaître, que l’heure soit aujourd’hui passée.
Aussi convient-il maintenant d’examiner les voies et moyens d’une politique européenne des transports — ou d’une coordination des politiques nationales — dans les rapports entre la Communauté Économique Européenne et le monde extérieur. À l’évidence, par définition, il sera surtout question ici du transport maritime et du transport aérien.
Le traité de Rome, on l’a dit, ne s’applique pas spécifiquement à ces modes de transport. Était-ce là une raison pour laisser la Grande-Bretagne entrer dans le Marché Commun — et la Norvège a bien failli y entrer également — sans mettre en place des mesures de protection au profit des marines marchandes de l’Europe des Six ? Il me faut rappeler ici que le tonnage de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l’Irlande représente 30 millions de tonneaux, dont 26 pour la seule Grande-Bretagne, c’est-à-dire autant que le tonnage de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Belgique et de la France réunies. Par parenthèse, la Norvège possède elle-même plus de 20 millions de tonneaux. Or, la flotte anglaise, pour des raisons touchant à la nationalité et à la rémunération de ses équipages comme au financement de ses navires, a un coût d’exploitation considérablement moins élevé que les flottes continentales. Il me semble donc inévitable, bien que fort regrettable, que faute d’une politique d’harmonisation des conditions de financement et d’exploitation, la substance maritime des Six s’oriente tôt ou tard, sauf à interdire et à empêcher tous mouvements de capitaux à l’intérieur de la communauté à neuf, vers le pavillon britannique.
Peut-on freiner ce mouvement interne au Marché Commun ? Il faudrait, pour y parvenir, aligner dans un sens ou dans l’autre des coûts d’exploitation disparates. Peut-on alléger ceux du continent, notamment en acceptant le recrutement de marins originaires de pays en voie de développement ? Peut-on imposer aux Britanniques des règles plus contraignantes, tant en ce qui concerne l’aide à la construction navale et le financement de leurs navires que leurs charges d’équipages ? À ma connaissance, ces questions sont aujourd’hui sans réponse, en dépit de leur importance. Je doute même, pour ce qui me concerne, qu’elles aient été posées, quelque surprenant que cela paraisse.
Cela étant, que la marine marchande communautaire demeure répartie sous tous les pavillons ou se regroupe sous celui de la Grande-Bretagne, cette flotte de commerce restera soumise à des pressions extérieures redoutables. D’une part, en effet, les navires de l’Europe de l’Est, de plus en plus nombreux à longer, pour des raisons géographiques évidentes, les côtes de l’Europe, dans un sens ou dans l’autre, demeurent remarquablement placés pour écrémer à des tarifs marginaux le trafic maritime en provenance ou à destination de la Communauté. D’autre part, la puissance des porte-conteneurs américains, notamment sur l’Atlantique Nord, est devenue telle qu’il est permis de se demander si les États-Unis ne sont pas aujourd’hui en mesure de créer des barrières douanières occultes, au détriment des exportations européennes, par la simple pratique de tarifs de fret différenciés selon que la marchandise va vers l’Est ou vers l’Ouest. Enfin, tandis que les Européens ont pratiquement maintenu la règle de la liberté du trafic maritime, sauf en ce qui concerne le cabotage, on voit se multiplier les discriminations de pavillon, notamment de la part de pays en voie de développement soucieux de développer leur flotte et conscients de l’intérêt majeur de cette valeur ajoutée du commerce extérieur qu’est le transport maritime. Bref, il est permis de penser que, sous la pression extérieure, les politiques maritimes européennes devront s’harmoniser. La marine marchande serait ainsi un moteur pour l’Europe.
Je m’arrêterai plus longtemps, personne n’en sera surpris, à l’aéronautique, et d’abord à la construction aéronautique européenne, que menace de mort, vous le savez tous, la suprématie américaine. Est-ce irréversible ? En ce qui concerne les types d’avions à construire, on observe un mouvement très net, et très heureux, de concertation et même de répartition des tâches entre les partenaires européens. Encore faudrait-il que les modèles choisis s’inspirent davantage des besoins réels du marché et s’encombrent moins de vaines considérations de prestige technique. En ce qui concerne les moteurs, la situation me paraît être celle-ci. Il faut conserver un peu d’optimisme pour espérer qu’en mettant en commun sans plus tarder tout le potentiel de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie et des Pays-Bas, on puisse encore échapper au monopole définitif de General Electric et de Pratt et Whitney. Hors un tel effort de concentration, mené tambours battants, point de salut.
Dans le domaine du transport aérien proprement dit, une remarque liminaire s’impose. C’est que l’Europe des Neuf n’est pas le cadre le plus adéquat de la défense du transport aérien européen vis-à-vis de l’extérieur. Il faudrait ici, pour que le dispositif soit étanche, y inclure des pays comme la Suisse ou l’Espagne.
Cela étant, dans le contexte d’une surcapacité aéronautique accélérée par la fin de la guerre au Vietnam, la mise sur le marché des nombreux avions civils affectés jusque-là au transport des troupes américaines, la volonté du gouvernement des États-Unis de maintenir, au moindre coût pour le contribuable américain, une flotte de réserve mobilisable du jour au lendemain, l’Europe est aujourd’hui menacée par un déferlement des « charters » américains à des tarifs de dumping, qui achèverait de ruiner les compagnies européennes déjà anémiées, affaiblies par la détérioration tarifaire trop rapide des dernières années.
Ce danger justifie les réflexes de défense collective. Au niveau des gouvernements, il est envisagé de remettre en cause le processus de libéralisation des vols « charters » amorcé il y a quelques années et d’appliquer à ces vols les règles de limitation applicables aux vols réguliers. Encore faut-il, pour qu’une telle défense soit efficace, que l’Europe soit étanche, ce qui justifie que cette action doive être conduite au niveau de la C.E.A.C., dont j’ai parlé tout à l’heure, et non à celui des organismes de Bruxelles, compétents pour l’Europe des Neuf. Faut-il aller plus loin ? Il y a quelque dix ans, le projet Air Union, qui aurait débouché sur une fusion autoritaire des compagnies européennes, a échoué, sans doute parce que, trop ambitieux, il lésait trop de situations acquises, du reste légitimes. Je ne pense pas qu’une action aussi coercitive soit davantage possible aujourd’hui qu’il y a dix ans. Je ne pense pas d’ailleurs qu’elle serait opportune. La défense de l’Europe ne passe pas, à mes yeux, par la constitution de monopoles, et le pluralisme est la condition du maintien de l’aiguillon de la concurrence, c’est-à-dire de la recherche constante d’une meilleure productivité
Encore le pluralisme ne doit-il pas mener à la dispersion et au gaspillage. C’est pourquoi, au niveau des compagnies, il faut inlassablement rechercher les actions concertées susceptibles d’améliorer l’économie du transport aérien. Deux cas concrets de cette coopération doivent être cités, car ils ont valeur d’exemple. Ce sont les groupements constitués, l’un entre Air France, Lufthansa, Alitalia et Sabena sous le nom d’Atlas, l’autre entre S.A.S., Swissair, K.L.M. et U.T.A. sous le nom de K.S.S.U. Dans le cadre de ces groupements, les effets d’échelle ont été systématiquement explorés et recherchés à propos des commandes d’avions nouveaux, qu’il s’agisse de la définition des spécifications, de la négociation avec les constructeurs et les organismes de financement, de la banalisation des rechanges, de la répartition rationnelle des charges d’entretien et de réparation des avions. Coopération pragmatique, concrète, exempte d’esprit de système, qui peut un jour déborder le domaine technique et opérationnel pour s’étendre au plan commercial. Il convient de méditer sur un tel exemple, car je crois qu’il illustre l’approche la plus efficace de la coopération dans le domaine des transports et de la défense de cette activité dans un cadre européen.
Voici venu pour moi, avant de débattre avec vous du problème posé, le moment de conclure ces propos introductifs. Ai-je répondu à la question posée ? Sans doute pas, tant est grande la complexité du problème ainsi soulevé. Ai-je répondu à votre attente ? Ce n’est pas certain. En guise de conclusion, je voudrais toutefois évoquer une dernière considération qui me paraît fondamentale. Les transports illustrent, mieux que toute autre activité, le messianisme et les contradictions de l’homme. Ils constituent en effet un élément fondamental de libération, mais en même temps, ils asservissent l’homme. Cette contradiction est partout. Elle oppose l’accélération des moyens de transport à la congestion et à l’embouteillage de la circulation dans les villes, où l’automobile est souvent plus lente, désormais, que le fiacre d’autrefois. Elle oppose la baisse constante du prix payé par l’usager à la hausse rapide des coûts sociaux du transport, à la charge du contribuable. Elle oppose le phénomène d’évasion inhérent au transport à l’asphyxie des villes, à l’agressivité des automobilistes, à la pollution par le bruit et les gaz, au formidable prélèvement de vies humaines que la route, plus meurtrière que le cancer, opère tranquillement chaque semaine, chaque week-end.
Nous commençons à discerner l’image de ce que peuvent être les transports de l’avenir. On voit bien qu’ils seront un puissant accélérateur de la communication entre les hommes et de la circulation des biens, à condition que soit conjurée la menace que les nuisances qui y semblent inéluctablement attachées font peser sur la vie humaine. Il s’agit de savoir si nous échapperons à une certaine forme d’esclavage imposée par le développement anarchique des transports et qui nous fait déjà accepter des conditions de vie aberrantes. L’expérience du passé nous montre que les politiques communes ne se dégagent que lorsque le problème commun devient plus important que les problèmes nationaux. Il semble bien que, jusqu’à présent, cette condition n’ait pas été remplie pour ce qui concerne les transports. Peut-être restera-t-il toujours des différences entre les méthodes d’exploitation des transports qui divisent les pays membres de la Communauté, mais il me semble que les Européens partagent désormais les mêmes craintes fondamentales, la même hantise déjouer, avec le progrès et le piège des transports, à l’apprenti sorcier. C’est cette peur partagée, ce sentiment commun aux Européens de la nécessité vitale de préserver l’homme des retombées du progrès qui me permet de conclure sur une note d’optimisme en vous disant qu’aujourd’hui je pense que les conditions nécessaires à la définition et à l’application d’une politique européenne des transports sont enfin, peut-être, réunies. ♦